Chapitre 1 ~ Lya
Lya a perdu le compte. Elle se demande s'il est vraiment utile d'ailleurs de retenir combien de fois. Elle a six ans, elle sait à peine lire, elle sait à peine ce qu'est la vie, elle y goûte depuis si peu. Et pourtant, elle a frôlé la mort des dizaines de fois. Elle en a marre de retenir le nombre de fois où son père l'a battue, elle voudrait juste qu'il vienne la chercher, ce grand ange aux ailes blanches, celui qu'elle supplie chaque nuit, mais qui reste loin d'elle.
Elle voudrait qu'il la prenne dans ses bras, et qu'il emporte son petit frère aussi. Elle voudrait qu'il lui dise des mots gentils, de ceux qui rassurent, et qui apaisent. Elle voudrait qu'il prenne son envol, avec les deux enfants, bien en sécurité, contre ses ailes. Elle voudrait frôler les nuages, sur le dos de son sauveur, et, doucement, rire quand les oiseaux la chatouilleraient de leurs plumes légères. Lya ne se souvient même pas de la dernière fois qu'elle a ri.
Elle frissonne en se blottissant contre son jeune frère. Il est si petit, si frêle... Elle sait qu'elle n'a pas toujours connu la violence, mais lui oui. Il est né dans les pires conditions, leur mère n'ayant pas pu aller à l'hôpital l'a accouché sur le lit de sa chambre. Leur mère, si on peut l'appeler ainsi...
Jadis, Lya se souvient avoir ri avec ses parents, elle se rappelle qu'elle jouait avec sa mère et s'amusait avec son père. Mais ce temps semble révolu depuis une éternité. Lya ferme les yeux, se recroqueville sous ses misérables bras couverts de bleus. Elle embrasse doucement son petit frère sur le front et le cache sous le lit. Il n'y a de la place que pour une seule personne. Alors, blottie sous le drap, elle espère que personne ne la verra. Une silhouette s'avance, une ombre si familière. La petite tremble de toute part, des larmes dégoulinent le long de ses joues, elle se tire les cheveux d'angoisse, et se mord les doigts. Ses jambes ne l'aideront pas. Elle n'arrive plus à marcher depuis trois jours, elle rampe, pour échapper à son père, mais, cette fois, elle n'y parviendra pas.
Le petit gémit et lui tire la main, elle voudrait le rejoindre mais elle ne peut pas. C'est sa grande sœur, elle doit le protéger. Elle voit déjà ses grosses mains terrifiantes qui l'approchent. Elle sent sa poigne de fer qui lui attrape les poignets. Elle crie, elle hurle, mais elle sait que personne ne peut l'entendre. Et que personne ne veut l'entendre.
Il lui tire les cheveux, il lui cogne ses joues, ses yeux si innocents reflètent la question qu'elle s'est toujours posée : "pourquoi ?". Il la gifle encore et encore, comme si cette petite fille n'était qu'une poupée à qui il pouvait tout faire, comme si elle n'était qu'un vulgaire jouet destiné à souffrir.
Elle retient ses larmes et renifle bruyamment, elle se débat, en vain. Elle ajoute mentalement dans sa tête une nouvelle unité et énumère. Elle serre les dents. Son petit frère, caché sous le lit, la regarde, horrifié. Elle lui adresse un grand sourire, "tout va bien, je vais bientôt revenir, n'aie pas peur".
Elle voit sa mère dans l'embrasure de la porte. Elle porte autant de bleus que sa fille, mais la lueur d'espoir qui l'animait jadis, quand son père était encore lui, a disparu depuis longtemps. Ses yeux bleus semblent devenus gris comme le brouillard, ses pommettes sont ternes, ses cheveux décoiffés, son nez saigne abondamment, ses bras sont souillés de coups et de bleus. Ses jambes sont toutes égratignées, ses lèvres gercées sont violettes, elle grelotte, comme quand tout est gelé en hiver. Mais ce n'est pas le froid.
Un instant, la femme hésite. Mais elle détourne la tête, il lui est impossible de soutenir le regard de sa fille. Il lui est impossible d'espérer être la mère qu'il lui faut, parce qu'elle n'est qu'un ruisseau de larmes et de cris impuissant, incapable de défendre ses propres enfants.
Du haut de ses six ans, Lya l'a compris. Elle a beau faire la taille d'un enfant de son âge, elle a beau paraître comme les autres, c'est tout sauf le cas. Lya est forte, elle est une battante. Elle mérite de vivre une belle vie. Parce qu'elle a eu le courage de protéger toujours son cadet quand leur père mettait tant de fois en danger leurs deux vies.
Lya a échappé onze fois à une mort certaine. Elle est sûre désormais que ce chiffre correspond. La douzième arrive, la petite fille n'a pas peur. Elle sourit. Elle rit. Ce rire plein d'innocence et d'espoir transperce les murs froids et haineux de cette affreuse maison. Pour la première fois depuis si longtemps, l'atmosphère pesante se brise, le silence est rompu.
Pour la première fois. Et la dernière fois.
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