§ Chapitre 5 §
27 août 2022
France
Il se mordit les lèvres, sentant ses sourcils se froncer. Quand Louis posa sa main sur la sienne, il se rendit compte que tout son corps était crispé.
« Eh, souffla gentiment le paraplégique, laisse cet accoudoir tranquille ! Tu vas le percer ! »
Et il lui déplia ses doigts un par un, lui laissant le temps de se calmer. Harry prit une grande inspiration, sentant presque son cœur se ralentir quand il prononça les premier mots sans plus réfléchir.
« Je m'appelle Harry, j'ai dix-sept ans depuis le mois de février et j'ai été atteint de surdité de ma naissance jusqu'à mes dix ans, où mon ouïe s'est progressivement développée, dépassant le seuil d'écoute d'un humain lambda aux alentours de mes quinze ans. Mon... problème s'est accéléré ces derniers temps, prenant de plus en plus d'ampleur en un temps bien inférieur à la moyenne, et je songe à entrer ici pour espérer ralentir le processus, soupira nerveusement le jeune homme en passant sa main, celle que Louis ne tenait pas, dans ses cheveux, tentant plus ou moins discrètement d'en retirer la sueur. Sinon, je n'ai pas de projets d'avenir, je n'y ai jamais vraiment réfléchi étant donné que mon handicap m'a toujours fermé des portes, mais peut-être un métier de psychiatre, avoua-t-il sans même penser qu'il le faisait, trahissant la petite voix qui se faisait entendre dans sa tête depuis des années et qu'il se taisait même à lui-même.
- ... Merci beaucoup Harry, déclara Liam après une bien trop longue seconde de silence, je sais que parler de sa vie à des inconnus est très difficile, et j'espère que tu ne le regretteras pas si dans les jours à venir tu décides de ne pas entrer ici. Pour t'aider à faire ton choix, reprit-il en pointant ses yeux bruns dans ceux, frémissants, de son interlocuteur, je peux te dire qu'on n'est pas maltraités ici, au contraire, mais on n'est pas non plus couvés comme dans un EHPAD. On a notre vie, avec des soins moins chers qu'à l'extérieur et des lieux adaptés à nos besoins particuliers, mais c'est bien tout ce qui nous différencie du reste. Évidemment, je ne dis pas qu'on n'a pas tous nos petites difficultés personnelles, j'ai quitté ma copine il y a deux mois par exemple, mais tu vois, ici on est bien.
- Je rebondis sur ce qu'il dit, appuya Wilhelm en s'affalant de tout son poids sur l'épaule 'saine' de son ami, mais moi je vais te poser des questions parce que je suis intrigué : comment ça ton ouïe est plus développée que la nôtre ? »
Harry sourit doucement en voyant la décontraction du blond, se réinstallant dans son fauteuil pour lui donner une réponse simple et pas trop longue.
« Je- j'entends les fréquences aiguës des objets électriques qui m'entourent, et aussi les sons minimes du monde, ce qui fait que j'ai dû faire modifier tous mes appareils électriques personnels, tels mon téléphone et mon ordinateur. Pour pallier à mes... aptitudes, je porte en permanence des bouchons d'oreilles comme ceux des musiciens, je pense que tu vois de quoi je parle, dédia-t-il au membre de l'orchestre, qui hocha la tête.
- Tu ne les enlèves jamais ? Insista Wilhelm peu après en fronçant les sourcils. Ils ne te gênent pas ?
- Je ne les sens plus, et puis je préfère les garder, finit-il dans un murmure plutôt adressé à lui-même. »
En face de lui, Wilhelm et Liam s'échangèrent un regard entendu, mais ce fut Louis qui parla à leur place, ayant compris ce qu'ils voulaient lui dire, et ne se souciant pas de se prendre un mur en réponse à l'attaque personnelle qu'il allait lui porter.
« J'espère... que tu sais que ce n'est pas bon pour toi, de faire ça, hein ? Posa-t-il plutôt comme une question, tâtant le terrain. »
Il ne l'avait pas encore assez côtoyé pour connaître son tempérament face aux reproches, il ne savait donc pas si Harry risquait de s'énerver ou de se murer dans un silence lourd, ou de commencer à pleurer, quoique les traits de son visage tendaient à lui écarter cette hypothèse. À son côté, le bouclé se tendit, serrant sa main que Louis tenait pour former un poing.
« Je sais, déclara-t-il pourtant calmement après une grande inspiration. Je sais que ce n'est pas bon pour mon cerveau. Mais c'est un cercle vicieux, tu comprends ? Ricana-t-il nerveusement en perdant son regard entre ses chaussures. Quand je ne les ai pas, je me sens libéré, mais un bruit vient toujours. Le pire c'est celui des enceintes connectées ou des basses dans les musiques qu'écoutent les gens dans la rue sans se soucier des autres passants : des fréquences suraiguës, qui me bousillent les tympans et me donnent envie de me frapper contre les murs pour arrêter de les entendre. Alors je mets les bouchons d'oreilles, et là c'est le silence complet le temps de quelques minutes, je n'entends rien le temps que mon cerveau s'habitue, et ça recommence en moins prononcé, puis de plus en plus fort, jusqu'à devenir insupportable parce que ma saleté d'handicap est têtue. C'est une boucle. Quand je ne les porte pas j'ai envie de les remettre, j'en suis aujourd'hui au point où j'ai presque peur de les enlever d'ailleurs, vous pouvez vous moquer, lança-t-il un peu plus fort aux étudiants attentifs. Et quand je les porte je sais que je dois les enlever, mais il n'y a jamais d'endroit silencieux, et j'ai l'impression de mourir quand je fais l'effort de n'en enlever qu'un seul. Je sais parfaitement que c'est mauvais, mais au fond je ne peux juste pas faire sans. »
Son intervention laissa un gouffre glacial entre lui et les autres personnes présentes dans la pièce, que Sasha franchit en attirant son attention, se plaçant en face de lui avec un grand sourire. Elle signa quelque chose que le brun ne comprit pas, mais que Louis lui traduisit immédiatement.
« Alors viens. On a eu quelqu'un comme toi jusqu'à l'année dernière, il a fait toute sa scolarité ici et son ouïe était anormale aussi au début, il ne savait plus quoi faire pour la calmer et il lui arrivait parfois de s'assommer lui-même. Tous les ans, des travaux ont été faits sur les machines globales des bâtiments du campus pour les rendre silencieuses, comme la climatisation ou les ordinateurs, leur amélioration suivant l'handicap de notre ami dans ses augmentations régulières, tout comme l'opération qui a été menée sur ton téléphone je pense. Les dernières années, son ouïe était presque redevenue normale, alors il n'entendait plus les fréquences, mais je peux t'assurer que tu n'as pas à avoir peur de tester une journée ici sans protections auditives. Je ne veux pas te dicter ce que tu dois faire, et les autres masters non plus, mais tu dois faire l'inventaire des bons et mauvais points, pour choisir celui qui au final collectera le plus de points positifs et fera peser la balance vers ton choix final.
- Mais je sais déjà que si je fais ça, je viendrai ici. Cet endroit est mieux que partout ailleurs.
- Mais tu as peur d'être vu comme un handicapé ? Compléta Sasha en haussant un sourcil, amusée. »
Le silence qui lui répondit agrandit son sourire, et elle passa le bout de ses doigts sur le dos de la main du garçon pour le réconforter, ne s'inclinant que légèrement pour ne pas trop investir son espace personnel.
« On l'a déjà dit, mais ici, on est tous dans le même bateau. Pourquoi créer des discriminations alors qu'on est là pour justement vivre sans ? Ce serait stupide.
- Je ne veux pas être assisté, lâcha Harry honnêtement, abandonnant presque la conversation. Venir ici c'est bien, mais ces mêmes raisons qui me poussent à dire que c'est bien, elles me prouvent le contraire. Je veux venir, rien ne me retient chez moi mis à part ma mère, mais... quelque chose dans ma tête ne tourne pas et je ne sais pas ce que c'est. Ce n'est pas une question de réflexion longue, reprit-il en voyant Madame Brannan ouvrir la bouche, je sais que mes réflexions n'avancent pas si je reste seul. Je crois que j'ai peur du bruit de masse, réfléchit-il à voix haute. Ce campus m'a l'air immense, et doit abriter tant d'élèves, donc tant de bruit... »
Rien qu'à se remémorer l'épisode de son ancien lycée où il avait été conduit jusqu'à l'hôpital, son cœur se compressa sur lui-même, et son estomac sembla vouloir remonter dans sa trachée, pour s'envoler et rejoindre les étoiles.
Sasha sourit tristement et posa une main compatissante sur son épaule, puis s'éloigna un peu, replongeant la pièce dans le silence. Anne releva lentement la tête, un sourire flottant au-dessus de ses lèvres.
« Ne veux-tu pas essayer ? Lui demanda-t-elle, faisant directement référence à leur petite conversation dans les toilettes, à propos de retirer ses protections auditives. »
Sans tenter de peser le pour et le contre pendant des heures, puisqu'il savait qu'il faudrait bien passer par là à un moment donné, il ferma les yeux, jetant auparavant un rapide regard aux appareils électriques de la pièce. Une climatisation - l'horreur -, un vieil ordinateur - les tours avaient tendance à ronronner fortement donc il l'appréhendait un peu -, une imprimante qui semblait éteinte, un téléphone immobile, et l'absence de mouvements chez les étudiants qui l'observaient prendre conscience de son environnement par des regards habitués, vifs et rapides.
Il souffla un coup, conscient que retirer ce qui le maintenait encore dans son idée de sécurité pouvait tout autant le décevoir que le ravir et le conforter dans son choix.
Allez, c'est aussi pénible pour toi que pour eux, enlève-les maintenant.
Il porta la main à son oreille gauche, diagnostiquée moins développée que la droite, souhaitant s'assurer de ne pas décéder trop vite. Comme une semaine auparavant, dernière fois où il avait tenté de retirer ses protections, sa main s'arrêta à quelques centimètres de la petite oreillette, légèrement tremblante, ne sachant clairement pas comment la retirer alors qu'il lui suffisait de tirer dessus.
Dans cette situation, il se sentait horriblement seul, au point que son nez et ses yeux commencèrent à le piquer, son pouls s'accélérant rapidement. Sa respiration s'emballait en faisant beaucoup de bruit, et lui ne bougeait toujours pas, hanté par les sons suraigus que lui hurlait son cerveau traumatisé.
Dans une pulsion de désespoir, il retira le bouchon d'un geste brusque, le laissant tomber à ses pieds comme un chanteur lâcherait théâtralement son micro. Puis il écouta, tête baissée. Sauf qu'il ne se sentait pas agressé autrement que par les battements désordonnés de son cœur et le bruit de sa respiration, celles des autres personnes dans la pièce aussi, et celle d'une personne derrière la porte également. Il sursauta en le constatant, puisque ce souffle était très léger, ne souhaitant clairement pas être entendu, mais avant de pouvoir le dire aux autres, Louis murmura, le plus doucement possible :
« Tout va bien ? »
Aussitôt, une alarme se déclencha dans le cerveau du brun alors qu'il se détachait violemment de son voisin, puisque le volume de la voix de Louis était bien plus élevé qu'auparavant, et le timbre bien plus riche en couleurs ; puis il ne fit que déglutir nerveusement en retournant dans sa position initiale, ne voulant pas créer d'esclandre inutile.
Il se tourna doucement sur sa droite, et regarda Louis avec plus de détail encore que lors de leur premiers échanges, s'attardant sur les points les plus minimes de son visage, tel que ses tympans le faisaient avec sa voix aiguë, sa manière de parler un peu précipitée et les petits gravillons traînant dans son flux de paroles.
« Tu as une belle voix, lui murmura-t-il simplement, récoltant un sourire en coin stupide de la part de Wilhelm, toujours pendu à l'épaule de Liam.
- Merci. Toi aussi, tu dois vraiment bien chanter, il faudra en parler à Charlie. Joues-tu d'un instrument ?
- Désolé de vous déranger, mais je ne suis pas ici pour regarder le prochain couple du campus se former, ayez pitié de mon célibat et de mes yeux innocents, plaida soudainement Wilhelm en faisant mine de pleurnicher, sa voix plus grave tirant une nouvelle réflexion interne à Harry, qui le fixa à son tour. Par contre Harry, moi je suis un cœur déjà pris, pas besoin de me regarder avec autant d'insistance, ricana-t-il en s'éventant d'une main, se prenant un regard ennuyé du principal concerné. »
Harry détourna le regard pour le perdre dans une nouvelle contemplation dans la pièce, étonné de ne pas être dérangé par les bruits qui animaient son quotidien depuis des mois - sans compter dans son écoute les frottements des chaussures des personnes présentes sur le sol ou le son de leurs voix discutant entre elles.
« À quel point avez-vous masqué les fréquences de vos machines ? Demanda-t-il à la directrice, réellement surpris et intéressé. Mon téléphone et mon ordinateur font plus de bruit que tous les vôtres réunis.
- On a fait appel à des industries spécialisées peut-être plus récentes que la tienne, mais si ton ouïe augmente encore tu verras qu'elles font encore pas mal de bruit, il est impossible de tout retirer. Nos améliorations sont pour l'instant au maximum de leur capacité, car insonoriser tous les appareils du campus fréquentés par les élèves serait impossible aujourd'hui pour des raisons matérielles ; c'est coûteux, tu l'auras deviné, mais ces opérations sont vraiment à la pointe de la technologie actuelle. J'ajoute à titre informatif que tu ne devrais rien entendre jusqu'à tes dix-huit ans et demi, si jamais ton ouïe continue d'augmenter d'ici là, développa gentiment la directrice, donnant l'impression à son interlocuteur qu'elle le prenait pour une andouille à parler autant, même si c'était lui qui avait posé la question.
- L'autre avant moi... quand son problème s'est-il résolu ? Ne put-il s'empêcher de demander, quelque part heureux de ne pas être seul dans son cas.
- Environ six mois avant sa sortie, sa sensibilité s'est atténuée et il est aujourd'hui simplement très sensible sans pour autant être dans des records ou ce qu'on pourrait qualifier d'handicap. Mais tu ne dois pas oublier que son souci était présent dès sa naissance, et avait atteint des sommets jusqu'à maintenant inégalés, il a donc mis relativement longtemps à reprendre une audition approximativement normale. Si tu prends la décision de venir t'inscrire ici, tu dois être conscient que tu peux rester comme tu es aujourd'hui, monter encore ou descendre, et ce n'est pas parce qu'un autre a réussi à atteindre ton objectif que tu sauras faire la même chose. »
Harry resta muet, déjà au courant de ces informations mais les intégrant tout de même, plongé dans ses pensées. Il écouta à nouveau attentivement les sons dans la pièce, mais la personne qu'il avait entendue n'était plus derrière la porte, et il laissa tomber le sujet, se redressant dans son fauteuil pour écouter les conversations autour de lui.
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