Chapitre 12 (1ère partie) : Trouble-fête
Angel vint ainsi de plus en plus régulièrement partager les nuits de Marie jusqu'au petit matin. Si, dans la réalité, ils restaient toujours aussi chastes, dans les rêves de Marie ils partageaient des moments de moins en moins sages. En effet, les désirs de celle-ci s'accroissaient au fur et à mesure que sa frustration dans le réel augmentait. Ses fantaisies nocturnes devenaient de plus en plus érotiques. Certains matins quand elle ouvrait les yeux, elle voyait ceux d'Angel encore plein des transports qu'ils venaient de connaître dans son rêve. D'autres fois, elle y lisait une pointe de frustration. C'était en général quand elle censurait son songe et en interdisait l'accès à Angel. Dans ce cas, bien souvent, ce dernier trouvait un moment, le soir suivant, pour reprendre le scénario là où elle l'avait arrêté et lui donner une suite à sa façon. Il y déployait alors tout le savoir et toute l'expérience que plus de deux cents ans d'existence lui avaient donnés, dans des raffinements qui laissaient Marie le souffle court. Il lui semblait à la fois qu'elle quittait terre, et en même temps qu'elle était plus que jamais présente à son propre corps.
Cependant si leurs scenarii devenaient de plus en plus audacieux, ils n'allèrent jamais jusqu'au point d'orgue final, celui de la plus grande intimité que deux êtres puissent connaître. Angel, parce qu'il ne voulait déflorer Marie, même en pensée, sans que celle-ci l'y ait invité ; Marie, parce qu'elle n'osait se laisser aller à imaginer un acte dont la teneur exacte lui échappait, ne l'ayant jamais commis.
Ainsi, ils avaient trouvé ensemble un certain modus vivendi, qui leur permettait de s'aimer à leur façon, même si ces jeux imaginaires exaspéraient leur désir jusqu'à un point qui, dans la réalité, les mettaient parfois sur le fil du rasoir. Mais heureusement Angel restait maître de la situation et réfrénait toute ébauche de passage à l'acte.
C'est Sophie qui vint jouer les trouble-fête.
Novembre commençait à étendre son manteau humide et triste. Deux ou trois fois par semaine, Marie et Sophie se retrouvaient après les cours dans leur troquet-QG pour papoter autour d'un café. Or une fois Angel voulut faire à Marie la surprise de sa venue. Pour cela il ne passa pas par la porte d'entrée mais fit mine de sortir des toilettes pour arriver dans leur dos. A deux pas d'elles, il dit de sa voix de velours :
- Puis-je m'assoir près de vous, mesdemoiselles ?
Elles sursautèrent toutes deux. Puis Marie le gratifia d'un immense sourire en lui prenant la main et en le faisant s'assoir entre elle et Sophie. Cette dernière balbutia un timide « salut ». Elle semblait sous le choc, mais il était difficile de savoir si c'était en raison de la soudaine apparition d'Angel ou si c'était son extrême beauté qui la tétanisait. Elle restait immobile, raide sur sa chaise, tandis que Marie commandait un café pour Angel et tenait sa main dans les siennes. Le regard de Sophie passait de l'un à l'autre, dans un incessant aller-retour qui semblait ou vouloir mesurer la profondeur de leur intimité ou bien s'interroger sur la pertinence du choix d'Angel : son amie, certes était jolie, mais était-elle vraiment à la hauteur d'Angel ? Une fille réservée comme Marie était-elle bien assortie à un garçon à la virilité si triomphante ? A voir sa physionomie, Sophie semblait tiraillée par des sentiments contradictoires. Angel qui s'en aperçut voulut la mettre à l'aise.
- Ça faisait longtemps que je ne t'avais vue, Sophie. Ça me fait plaisir de te voir. Comment se passent tes cours ?
C'était là l'expression d'un sincère intérêt de la part d'Angel, car de façon générale il s'intéressait aux gens et à leur vie, a fortiori s'ils faisaient partie de l'entourage de Marie.
Quel sens Sophie donna à ces paroles ? Y vit-elle la manifestation d'un intérêt particulier pour elle ? Voulut-elle y lire le feu vert qu'elle attendait ? Toujours est-il qu'elle se métamorphosa en un instant, de muette elle devint volubile, d'inerte elle s'anima.
- C'est gentil. Moi aussi je suis contente de te revoir, dit-elle avec son sourire le plus enjôleur. Je me demandais ce que tu devenais. Tu sais, quand je pose des questions à ton sujet à Marie, elle reste toujours évasive ou bien carrément elle me dit « stop ». Mais moi, c'est juste que j'aimerais en savoir plus sur toi.
Elle dit tout cela en sortant le grand jeu : jeté de cheveux d'un côté à l'autre, regards langoureux par en-dessous et même main sur le genou d'Angel pour appuyer ses propos.
Le comportement de Sophie n'échappa pas à Marie, qui en fut une nouvelle fois agacée. Pas par jalousie, car elle n'avait aucun doute sur la sincérité et l'amour d'Angel. Mais plutôt, de nouveau, en raison d'un sentiment de trahison de la part de Sophie. Elle comprenait difficilement que son amie puisse se permettre de vouloir allumer le garçon qu'elle fréquentait. Néanmoins, comme son amitié pour Sophie était profonde, elle lui chercha bientôt des excuses. « Après tout, c'est le propre d'Angel de susciter la tentation, il est normal qu'elle ne résiste pas à son charme... ».
De son côté, Angel semblait ne pas s'amuser du tout de la situation. Bien qu'il restât courtois, Marie vit bien à son expression qu'il était passablement ennuyé par les manœuvres de Sophie. Il s'empressa d'ailleurs de remettre cette dernière à sa place, gentiment mais fermement :
- Tu sais, quand deux personnes entament une relation intime, il est normal qu'elles préservent cette intimité et ne la donnent pas en pâture à l'extérieur, même à leurs proches...
- D'accord, le coupa Sophie, pas découragée le moins du monde. Mais tout garder pour soi, ne rien partager, c'est de l'égoïsme. Tu n'es pas une chose que je sache, qui appartiendrait à un seul propriétaire, non ?
- Tu as raison Sophie : je ne suis pas une chose. Pour autant, parce que j'aime Marie, je lui appartiens tout entier. Je ne suis plus disponible pour aucune autre fille, fut-elle la plus charmante du monde, lui dit-il posément pour mettre les points sur les i.
Mais il n'y a pas pire sourd que celui qui ne veut entendre. Sophie poursuivit sur sa lancée :
- Moi je suis persuadée que quand on commence à faire des cachotteries, c'est qu'on n'est pas sûr de soi, qu'on a peur. Peur qu'on vous chipe votre copain.
Piquée au vif par les sous-entendus de son amie qui la visaient trop directement, Marie allait répliquer vertement quand Angel lui transmit par la pensée : « laisse-moi faire ».
- Tu te trompes, Sophie. Marie - puisque c'est d'elle que tu parles - ne craint pas que quiconque lui chipe son amoureux. Seule une peste oserait tenter de détourner son copain d'elle. Et je crois que votre longue amitié justifie que l'on ne te range pas parmi ces potentielles pestes, n'est-ce pas ? lui rétorqua-t-il sur un ton qu'aurait pu employer un docte professeur tançant sagement un jeune élève écervelé.
Plus que les mots d'Angel, ce fut son inébranlable sérénité qui finit par atteindre Sophie. Elle avait beau déployer le grand jeu de la séduction ou recourir à l'argumentation, ce garçon ne bougeait pas d'un iota, ferme et constant dans ses résolutions, droit dans ses baskets. Cette droiture était d'ordinaire une qualité qu'elle appréciait et qu'elle avait aimé trouver chez Marie. Mais, là, elle lui semblait plutôt constituer un mur contre lequel elle se heurtait et qui l'entravait pour arriver à ses fins. Vexée, elle se leva et déclara :
- Bon, eh bien, puisque je suis de trop, je vais vous laisser.
- Tu es toujours la bienvenue, Sophie. Comme amie. Amie de Marie, précisa Angel, toujours égal.
Cela n'empêcha pas Sophie de tourner les talons et de leur jeter un « salut » peu aimable.
- Je n'aime pas son attitude avec toi, dit Marie à Angel dès qu'ils furent seuls.
- Moi non plus, répondit-il.
Ils n'ajoutèrent rien d'autre, pour ne pas envenimer ou cristalliser une situation qui leur déplaisait à tous deux.
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