Chocolarcadia - Noir pour noctambule
L'Arcadia ne s'endormait jamais vraiment tout à fait. Les senseurs aux aguets, le vaisseau pirate scrutait l'espace autour de lui, attentif à la moindre anomalie susceptible de lui nuire. Ses processeurs cliquetaient, analysaient, décortiquaient, et son système de contrôle automatique préparait de multiples rapports à destination de l'équipage de quart en passerelle. Équipage réduit au minimum, en cette heure de la nuit.
L'opérateur radar bailla. Tout était si désespérément calme... et eût-il la chance (ou le malheur, tout dépendait du point de vue) de détecter quelque chose de suspect sur sa console que l'ordinateur principal aurait déclenché l'alarme dans tout le bord avant même qu'il ne puisse réagir. En clair, il ne servait à rien.
Le pirate soupira, bailla de nouveau, puis se secoua pour empêcher le sommeil de le gagner. Bon, tant qu'à passer de longues heures ici, autant les occuper de manière constructive, non ? Un léger sourire aux lèvres, il sortit de sa poche un élastique et une feuille de papier chiffonnée. Toujours emporter des munitions lors des quarts de nuit, songea-t-il. Il confectionna avec soin une dizaine de boulettes, puis saisit l'élastique entre ses doigts tendus et ajusta sa visée. Sa cible ronflait légèrement, avachie sur le fauteuil du radio.
« Le nez, cinquante points », se fixa-t-il en armant un premier projectile.
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Plus bas, une silhouette encapuchonnée se faufilait dans les coursives, évitant habilement les pièges qu'une soirée arrosée avait disséminés sur le sol (notamment des canettes vides, des débris non identifiables et un dormeur cramponné à une bouteille de whisky). Son objectif était proche, et il ne s'agissait pas de trahir sa présence en ces lieux. La silhouette enjamba prudemment un monceau de verres empilés en équilibre instable au milieu de la coursive. Doucement... Malgré la quiétude qui régnait, certains dans le coin avaient le sommeil très léger. L'obstacle fut finalement franchi après quelques secondes de contorsions angoissantes. Plus rien ne l'empêchait maintenant d'atteindre son but.
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En passerelle, un ordinateur fit « bip ». L'opérateur radar détourna un instant son attention de son collègue (lequel ronflait toujours, malgré deux coups au but) pour se pencher sur la console qui avait eu l'audace de s'animer.
Ouverture accès soutes milieu tribord, le renseigna obligeamment l'écran.
L'homme fronça les sourcils. Milieu tribord... Mouais, rien de sensible là-dedans, estima-t-il. Aucun intérêt. Il réfléchit plus avant... Ah, si. La cambuse, les vivres... 'quand même important, tout ça. Il grogna.
— Eh, Loop ! cria-t-il. Debout !
— Mgrnf... protesta le ronfleur. 'n'dormais pas. Keskya ?
— L'ordinateur me dit que l'accès des soutes milieu tribord a été ouvert.
— Oui, et ?...
— Eh bien, ça signifie que quelqu'un est entré dans une des soutes de tribord. Au milieu.
— Max... soupira le dénommé « Loop ». Tu sais que j'ai horreur que tu me réveilles pour m'annoncer des évidences.
— Oui, mais...
— C'est la cambuse, là-bas, coupa Loop d'un ton péremptoire. Sûrement un gars qui a voulu se faire un casse-croûte.
— Mais...
— Oh, arrête d'argumenter. Tu pensais à quoi ? Un saboteur ?
— Je...
— Ce n'est pas parce qu'un espion s'est déjà introduit à bord par une caisse de ravitaillement qu'il faut croire que ce genre de choses arrive toutes les nuits, hein ?
— Non je...
— C'est bon, c'est bon... T'as gagné. Je reste veiller ici pendant que tu vas voir.
Loop se fendit d'un clin d'œil moqueur.
— Eh, Max... ajouta-t-il, goguenard. Tant que t'y es, profites-en pour me ramener un petit truc à grignoter !
Le pirate appelé Max grimaça. Note pour plus tard : éviter les tours de quart avec Loop, se promit-il in petto. Il quitta la passerelle en s'efforçant d'ignorer les ricanements dudit Loop et le fait qu'il s'était réinstallé confortablement dans son fauteuil avec l'intention évidente de reprendre son somme.
« Note supplémentaire », pensa Max, « toucher un mot du comportement scandaleux de Loop en quart à... non, pas au capitaine, c'est peut-être trop extrême... à Tochiro, ça suffira. »
Le pirate grommela un juron. D'accord, il n'avait pas beaucoup d'ancienneté à bord, mais ce n'était pas une raison pour lui refiler toutes les corvées ! Il continua à maugréer tout le long de son trajet jusqu'à cette fameuse soute milieu tribord. Pour qui se prenait-il, ce maudit Loop ? Lui au moins, il faisait son boulot et il ne ronflait pas pendant son quart ! Une alarme, un intrus possible, je rends compte, j'investigue et... hmm. Peut-être était-il tout de même judicieux de faire preuve d'un peu de prudence. Après tout, ils avaient déjà eu affaire à des passagers clandestins hostiles.
Max déglutit tout en portant la main à son arme. Peut-être devrait-il aussi demander du renfort... Il tiqua. Ah, bon sang, cette histoire lui montait à la tête ! Il se trouvait devant la cambuse, nom de Dieu, pas en face de l'armurerie ! Et c'était juste un des gars qui avait eu une fringale nocturne !
Il inspira un grand coup avant d'entrer dans la soute. Le local était plongé dans la pénombre, néanmoins il distinguait une forme examiner fébrilement des boîtes sur une étagère.
— Hey ! lança-t-il. Si tu cherches de quoi te faire un sandwich, tu...
Il ne termina jamais sa phrase. Quelque chose de lourd le percuta par-derrière, et il perdit connaissance en regrettant de ne pas avoir pris plus au sérieux la thèse du saboteur.
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— Aha ! Je vous y prends, petits chenapans ! s'exclama Miss Masu en brandissant une poêle d'une taille suffisante pour assommer un pirate en pleine santé. Je vais vous apprendre à chaparder, moi !
La cuisinière agita son arme d'un air menaçant. Tout ce qui concernait les vivres la concernait également ; c'était à elle que revenait la dure responsabilité de fournir à cette bande de gamins immatures des repas équilibrés trois fois par jour, et de veiller à ce qu'ils ne se goinfrent pas de cochonneries en dehors des repas. Un esprit sain dans un corps sain, cela passait aussi par une bonne alimentation, répétait-elle à quiconque passait à portée d'oreilles, et c'est important d'être en forme pour pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes lorsque le capitaine le demande.
Par conséquent, il était absolument inadmissible que n'importe qui se permette de venir se servir dans ses réserves n'importe quand.
Elle alluma d'un geste sec, puis cligna des yeux pour s'assurer de la réalité de ce qu'elle voyait.
— Capitaine ?
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Debout sur une caisse étiquetée « petits pois en conserve » et tenant à la main une boîte de gâteaux secs, Harlock hésita à développer un argumentaire sur le thème « je procède à une inspection du bord, tout est en ordre ici », puis y renonça lorsque Masu, la surprise passée, agita une nouvelle fois sa poêle avec un froncement de sourcils sans équivoque.
— Voulez-vous descendre de là ! s'exclama-t-elle. Et lâchez ces gâteaux tout de suite !
Harlock préféra obtempérer. De toute façon le paquet de gâteaux n'avait jamais été sa cible.
— Comment voulez-vous que je leur apprenne les bonnes manières si vous ne montrez pas l'exemple, capitaine ? continua la cuisinière avec un soupir navré.
Harlock se demanda s'il était censé répondre à ça. Probablement pas. Il opta donc à la place pour une mimique contrite – ou plutôt, il espérait que Masu l'interpréterait comme une mimique contrite, parce qu'il n'était pas contrit du tout, c'était quand même son vaisseau et il avait le droit de faire ce qu'il voulait à l'intérieur non mais ho !
N'empêche, il aurait préféré que sa petite expédition nocturne reste discrète. Bon, il comprenait la présence de l'opérateur de quart, après tout l'ouverture de la soute était reportée en passerelle, et il ne pouvait pas reprocher au gars d'être consciencieux. Mais Masu ? Aux dernières nouvelles, la cuisinière ne disposait pas de système d'alarme à son propre profit, alors comment avait-elle fait pour se matérialiser au bon endroit au bon moment ?
— J'attends des explications, capitaine, ajouta-t-elle d'un ton qui sous-entendait que, capitaine ou pas, il allait se prendre un savon.
Harlock se déplaça en crabe le long de l'étagère sans quitter la poêle de la cuisinière des yeux. Au moins, maintenant que la soute était allumée, il avait repéré avec précision ce qu'il était venu chercher. Et il n'était pas question qu'il rentre bredouille.
Il stoppa en portée d'un carton aux couleurs criardes qu'il avait personnellement arraché de longue lutte à un trafiquant de pièces électroniques la semaine précédente. S'y dessinait une sorte de monstre poilu vert fluo souriant d'un air censément sympathique, agrémenté d'une bulle de dialogue annonçant « Monstrochoco, le chocolat monstrueusement bon ! »
C'était un slogan ridicule, Harlock le reconnaissait volontiers, mais de son côté il était surtout intéressé par le contenu.
Miss Masu le fixait toujours, bras croisés, le pied gauche battant impatiemment la mesure. Harlock sourit nerveusement. Ce qu'il fallait, c'était jouer la carte de l'innocence. Le truc, c'était d'être rapide et péremptoire afin d'empêcher l'adversaire de réagir.
Le truc, c'était d'être de mauvaise foi, aussi.
Il se composa un visage impassible. Bien insister sur le fait qu'une catastrophe vient d'être évitée de justesse, se dit-il. Ah, et valoriser l'ennemi pour lui faire baisser sa garde.
— Bien, je pense que plus rien de fâcheux n'arrivera cette nuit, déclara-t-il avec la même intonation qu'il utilisait en passerelle lorsque le combat était particulièrement rude. Bon travail, ma'am.
Et maintenant, tout était dans la fluidité de la manœuvre de repli. D'un seul mouvement, il plongea le bras dans le carton « Monstrochoco », en retira un lot de plaquettes de chocolat, adressa à Masu un salut dans lequel il mit tout le respect militaire qu'il put trouver, s'avança avec solennité et lui serra la main tel un commandant félicitant un soldat méritant. La barrière de la poêle franchie, il s'enfuit dans la coursive.
Durant toute la séquence, l'expression de la cuisinière avait oscillé entre la stupéfaction incrédule et une sérieuse remise en question de la santé mentale de son capitaine, mais Harlock n'en avait cure. La victoire était sienne, le butin qu'il tenait entre les doigts en était la preuve.
— Vous pensez que je ne vous ai pas vu faire, capitaine ? cria Masu dans son dos.
Harlock se retourna et exhiba sa prise à bout de bras.
— En tout cas, vous ne m'avez pas arrêté, ma'am, répliqua-t-il, moqueur.
Il fit demi-tour avant que la cuisinière ne se décide à le poursuivre (on ne savait jamais, avec Masu, elle n'était peut-être plus de toute première jeunesse mais elle pouvait encore être drôlement véloce pour son âge). Un rapide coup d'œil en arrière le rassura cependant : la cuisinière ne semblait pas vouloir s'éloigner de son antre et avait désormais porté son attention sur le pauvre gars qu'elle avait assommé.
Harlock prit néanmoins la résolution de verrouiller ses quartiers dès qu'il les aurait rejoints. Ce chocolat avait été durement gagné, après tout, et il n'avait pas l'intention de gâcher sa dégustation.
Lorsque le capitaine atteint l'ascenseur, Masu était en train d'invectiver copieusement le pirate qui avait été le premier à le surprendre. Un obscur instinct dut cependant avertir la cuisinière qu'une de ses proies s'échappait, car elle se tourna dans sa direction et darda un regard furibond vers lui.
— Et ne venez pas vous plaindre si vous faites une indigestion ! le maudit-elle avant que les portes de l'ascenseur ne se referment sur lui.
Harlock sourit. Non, l'indigestion n'était pas à son programme. Mais tout ce chocolat serait parfait avec une petite liqueur. Il avait justement une bouteille à tester. Ou deux.
La nuit s'annonçait belle.
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