Quand lama fâché - 3

Lorsqu'Harlock reprit conscience, il avait le nez dans une motte de sphaigne et une vue directe sur un gros scarabée. Il se souleva sur les coudes d'un mouvement brusque, assez pour se cogner l'arrière du crâne sur une branche.

— Aïe, putain ! se plaignit-il.

Le capitaine se renversa sur le dos en grognant et prit quelques secondes pour faire le point.

Alors... Première bonne nouvelle, il était en vie. Deuxième bonne nouvelle, il n'avait rien de cassé. Il constata, après une reptation sur les omoplates pour s'extraire de l'eau, que son épaule droite était endolorie et le tiraillait un peu, mais en prenant garde à ne pas faire de faux mouvement cela ne devrait pas trop l'handicaper.

Enfin, troisième bonne nouvelle, Tochiro était avec Carmen et Zorrino lorsque la situation avait dégénéré. Si le Yautja ne s'attaquait qu'aux individus isolés comme l'avait prétendu Carmen, cela signifiait donc que son ami était en sécurité. Plus ou moins.

Tout ceci le ramenait hélas à la principale mauvaise nouvelle : il avait été isolé. Qu'il fût agi du but de la manœuvre ou d'un hasard malheureux, la conclusion restait inchangée : seul, il devenait donc plus à même d'être pris en chasse par le Yautja. Ou une patrouille illumidas. Ou une bête sauvage. Bien sûr, il pouvait évidemment en profiter pour entraîner l'ennemi sur une fausse piste et ainsi assurer les arrières de Tochiro, mais la perspective était loin d'être réjouissante pour lui.

Sans compter la deuxième mauvaise nouvelle : s'il devait entraîner qui que ce soit sur une fausse piste, il n'avait pas la moindre idée de la direction à prendre pour y parvenir.

En clair, il était perdu.

Le capitaine tendit l'oreille, à l'affût du moindre bruit suspect. Hormis le glouglou de la cascade et des pépiements dans les frondaisons, tout était calme. En revanche, la luminosité commençait à baisser. Merde. Combien de temps était-il resté inconscient ?

Il se releva avec un nouveau grognement. La nuit ne devait pas être loin. Bon... Procédons par ordre. Inutile de s'attarder sur le fait qu'il était seul en environnement hostile, sans ressources, sans vivres et sans armes (à l'exception de son cosmodragon qui ne s'était heureusement pas échappé de son holster. Et du poignard dans sa botte. Et des micro-charges dans ses poches. Bref). Inutile, donc, de s'apitoyer sur son sort et de se pétrifier à la seule idée qu'un Yautja le traquait ou qu'une énorme araignée remontait le long de son bras. Il allait tenter de retrouver le chemin, déterminer ce qui était arrivé au reste du groupe, définir une stratégie en fonction des indices de présence qu'il découvrirait et chercher un abri pour la nuit. Au sec, si possible, grimaça-t-il tandis que le poids de ses vêtements imbibés d'eau se faisait désagréablement sentir sur sa peau.

La remontée ne fut pas aussi impossible qu'il l'avait craint. Les rochers humides de mousse étaient glissants, comme il fallait s'y attendre, mais les prises étaient nombreuses et presqu'aucune des plantes qui l'effleurèrent n'était urticante.

Le capitaine batailla pendant un peu plus d'une heure contre les fougères avant que l'ascension ne devienne moins acrobatique. La jungle était plus clairsemée, à présent, et Harlock croisa la trace du chemin après une autre demi-heure de marche (restait cependant à espérer qu'il s'agisse du bon). Une courte hésitation plus tard, Harlock obliqua vers la gauche sur le postulat que, comme il ne reconnaissait pas les fougères qui l'entouraient, il avait plutôt intérêt à rebrousser chemin histoire de revenir sur une portion du trajet qu'il avait déjà parcourue.

Et d'ailleurs, dans tous les cas il avait plutôt intérêt à rebrousser chemin, réfléchit-il alors qu'il progressait un peu plus vite à présent que le sol était moins moussu. Mieux valait s'efforcer de sortir de la jungle et regagner l'Arcadia au lieu de s'épuiser à chercher un camp rebelle dont il ignorait l'emplacement exact.

Sans oublier le Yautja qui rôdait.

Par chance, ses estimations se révélèrent justes. Harlock parvint à la zone ravagée par le glissement de terrain au moment où le soleil disparaissait derrière un pic. Malgré la pénombre qui s'installait, il devait encore lui rester deux à trois heures de jour, calcula-t-il. Largement assez pour reconnaître les environs et décider d'un plan d'action.

Harlock dégaina et s'approcha avec prudence. La coulée avait emporté la végétation sur une tranchée de vingt à trente mètres, laissant derrière elle un enchevêtrement de débris boueux. Harlock contempla les dégâts d'un air pensif. Un putain de miracle qu'il s'en soit tiré indemne, songea-t-il distraitement.

Il ne trouva aucune trace du reste du groupe... Enfin, si : il y avait des traces – des empreintes de pas, de sabots, des marques dans la boue et des branches brisées, mais les compétences en pistage du capitaine pirate laissaient à désirer. Tout ce qu'il pouvait en déduire, c'était que des gens avaient été là et qu'ils n'y étaient plus. Mais quant à savoir combien s'en étaient tirés après l'explosion et où étaient-ils partis, c'était une autre paire de manches...

Harlock soupira. Tout ceci ne faisait pas avancer le schmilblick. Il allait plutôt s'en tenir à sa première idée et tenter de rejoindre l'Arcadia, en espérant que Tochiro et les autres se débrouillaient de leur côté. Demi-tour, donc.

Le capitaine scruta la coulée de boue. Ça avait l'air stable, non ? Pouvait-il traverser sans risquer d'être encore entraîné dans une glissade infernale ? Après réflexion, il décréta que non. Le glissement de terrain semblait avoir pris son origine une cinquantaine de mètres plus haut. Après l'ascension qu'il venait de subir, il n'était plus à ça près, décida-t-il.

La réalité le rattrapa brusquement lorsqu'il arriva de l'autre côté de la zone dévastée.

C'était un lama. Ce qu'il en restait, pour être exact. L'animal s'était effondré sur le bord du chemin, figé dans une position grotesque. Ses boyaux exposés à l'air libre se répandaient sur le sol en un amas de chair sanglante, au-dessus duquel un nuage noir d'insectes bourdonnait.

Harlock fronça le nez. L'odeur de charogne, agressive et persistante, n'allait pas manquer d'attirer tout ce que la jungle abritait comme carnivores affamés. La carcasse aurait disparu sous peu. Surmontant sa répulsion, le capitaine s'approcha malgré tout. La nature de la blessure l'intriguait : elle ne paraissait pas avoir été causée par une mine enterrée, ni par l'éboulement. Avec une grimace dégoûtée, Harlock s'accroupit et passa la main le long de la plaie béante.

... Oui, c'était bien ce qu'il lui avait semblé à première vue : la coupure, nette et lisse, avait immédiatement cautérisé sur les bords, et les poils de l'animal étaient légèrement brûlés. Une découpe à haute température. Un tel effet ne pouvait être obtenu qu'à l'aide d'une arme à plasma. Vu les dégâts (le lama était littéralement coupé en deux), il s'agissait très probablement d'une lame longue. Harlock ne connaissait pas grand-chose aux armes yautjas, mais ce qu'il en voyait ne lui donnait pas envie d'en découvrir plus.

Quoi qu'il en soit, la conclusion était limpide : il ne devait pas rester dans les parages.

Harlock se mordit la lèvre inférieure. Les ombres, menaçantes, engloutissaient peu à peu la forêt. Chaque arbre, chaque plante touffue dissimulait potentiellement un piège, de plus en plus difficile à discerner à mesure que l'obscurité avançait. Et les Yautjas ne possédaient-ils pas également des dispositifs de camouflage portables ? se souvint le capitaine avec une pointe d'angoisse.

Un bruissement le fit tressaillir. Il se releva d'un bond et raffermit sa prise sur la crosse de son cosmodragon. Si jamais... Harlock grommela lorsqu'un lama émergea des buissons d'un pas nonchalant. Bordel, elle lui avait fait peur, cette sale bête !

... mais elle n'avait pas perdu son harnachement, s'aperçut-il. Deux caisses. Des armes, donc. Peut-être même des vivres, avec un peu de chance. Son paquetage et ses barres de ration étaient en effet restés sur un autre lama, et le capitaine ne se voyait pas découper des quartiers de viande dans celui qui était mort pour se nourrir.

— Allez sale bête, amène-toi, murmura-t-il tandis qu'il s'approchait avec précaution du lama.

Celui-ci tourna la tête dans sa direction avec une lenteur dédaigneuse calculée, arracha négligemment une brasse de feuilles à sa hauteur et se mit à ruminer d'un air détaché. L'animal ne chercha pas à s'enfuir lorsqu'Harlock saisit la bride du licol, et il le suivit docilement quand le capitaine l'entraîna sur le chemin du retour.

Harlock leva la tête. Les étoiles n'étaient pas encore visibles, mais cela n'allait plus tarder. Quant au chemin... Eh bien, le chemin était dégagé sur quelques dizaines de mètres, puis il s'enfonçait sous les arbres, dans l'ombre. Et Harlock savait, pour l'avoir emprunté dans l'autre sens, que certains passages s'annonçaient particulièrement escarpés. Et glissants. Il avait presque autant de chances de faire une mauvaise chute que d'être attaqué par le Yautja.

Le capitaine hésita. Peut-être devrait-il attendre le lever du jour. S'il s'installait pour la nuit, prenait le temps de grignoter quelque chose et tentait de dormir quelques heures, que risquait-il ? Le Yautja avait bien besoin de dormir lui aussi, non ?

Les nuages revinrent avec la nuit. Harlock s'était presque convaincu lui-même qu'un peu de repos lui serait bénéfique quand de grosses gouttes commencèrent à s'écraser sur la végétation. L'instant d'après, il pleuvait dru.

Putain de planète de merde.

Harlock invectiva copieusement les éléments avant de se souvenir qu'il risquait d'attirer l'attention du Yautja. Il retint sa respiration, aux aguets, mais le crépitement de l'averse couvrait désormais tout. Sans parler de la visibilité, à présent quasi nulle.

Harlock grogna. Un abri. Il lui fallait un putain d'abri ou il allait devenir dingue.

Le capitaine tira un coup sec sur la bride du lama et jura quand il sentit une résistance.

— Avance, sale bête !

Il insista, sans succès. Fermement campé sur ses quatre pattes, l'animal refusait de bouger.

— Je te préviens, je ne vais pas rester planté là toute la nuit, gronda Harlock. Tout ce que tu vas y gagner, c'est que je vais te laisser tomber !

La menace n'impressionna pas le lama. Les oreilles dressées, il semblait davantage intéressé par les arbres voisins que par Harlock.

— Ce n'est pas le moment de penser à ton estomac ! se plaignit Harlock. Allez, avance !

Lorsqu'il tira à nouveau sur la bride, bien décidé à prouver à cette foutue bestiole qu'il pouvait se montrer plus têtu qu'elle, le lama redressa violemment la tête. Surpris, Harlock perdit l'équilibre (cette sale bête était clairement plus forte que lui).

Ce qui lui sauva la vie, il fut forcé de l'admettre.

Le tir laser lui frôla les cheveux alors que, penché en avant, il tentait de ne pas glisser tête la première dans la boue.

Le Yautja.

Par réflexe, Harlock plongea sur le côté. Vu l'angle de tir, le Yautja devait l'avoir repéré depuis un petit moment, comprit-il. Ce qui signifiait donc que son ennemi était en train de s'amuser. Et que ce n'était pas une bonne nouvelle pour lui.

Le capitaine opta en conséquence pour la méthode dite « du lézard fouisseur ». S'il restait allongé dans la boue, il diminuait sa signature thermique, ce qui le rendrait d'autant plus difficile à détecter. Par ailleurs, il fallait qu'il s'éloigne très vite. Harlock retint un soupir. Bon... Il semblait que la meilleure solution consistait à profiter de la gravité et glisser à nouveau le long de la pente qu'il avait eu tant de mal à remonter. Pff.

La descente se déroula bien... si tant était que l'on puisse utiliser le mot « bien » pour qualifier une course moitié à quatre pattes, moitié sur le ventre, entrecoupée de roulés-boulés à peine maîtrisés, de ronces, de cailloux qui écorchaient les mains et les genoux, et de boue gluante partout. Sans oublier la pluie. Harlock ne discerna pas d'autre tir, signe que sa fuite était peut-être passée inaperçue (on pouvait toujours rêver). Plus prosaïquement, le Yautja devait plutôt avoir choisi de prendre son temps pour le débusquer. Le plaisir de la chasse, hein...

Harlock serra les poings tandis qu'il s'aidait d'une cascade pour dégringoler un peu plus bas. Il ne serait pas dit qu'il se rendrait sans combattre, ah mais !

La nuit était noire lorsque le capitaine pirate s'arrêta un instant pour reprendre son souffle. Il avait atteint le fond de la vallée, trouvé une petite rivière et passé les dernières minutes à patauger dans l'eau. Il était mauvais en pistage mais sentait confusément que l'eau froide rendrait la poursuite plus complexe.

Sur le même principe, il profita d'un pierrier pour reprendre pied sur la terre ferme (parce que « pas de boue » signifiait « pas de traces », c'était évident), et dénicha un renfoncement entre deux rochers qui ferait un bon abri retranché.

Enfin, Harlock s'adossa au rocher et inspira un grand coup. La pierre était froide et humide, mais un surplomb le protégeait plus ou moins de la pluie. « Allez... » se rassura-t-il, « la situation n'est pas si catastrophique. »

Un rapide inventaire de ses poches lui révéla qu'il était en possession d'une barre de ration entamée, un petit couteau pliable, trois micro-charges et leur détonateur, ainsi que de son poignard de combat. Par ailleurs, il n'avait pas perdu son cosmodragon, et si le stimulateur magnétique était inopérant sur cette maudite planète, il disposait toutefois de quatre chargeurs en plus de celui déjà en place dans l'arme. Un total de vingt-cinq coups, donc. Ce n'était pas grand-chose quand on avait l'habitude des munitions quasi illimitées que conférait le stimulateur magnétique, mais c'était toujours mieux que rien.

Harlock se tortilla dans l'espoir de trouver une position plus confortable. Il avait froid, il était trempé, son épaule blessée le lançait par intermittence et il n'avait aucune idée de la façon dont il allait s'en sortir. L'ennemi pouvait surgir n'importe quand, se répéta-t-il tandis qu'il scrutait les ténèbres. Il ne devait pas baisser sa garde.

Il lutta durant l'éternité des heures de la nuit. Aux premières lueurs de l'aurore, la fatigue eut toutefois raison de sa résistance.

Il s'endormit.

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