Chapitre 11 (3ème partie) : Visite
La deuxième fois où Angel vint lui rendre visite en pleine journée eut lieu quelques jours plus tard. C'était un mercredi, elle n'avait pas cours l'après-midi, elle était dans sa chambre, en train de faire ses devoirs. Elle ne l'entendit pas apparaître et sursauta quand il murmura son prénom « Marie... » dans son dos. Aussitôt elle bondit de sa chaise pour se jeter dans ses bras, ivre de joie.
- Oh Angel, comme je suis contente que tu sois là !
Pourtant, quand elle leva les yeux vers lui, elle s'aperçut bien vite que quelque chose n'allait pas. Angel semblait loin de partager son allégresse. Son visage exprimait l'accablement. Croisant son regard, Marie reconnut bientôt la lueur qu'elle y décela : c'était de la tristesse. Cette fameuse tristesse qu'elle avait déjà aperçue à plusieurs reprises. Ainsi, il venait d'achever une mission ou était sur le point de le faire.
- Une âme noire vient de signer sa condamnation ? demanda-t-elle.
- Oui, soupira-t-il.
- Mon ange, dit-elle en lui enserrant le visage entre ses deux mains, comme tu me l'as toi-même dit, n'oublie pas que ce sont ces âmes qui décident de leur condamnation. Pas toi.
- Je sais... Reste qu'assister à ce moment de bascule où une âme se perd est difficile. Surtout que je participe à la scène...
Marie le fit assoir à ses côtés sur le lit. Un bras autour de ses épaules, elle caressa sa joue de l'autre main, de la façon dont on console un enfant en peine. Cependant, malgré son envie de le rasséréner, elle sentit bientôt monter en elle un autre sentiment généré par la conclusion qu'elle venait logiquement de tirer de la situation : si une âme noire venait de courir à sa perdition, cela signifiait qu'Angel venait de coucher avec sa propriétaire. Cette pensée lui était intolérable. Elle avait beau savoir que ce faisant, Angel ne faisait qu'accomplir sa mission, sous contrainte, et qu'il n'en tirait aucun plaisir, l'imaginer caressant et pénétrant le corps d'une autre lui était absolument insupportable. Elle ressentit dans sa chair même comme une lame qui l'éviscérait, comme un souffle qui la vidait de sa substance. L'idée d'Angel dans une autre la réduisait à rien. A n'être plus rien. Juste une mendiante qui n'avait le droit qu'à des miettes.
Elle retira ses bras d'Angel et se replia en boule, la tête sur les genoux, les bras autour.
Angel perçut son changement d'attitude et demanda :
- Que se passe-t-il ?
- Rien, se contenta de répondre Marie qui ne voulait pas l'accabler davantage avec sa propre douleur.
- Marie, ce repli sur toi, je perçois qu'il signe une certaine détresse chez toi, mais j'en ignore la cause. Tu ne me laisses pas lire en toi.
Mais elle resta muette. Qu'aurait-elle pu dire ? Que l'idée d'Angel dans une autre la projetait vers un néant inénarrable ? Que cela provoquait une torture indescriptible ?
Angel, inquiet, insista :
- Marie, s'il-te-plait, parle-moi...
De sa souffrance, elle ne pouvait ni ne voulait rien dire.
- Marie, je t'en prie. Dis-moi ce qu'il t'arrive. Ne me laisse pas sans savoir, c'est pire que tout. Y-a-t-il un lien avec mes missions ?
Elle hocha de la tête.
- C'est à cause de ce que je dois faire à la fin pour que ces âmes signent leur condamnation ? continua-t-il.
Nouvel hochement de tête de Marie.
- Marie, tu ne dois pas être jalouse. C'est purement mécanique. Jusqu'à notre rencontre, j'ignorais même que la chair pouvait être source de telles sensations, de telles émotions et de tels sentiments. Je n'avais jamais éprouvé que cœur et corps pouvaient n'être qu'un. Ce n'est qu'avec toi que je ressens tout cela. Seulement avec toi.
Marie explosa :
- Je ne suis pas jalouse ! Ça n'a rien à voir avec de la jalousie ! Je suis mortifiée ! Mortifiée parce que tu donnes à d'autres ce que tu me refuses à moi !
- Marie, ce sont des âmes noires, tu es une âme pure !
- La belle affaire ! Si être une âme pure signifie être privée de toi, je vais finir par me damner !
- Ne dis pas cela ! Marie, je t'appartiens tout entier...
- Tu parles ! Tu appartiens plus à ces filles et à ton dieu ! Elle est belle la récompense des âmes pures : des restes ! Ah il est généreux ton dieu : il envoie sur terre des anges tentateurs pour piéger les méchantes âmes, mais si une bonne âme tombe amoureuse de l'un de ces anges, tant pis, désolé, c'est pas prévu au programme, elle n'a plus que ses yeux pour pleurer !
- Marie, tu vas trop loin, tu n'es pas loin du blasphème, lui dit Angel sur un ton de reproche.
Ce qui ne fit qu'exaspérer la colère de Marie :
- Blasphème ?? Où est le blasphème ? Je ne fais que dire la vérité ! Indique-moi ce qui est faux dans ce que j'ai dit ! Vas-y, je t'écoute !
- Marie, on n'évoque pas le nom de Dieu de la façon dont tu viens de le faire. Et se révolter contre l'ordre des choses est souvent vain.
- Alors quoi ? Je dois accepter de ne pas pouvoir t'aimer ? Je dois peut-être attendre d'être morte et d'être devenue juste une âme dégagée de toute enveloppe corporelle ? C'est ça, dis, c'est ça ?! Parce que si c'est ça, je te le dis : non, je ne l'accepte pas, je ne m'y résoudrai pas. Jamais ! Je suis une humaine et je ne fais rien de mal à vouloir t'aimer comme une humaine : de toute mon âme, mais aussi avec mon corps. Je ne fais que suivre les lois de ma nature !
- Marie, si une mouche tombait amoureuse d'un dauphin, que lui conseillerais-tu ? quelle solution entreverrais-tu pour elle ?
- Je lui dirais de se battre ! De se battre pour son amour !
- Même s'il va à l'encontre de l'ordre des choses ?
- Même s'il va à l'encontre de l'ordre des choses. Si ce soi-disant ordre des choses permet qu'un tel amour surgisse, alors cet ordre mérite d'être bousculé !
- Peut-être, mais on ne bouscule pas l'ordre des choses sans danger. Le prix à payer est lourd. Je ne veux pas de cela pour toi, lui souffla-t-il doucement en tentant de la prendre dans ses bras.
Mais elle le repoussa avec véhémence :
- Ne me touche pas ! Pas avec ces mains qui viennent de caresser le corps d'une autre !
Un éclair où se mêlaient surprise, colère et peine, passa fugacement dans les yeux d'Angel. Pourtant, c'est posément qu'il articula :
- Bien, puisque c'est ainsi, je vais te laisser. Je crois que ma présence ne fait qu'accroître ta colère aujourd'hui. Je reviendrai quand tu seras apaisée.
Et il disparut.
Le départ d'Angel brisa instantanément la colère de Marie, comme un cristal tombé à terre : elle en devinait encore les éclats, mais éparpillés, ils ne constituaient plus rien. Une nouvelle fois, il semblait à Marie qu'Angel emmenait avec lui la vie de son univers. Les murs rose pâle de sa chambre lui paraissaient gris ; les fleurs des coussins en liberty de son lit se fanaient ; ses objets familiers lui devenaient étrangers ; son lit, habituel refuge, se transformait en îlot désert. Son corps même, d'ordinaire si vif, se trouvait dépossédé de tout élan, comme aspiré par un trou noir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top