9 : Comme une fille amoureuse
Une petite fête fut organisée le soir même sur ce qui tenait lieu de place du village. C'était apparemment une coutume chez les Ardus pour accueillir leurs invités.
Rollan n'avait toujours pas de nouvelles d'Essix et il sentait que le lien qui les unissait était de plus en plus distant. Il tenta de faire abstraction de la douleur que cela lui procurait et de l'inquiétude qui le rongeait lorsqu'il songeait à ce qui avait bien pu lui arriver.
Dans un coin, des morceaux de phoque inidentifiables étaient disposés en libre-service sur une peau tannée – également de phoque. Rollan eut un pincement au cœur en repensant à la soirée qu'ils avaient passée sur cette même banquise en compagnie de Tarik et de tous les autres, lors de leur quête du talisman de Suka.
Le souvenir était lointain et assez flou dans sa mémoire, mais l'image de leur ancien mentor en train de chanter pour se donner le courage nécessaire afin d'avaler de la cervelle de phoque lui était très clairement restée. Qu'est-ce qu'ils avaient ri ce jour-là ! Mais depuis, beaucoup de choses avaient changé, et Tarik n'était plus là.
En mémoire de l'homme qu'il avait jadis considéré comme son père, Rollan se saisit d'un gobelet rempli de cervelle et le porta à ses lèvres. Mangez de la cervelle de phoque, ça vous rendra solide comme un roc, fredonna-t-il mentalement avant de boire cul-sec. Il grimaça en sentant le liquide visqueux descendre au fond de sa gorge.
Un rire retentit derrière lui. Rollan se retourna d'un bond, prêt à régler son compte à celui ou celle qui avait osé se payer sa tête. Il se retrouva nez-à-nez avec deux garçons de son âge vêtus de parkas. Le plus grand d'entre eux était accompagné d'une magnifique panthère des neiges tandis que l'autre arborait un tatouage de phoque autour de l'œil et de la pommette.
« Tu n'as pas vraiment l'air d'apprécier les spécialités locales, remarqua le premier avec un sourire jovial qui détendit immédiatement Rollan.
- Disons que ça ne vaut pas la cuisine amayaine, répondit-il, mais je crois que je vais devoir m'en satisfaire.
Puis, se tournant vers le plus petit des deux garçons, il ajouta :
- Ça ne te fait pas tout drôle de devoir manger ton animal totem à tous les repas ?
Le garçon rougit, incapable de trouver quoi rétorquer. Heureusement pour lui, Meilin surgit à cet instant devant eux.
- Je te ferais remarquer que lorsque tu te goinfre de poulet, tu ne fais pas bien différent, lâcha-t-elle d'une vois rusée.
Rollan voulut répliquer, mais elle avait déjà disparu dans la foule. Le grand type éclata de rire.
- Bien envoyé ! Je m'appelle Heinz, et voici Dinan.
- Moi c'est Rollan, se présenta l'intéressé, encore vexé de s'être fait clouer le bec par la jeune fille.
- Enchanté, Rollan. Ça te dit de rester un moment avec nous ? »
∙
Les garçons passèrent deux bonnes heures à discuter ensemble. Ils s'entendaient plutôt bien. Même si Heinz tapait légèrement sur le système de Rollan, cela restait supportable. Enfin, jusqu'à un certain point...
« Cette zhongaise est vraiment pas mal, fit soudain remarquer le garçon à la panthère en louchant sur Meilin
La jeune fille discutait avec deux filles aux longs cheveux tressés.
- Je me demande comment elle réagirait si j'allais lui parler...
- Non ! s'écria Rollan un peu trop vivement.
Heinz et Dinan se tournèrent vers lui, le premier légèrement agacé et l'autre plus amusé qu'autre chose.
- Pourquoi ? demanda Heinz. C'est ta petite copine ?
Rollan sentit le rouge lui monter aux joues. Il remercia le ciel qu'il fasse trop noir pour que les autres s'en aperçoivent. Il se força à rire pour se donner une contenance.
- Non, non, c'est juste qu'elle peut se montrer sauvage quand on ne la prend pas dans le sens du poil. Il lui arrive de montrer les griffes, si tu vois ce que je veux dire...
- Oh, si ce n'est que ça ne t'inquiètes pas : je sais comment m'y prendre avec les tigresses ! »
Il lui adressa un clin d'œil et passa une main dans la fourrure de sa panthère des neiges, qui ronronna. Rollan ouvrit la bouche pour tenter une nouvelle fois de le dissuader, mais Heinz était déjà parti.
Arrivé à son niveau, il tapota l'épaule de Meilin pour attirer son attention. Rollan grinça des dents. La jeune fille se retourna, d'abord surprise, puis tandis que Heinz se présentait, elle afficha un petit sourire timide que Rollan ne lui connaissait pas. Il supposa que c'était celui qu'elle réservait aux garçons qui venaient la courtiser, là-bas au Zhong, avant qu'elle ne prenne la Cape Verte.
Heinz fit une blague que Rollan ne put entendre de là où il se trouvait. Il sentit instantanément la jalousie monter en lui en voyait Meilin rire. C'était un rire clair et pur qu'elle n'employait jamais devant Rollan.
Aussitôt, il se demanda si cela voulait dire quelque chose. Est-ce qu'elle ne le trouvait pas assez drôle ? Aurait-elle préféré qu'il la courtise comme ce garçon plutôt que de passer son temps à lui faire du rentre-dedans ? Non. La Meilin qu'il connaissait, fière et sûre d'elle, détestait qu'on la considère comme une petite chose fragile.
D'ailleurs cela vint très vite à se confirmer lorsque Heinz commença à se montrer un peu trop entreprenant. Même de loin, Rollan vit la jeune fille se raidir, et quand il posa une main au creux de ses reins, elle se dégagea poliment et trouva une excuse pour s'éloigner. Elle tourna un instant la tête de gauche à droite comme si elle cherchait quelque chose.
Ses yeux se posèrent finalement sur Rollan et elle se dépêcha de le rejoindre. Elle s'assied près de lui. Très près. La poitrine de Rollan s'emplit d'un puissant sentiment d'allégresse. Il jeta un regard victorieux à Heinz et posa son coude sur l'épaule de Meilin d'une façon faussement désinvolte.
« Alors ? Ce damoiseau ne s'est pas révélé assez bien pour l'importante fille du général Teng, invocatrice de la grande Jhi et sauveuse de l'Erdas ? la taquina-t-il en faisant de son mieux pour ne pas laisser paraître dans sa voix à quel point il était content qu'elle ait rejeté les avances du jeune homme.
- M'en parle pas ! Il était d'une lourdeur... Insupportable ! répondit-elle en jetant un regard de mépris à peine voilé à Heinz.
- Je suis d'accord, les gens lourds et insupportables ne sont vraiment pas de bonnes fréquentations. C'est pour ça que moi, je ne suis jamais lourd. Ni insupportable !
- Ah bon ? Je ne suis pas sûre qu'on parle du même Rollan !
- Eh ! c'est une insulte à ma personne ! »
Meilin sourit et se releva. Aussitôt, la chaleur de son corps manqua à Rollan.
« En plus, je sais que tu mens, ajouta-t-il tandis qu'elle retournait rejoindre les filles de son âge. Tu m'aimes trop ! »
Elle lui adressa un vague signe de la main. Rollan sourit, content de lui. Il avait presque oublié la présence de Dinan, qui la lui rappela subitement en se penchant par-dessus son épaule :
« Tu l'aimes bien, pas vrai ? demanda-t-il en détours.
- Qui ça ? Meilin ? Certainement pas ! C'est une petite prétentieuse arrogante et complétement bornée.
Dinan le regarda avec insistance.
- Quoi ?
- C'est pas beau de mentir, dit-il dans un sourire.
- Mais c'est la vérité ! s'insurgea Rollan.
- Ça se voit dans tes yeux.
Rollan décida de rendre les armes.
- Bon, d'accord, peut-être que je l'aime bien...
- Juste bien ?
- Ça t'arrive souvent de te montrer si insistant ? s'agaça Rollan. C'est presque du voyeurisme à ce niveau-là !
- Désolé, je ne peux pas m'en empêcher... Alors ? »
Tout d'un coup, Rollan lâcha tout. Il n'avait jamais eu de discussion à cœur ouvert concernant ses sentiments avec personne, pas même Conor qui était pourtant son meilleur ami, ni Essix, qui se serait de toute façon moqué de lui ou aurait fait la sourde-oreille.
Pourtant, sur cette banquise quasi-déserte, dans ce camp rustique éclairé uniquement d'un feu à même le sol, il eut soudain envie de se confier. C'était peut-être l'air froid qui lui montait au cerveau et lui grillait les neurones, ou bien simplement le regard doux de Dinan qui le poussait à la confession.
« Je ne sais pas, avoua-il en se prenant la tête dans les mains. Je crois que je l'aime. Vraiment beaucoup, mais il s'est passé pas mal de trucs ces derniers temps, et je ne sais plus vraiment quoi penser. J'aimerais pouvoir oublier ce qui s'est passé, mais c'est pas toujours simple. Et puis même si j'y arrivais, qui suis-je pour prétendre pouvoir conquérir son cœur ? Je ne suis personne. J'ai grandi dans la rue, tout ce que je sais faire, c'est mendier, et je n'ai vraiment rien à lui offrir, tandis qu'elle, elle est riche, belle, et tellement talentueuse... Elle n'aurait aucun mal à trouver bien mieux que moi...
- Mais est-ce que tu penses que c'est ce qu'elle veut, trouver mieux que toi ? demanda soudain Dinan.
Rollan releva la tête.
- Comment ça ?
- Je ne prétends pas vous connaître, et je ne sais absolument rien de votre passé ni des raisons qui vous ont poussés à venir vous réfugier ici, mais crois-tu vraiment que si elle ne te voulait pas dans sa vie, elle aurait traversé la moitié de l'Erdas à tes côtés ? Tu ne vois donc pas la façon dont elle te regarde ?
- Elle me regarde comment ? interrogea Rollan, très peu convaincu par les paroles du garçon.
- Comme une fille amoureuse. »
∙
Les paroles de Dinan résonnaient encore dans la tête de Rollan lorsqu'il alla se coucher, plusieurs heures plus tard. Elle te regarde comme une fille amoureuse. Même s'il avait décidé de ne pas porter de crédit à l'avis de ce gars qui ne connaissait strictement rien à leur histoire et se permettait de la juger, il ne pouvait s'ôter cette idée de la tête.
Et comme si ce n'était pas déjà assez difficile de trouver le sommeil avec l'esprit si travaillé, Meilin le rejoignit bientôt sur leur couche en peau de phoque, dans l'igloo de la doyenne de la tribu. Il enfouit sa tête sous l'oreiller et grogna comme si elle l'avait réveillé, s'étalant par la même occasion sur la partie du lit réservée à la jeune fille.
S'armant de son propre oreiller, cette dernière le chassa sans ménagement et s'étendit sur le matelas dur et peu confortable. Elle ferma les yeux et ignora délibérément Rollan qui tentait de la faire rouler hors de la couche pour se venger. Lassé par son absence de réaction, le garçon finit bientôt par se retourner face au mur, autant pour miner sa fausse vexation face à son échec que pour tenter d'ignorer qu'elle se trouvait à moins de dix centimètres de lui.
Fermant à son tour les yeux, il se mit à compter les moutons, mais s'arrêta tout net lorsque le bras de Meilin vint se poser en travers de ses côtes. Elle te regarde comme une fille amoureuse. Il se crispa. Meilin fit aussitôt un geste pour se retirer. Il la retint.
« Non, souffla-t-il. Reste. »
Elle reposa sa main, quoi qu'avec un peu plus d'hésitation. Les doigts fins de la jeune fille se mirent à jouer avec son tee-shirt. Tout était parfait. Rollan aurait pu se contenter de savourer cet instant, mais il ne put s'empêcher d'ajouter :
« Tu es confortable. On dirait Jhi. »
Meilin se redressa d'un bon et gifla Rollan. Il porta une main à sa joue tandis qu'elle le fusillait du regard.
« C'était juste une blague, se défendit-il.
- Hilarante, en effet. » lâcha Meilin d'une voix tranchante.
Sur ses mots, elle se détourna de lui et replongea sous sa couverture, prenant bien garde à ne surtout pas toucher Rollan.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top