Chapitre 1
Depuis plusieurs minutes, Andréas contemplait l'Océan Pacifique, l'esprit perdu dans les vagues. Assis sur le lit dans l'immense chambre qu'il occupait chez son oncle Ludwig depuis déjà une semaine, il terminait de fermer les boutons de son uniforme, en se demandant comment seraient les élèves de son nouvel établissement. Les souvenirs des dernières semaines commençaient doucement à s'estomper, en parti parce qu'il avait décidé de les enfouir, pour ne plus jamais y repenser. En sortant du centre, il avait porté ses doigts autour de la petite croix en or autour de son cou, l'avait embrassé, avait levé les yeux vers le ciel et avait remercié Jésus.
– Vous ne devez jamais cesser de lutter contre le malin, lui avait dit le père Martin en signant le document pour sa sortie. Il est perfide et cherchera encore à vous atteindre. Ce vice est ancré en vous, dans votre esprit, comme un poison. Vous veillerez à faire vos prières chaque soir.
Il avait hoché la tête, comme pour tout le reste. Il disait toujours oui à tout de toute façon. Oui pour le centre. Oui pour les prières. Oui pour les États-Unis. Il voulait changer, il le voulait vraiment. Comme tous les autres garçons qui étaient avec lui. Le père Martin avait promis d'écrire à son père pour qu'il sache qu'il avait dit oui à tout, qu'il était rentré dans le droit chemin, qu'il ne se laisserait jamais plus tenter à présent par aucun garçon.
– Alors ? Tu es prêt ?
Il se retourna alors que sa cousine Émilie entrait dans sa chambre en jetant un regard circulaire sur le mobilier composé d'une grande armoire, d'un bureau et d'une jolie commode blanche qui se mariait avec la décoration maritime de la villa. La jeune fille avait relevé ses longs cheveux blonds en une queue de cheval et portait son uniforme scolaire. Ses yeux étaient aussi verts que tous les membres de sa famille, et elle lui rappelait son cousin Anselme. À l'inverse, sa petite sœur était brune comme leur mère.
– J'ai terminé, acquiesça-t-il.
Il laissa son regard couler encore une fois vers la baie vitrée. L'immense villa de son oncle Ludwig était spacieuse. Chaque chambre de l'étage donnait sur un balcon, avec vue sur l'Océan Pacifique et il pouvait regarder les surfeurs sur les vagues. Il ne se lassait pas de contempler cette étendue marine. C'était une telle libération après l'Utah. En arrivant en Californie, il avait eu l'impression de prendre une bouffée d'oxygène. Personne ne le connaissait ici. Il était une page neuve, lavée de ses péchés et il pouvait tout recommencer, en anonyme. L'Allemagne lui semblait si loin, comme les grandes forêts bavaroises, le lac sous Neuschwanstein et le collège Jésuites où il avait suivi sa scolarité, et d'où son père l'avait retiré.
Il n'avait pas vu son oncle et sa tante depuis les courses hippiques lors de son quatorzième anniversaire, mais tous les deux semblaient ravis de l'accueillir chez eux pour les deux prochaines années. Cela lui avait fait plaisir de les retrouver, d'autant que ses cousines avaient bien grandi et qu'elles semblaient épanouies.
– Dépêches-toi, on va être en retard. Maman a proposé de nous déposer, cela nous évitera de prendre le bus.
Il vérifia une dernière fois sa coiffure, attrapa son sac à dos et suivit Amélie dans le couloir où sa petite sœur Émilie les attendait. En plus de son sac de cours, cette dernière portait un autre petit sac avec ses affaires d'équitations. La jeune fille faisait du saut d'obstacle depuis ses six ans et elle se préparait pour passer des concours actuellement.
Ils rejoignirent sa tante qui les attendait dans l'entrée. Ancienne mannequin, Veronica était très grande, et ses talons hauts accentuaient sa longueur. Son oncle Ludwig avait quitté l'Allemagne vingt-ans plus tôt pour s'enfuir avec elle en Californie, ce qui avait été très mal vue par son père. Les Von Fürstenberg étaient une famille de la noblesse allemande, traditionnaliste, conservatrice et catholique, et l'idée que l'un d'entre eux fuient aux États-Unis avec une mannequin avait fait jaser. Les journalistes s'en étaient donnés à cœur joie à l'époque. Du moins, c'était ce qu'on lui avait raconté, car lui avait toujours trouvé romantique l'idée que son oncle soit parti en Amérique pour épouser celle qui l'aimait. Depuis, sa tante avait arrêté sa carrière pour ouvrir une agence immobilière de luxe avec son mari.
Une fois dehors, Veronica les fit monter dans son immense 4x4, ce qui fit grincer des dents son neveu qui s'abstint de tout commentaire. L'Amérique ne semblait pas encore avoir opéré de transition écologique, et vu tous les climatosceptiques qui la gangrénaient, ce n'était clairement pas prêt d'arriver.
– Tu vas aimer Hamilton, expliquait sa cousine. C'est une académie privée et d'excellente qualité, mais c'est beaucoup moins strict que ce que l'on croit. Tout le monde est très tolérant et à part Mme Thompson qui ressemble à Rusard, on s'y sent très bien. Les profs sont cools.
– Mais exigeant, ajouta Veronica.
– Sans doute moins que chez les Jésuites, souligna Amélie.
– Ils ne sont pas catholiques ? demanda Andréas inquiet.
– Si, il y a des cours de catéchisme, mais ils ne sont pas obligatoires. Puis tu sais, on est en Californie ici, alors la religion...
Elle ne termina pas sa phrase et préféra changer de sujet pour parler des cours et des différentes options proposées. Andréas avait l'impression d'émerger d'un long rêve. La vie de ses cousines, de son oncle et de tous les habitants de la Californie lui semblaient à mille lieux de celle qu'il menait en Allemagne. Depuis l'enfance, entre les précepteurs, les prêtres et les écoles privées catholiques, il n'avait connu que des milieux rigides et fermés où on lui demandait d'être obéissant. Les établissements qu'il avait côtoyés n'accueillaient que des enfants de la noblesse ou des fils et filles d'ambassadeurs ou de chefs d'entreprises, ce qui ne semblait pas être le cas d'Hamilton. De ce qu'il avait compris, c'était une institution privée, et si certaines familles américaines payées très chères l'inscription de leurs enfants pour qu'ils aient accès à une très bonne scolarité – comme c'était souvent le cas dans ce pays – mais certains élèves pouvaient entrer grâce à des bourses.
Veronica s'arrêta devant le collège pour laisser sortir Émilie, puis poursuivit sa route jusqu'au lycée. À l'arrivée, une centaine de lycéens et lycéennes étaient déjà amassés devant les portes. L'établissement ressemblait en tout point à l'image qu'Andréas se faisait des campus américains. C'était immense, sans aucune barrière, et des tas de personnes étaient allongés dans l'herbe devant, entre petits groupes d'amis.
– Je passe vous chercher ce soir ? demanda Veronica.
– Andréas veut prendre le bus, je vais l'accompagner. On peut facilement se perdre dans Los Angeles quand on débarque.
Effectivement, quand sa cousine lui avait montré le plan des nombreuses lignes de bus et de métro, il avait eu du mal à s'y retrouver. Il n'avait jamais été mauvais en géographie mais là, c'était pire que tout ce que l'on pouvait imaginer. À Munich, il n'y avait que quelques lignes de métro et, le reste du temps, son père s'occupait d'organiser les déplacements. Il remercia Veronica, sortit de la voiture et suivit Amélie qui voulait l'accompagner jusqu'au bureau des élèves. Sa cousine avait un an de plus que lui et s'occupait de l'organisation des événements avec d'autres membres du bureau.
Tout en lui expliquant comment fonctionner le système scolaire américaine, elle lui désigna une jeune fille aux cheveux roux qui était occupée à distribuer des ordres et qui releva la tête avec un soupir en les voyant arriver.
– Oui, qui a-t-il Amélie ? demanda-t-elle sur un ton agressif.
– Mon cousin voudrait récupérer son emploi du temps. Je t'en ai parlé hier.
– Ah ! T'es le nouveau. Quelle idée d'arriver en court d'année. Va voir Bart, c'est lui qui s'occupe de ça.
Andréas la remercia, peu désireux de rester très longtemps proche de cette jeune femme qui semblait prêtre à le mordre et rejoignit la table devant laquelle était assis un petit brun aux traits sévères, occupé à décrypter un dossier. À côté, un autre garçon se balançait d'avant en arrière sur sa chaise, comme s'il était incapable de tenir en place et lui parlait tel un moulin à parole. Amélia laissa se charger de récupérer son emploi du temps et partit rejoindre ses amis. Il s'approcha doucement des deux garçons qui semblaient être en train de s'engueuler.
– Putain Nico, tu fais chier, j'arrive pas à me concentrer là, râlait celui qui devait être « Bart ». En plus je comprends rien à tes ratures.
– Tu boudes mon petit Barthélémy ? Pourquoi tu boudes ! J'essaye de t'aider. Tu as mis un « f » au lieu d'un « s » ici.
– Tu ne m'aides pas, tu m'épuises. Arrête de te balancer sérieux. Oui, c'est pour quoi ? Et toi, je te parle !
Andréas sursauta et mit quelques secondes avant de comprendre que les deux garçons s'adressaient à lui. Il se mit à rougir, un peu gêné de les avoir écouté se disputer.
– Je viens récupérer mon emploi du temps, expliqua-t-il.
– Ton nom ?
– Andréas Von Fürstenberg. Je suis...
– Oui oui, je vois qui tu es, le coupa Barthélémy en se penchant vers une pile de dossiers. Ton nom est très long, beaucoup trop nom pour un long si tu veux mon avis. J'ai mis un temps fou à le recopier.
– C'est toi le noble ? interrogea l'autre en se levant d'un bond.
Andréas recula par crainte de se prendre un coup de la part du garçon surexcité tandis que l'autre farfouillait dans ses papiers. Il fallut plusieurs minutes avant qu'il n'extirpe des documents et les lui tende. Andréas le remercia en regardant son emploi du temps et ses options. Il avait du retard à rattraper pour son absence des dernières semaines. Par chance, il avait toujours été dans des écoles internationales et parlait parfaitement l'anglais, ce qui lui permettait de très bien comprendre les deux élèves en face de lui.
– Nicolas, tu pourrais t'activer, d'autres élèves attendent, lança la jeune fille rousse en revenant vers eux.
– Oui ma belle Prudence, je fais au plus vite, dit le garçon surexcité. Je dois m'occuper de qui et de quoi déjà ?
– Je te l'ai expliqué tout à l'heure ! Des élèves de secondes ont besoin que tu les aides pour les inscriptions dans les clubs.
Il fit un salut militaire et partit en courant, pendant que Barthélémy ricanait et lui criait de faire attention à ne pas tomber « comme la dernière fois ». Andréas finalisa son inscription avec le jeune garçon qui se mit à lui expliquer une à une ses options, jusqu'à ce que Nicolas revienne.
– Je peux te faire visiter l'établissement si tu veux, dit-il alors que la sonnerie retentissait. Barthelemy nous accompagnera. N'est-ce pas Bart ?
Le dénommé Barthelemy soupira, puis hocha la tête.
– Plutôt à la fin des cours. Je dois d'abord passer par la bibliothèque pour récupérer un traité de science politique. Ma mère veut que je m'inscrive dans cette option cette année, ce qui est stupide, je déteste la politique.
– Mais tu es un bon garçon qui veut faire plaisir à sa maman adorée, s'amusa Nicolas en lui ébouriffant les cheveux, ce qui arracha un grognement au garçon brun. Tu sais Andréas, sa mère fait les meilleures boulettes de viande de tout Los Angeles, faudra que tu viennes les goûter.
– Oh ! C'est gentil mais... Je suis végétarien, répondit Andréas d'un air gêné.
Voilà bien une chose qu'il n'avait jamais osé dire à son père jusqu'à présent, et au reste de sa famille d'ailleurs. En Bavière, la chasse était une institution et manger les produits issus de cette activité était monnaie courante chez les nobles. Depuis des années, il laissait la viande et le poisson de côté quand il était en internat, mais n'avait pas le choix chez elle. L'arrivée chez son oncle et sa tante avaient été un soulagement. Pour la première fois, il avait pu parler de son désir de devenir pleinement végétarien et ils avaient immédiatement accepté sans le faire culpabiliser.
– Elle peut faire des boulettes végétales, répondit Barthélémy en haussant les épaules. Mais ça ne doit pas vraiment être ton genre de cuisine, on est assez simple.
Barthélémy semblait gêné de dire cela. Andréas devait bien reconnaitre qu'il était plus habitué à la cuisine gastronomique et étoilée qu'aux repas simples chez des amis, mais c'était surtout car il n'avait jamais eu d'amis, ni côtoyer de personnes simples.
– Cela ne me gênerait pas, lui dit-il avec un sourire.
– Ah... Euh... J'en parlerai à ma mère alors.
– Et si tu veux, je pourrais t'aider pour la Science Politique ? lui proposa-t-il.
Barthélémy releva la tête de ses papiers, l'air intrigué, avant d'échanger un regard avec Nicolas. Andréas espérait qu'il dirait oui, car c'était peut-être pour lui l'occasion de se faire un ami.
– C'est vrai ? interrogea Barthélémy l'air sceptique.
Andréas fronça les sourcils. Pourquoi cela serait-il faux ? Il adorait la politique et se passionnait pour l'actualité depuis des années. Plus tard, il espérait intégrer l'Université de Berkeley et suivre le cursus de Science Politique, avant de rentrer dans son pays pour se présenter aux élections législatives. S'il pouvait être député un jour, ou mieux, chancelier, peut-être pourrait-il faire évoluer les mentalités et améliorer la vie de ses concitoyens ? Au collège, ses camarades se moquaient souvent de ses discours ou de ses rêves qu'ils jugeaient idéalistes, naïfs et trop progressifs. Englués dans leurs traditions et leur conservatisme, ils ne voyaient pas l'intérêt de faire changer les lois, comme ils ne comprenaient pas sa sensibilité accrue à l'écologie et envers les animaux.
– Ce serait avec plaisir, je ne connais personne, répondit Andréas avec espoir.
– Je pensais..., commença Barthélémy l'air toujours aussi perplexe. Enfin, vu que tu es noble, je pensais...
– Que je serai hautain et prétentieux ?
– Ne le prends pas mal, mais beaucoup sont comme ça ici.
Andréas n'était pas étonné. Barthélémy n'avait pas tort. Pour les avoir côtoyés des années, il savait comment était les gens de son milieu. En regardant le garçon, il se rendit vite compte que le lycéen n'était pas comme tous les autres autour de lui, ne serait-ce que dans son uniforme qui semblait de seconde main. À tous les coups, il bénéficiait du programme d'aide à l'inclusion et était boursier. Il allait reprendre la parole quand la jeune fille rousse revint brusquement.
– Vous n'avez pas entendu la sonnerie ou quoi ? s'exclama-t-elle. Si tu ne veux pas être en retard à ton premier cours, tu ferais mieux de te dépêcher ! Et vous deux aussi, je n'ai aucune envie de m'occuper de vos billets de retard. Tu as quoi là ?
– Euh... Littérature.
Le petit brun se leva de sa table et passa la sangle de son sac en bandoulière sur son épaule avant de lui faire signe de le suivre. Nicolas annonça qu'il partait de l'autre côté du couloir et qu'il les retrouverait à la fin de la journée.
– Il est toujours aussi énergétique ? interrogea Andréas.
– Excité tu veux dire. Nico est hyperactif, difficile à supporter au quotidien, mais gentil. C'est mon tuteur depuis la seconde, il m'aide en anglais pour relire mes copies, je suis dyslexique.
– Il est plus âgé alors ?
– Il est en terminal. Au fait, j'crois qu'on est ensemble en littérature. Ça te dit de t'installer à côté de moi ?
Il avait dit cela sur le ton de la conversation, alors qu'ils quittaient le bureau, mais Andréas perçut un espoir déguisé derrière sa voix. Il se demanda si, en dehors de Nicolas, ce garçon avait d'autres amis.
– Oui bien sûr. Et elle, qui était-ce au fait ? demanda Andréas en désignant la rousse qui était en train d'engueuler un élève de seconde.
– Prudence, elle est présidente du bureau des élèves, elle joue du violoncelle et Nicolas est fou amoureux d'elle depuis le collège.
– Elle a l'air... dirigiste.
– Castratrice et autoritaire tu veux dire ?
Ils remontèrent le couloir où des lycéens étaient attroupés devant leurs casiers, en train de discuter. Andréas était fasciné par la façon dont chacun et chacune avait customisé son uniforme. Personne ne portait sa chemise de la même façon, certains la laissaient même ouverte, d'autres avaient ajouté des pin's sur leurs vestes. Jamais, chez les Jésuites à Munich, un élève ne se serait permis une telle liberté. Mais ici, en Amérique, les choses semblaient être différentes. Rien qu'avec le soleil qui brillait constamment, Andréas avait l'impression que les californiens se croyaient tout le temps en vacances.
Les élèves ne semblaient pas pressés de rejoindre leurs classes, malgré la sonnerie. Quand ils arrivèrent dans la salle de littérature, l'enseignante n'était pas encore présente, et ils s'assirent au deuxième rang avant de sortir leurs affaires. Derrière son dos, Andréas entendit des ricanements et se retourna une seconde pour apercevoir une bande de lycéen dont une jeune fille aux longs cheveux bruns assise sur un garçon qui avait son bras autour de sa taille et lui caressait le bras, et un brun au bras tatoué qui ...
– Levez-vous s'il vous plait.
Andréas tourna la tête, juste au moment où deux iris bleues le rencontraient. Il n'eut pas le temps de s'interroger sur le trouble qui l'avait saisi face à ce regard et se leva pour saluer son enseignante. Ils se rassirent ensuite et ouvrirent leurs cahiers pendant que Mme Fraser distribuait des documents. L'année était déjà entamée, le jeune homme ayant manqué les trois premiers mois du trimestre, mais il avait toujours été très bon élève, donc espérait pouvoir rattraper son retard rapidement. La littérature n'était toutefois pas sa matière de prédilection, il lui préférait les Sciences Politiques, la sociologie et l'économie. Il jeta un coup d'œil sur la copie et s'aperçut qu'il s'agissait d'une description du roi Arthur.
– Excusez-moi, c'est bien vous le nouvel élève ? Vous venez d'Europe, non ? L'administration m'a informé ce matin.
Elle lui proposa de se présenter aux autres élèves. Le silence se fit dans la salle alors qu'il se levait, un peu gêné de devenir le centre d'attention d'une bande de lycéens américains. Dans son pays, il n'avait jamais eu besoin de dire qui il était, les journalistes passaient leur temps à publier des articles sur sa famille et il avait fait toute sa scolarité avec les mêmes camarades de classe. Mme Fraser lui fit signe de s'approcher du tableau et il vit le garçon aux yeux bleus poser son regard sur lui encore une fois. La chaleur s'accentua dans tout son cœur, jusqu'à sa poitrine alors qu'il tentait d'aligner correctement ses pensées dans son esprit et de gommer toute trace de son accent allemand. Il voulait parler parfaitement anglais.
– Je m'appelle Andréas Frederick Wilfried Albrecht Von Fürstenberg, je viens d'Allemagne, et je suis l'héritier des ducs de Bavière, de Franconie et de Souabe.
– Ah ouais quand même, ricana un élève à l'autre bout de la classe.
– Shawn, un commentaire à faire ? demanda l'enseignante.
– Non m'dame.
– Merci Andréas. Dites-moi, avez-vous un quelconque lien avec le roi Louis II de Bavière ?
– C'est mon ancêtre.
Il jeta un coup d'œil Mme Fraser, en espérant qu'elle oublierait de préciser devant toute la classe que Louis II avait été déclaré fou et interné au château de Berg, ce qui l'avait fait tomber en disgrâce. Sa famille aurait pu gouverner l'Allemagne s'il n'avait pas perdu sa couronne. Et ne s'était pas suicidé par la suite.
– Eh bien Andréas, nous vous souhaitons une belle année scolaire et de belles études. J'imagine que ce n'est pas facile d'arriver en cours d'année dans un nouvel établissement. La Californie vous plait ?
– Le climat n'est pas vraiment le même qu'en Allemagne, reconnut-il, et tout est démesuré, mais c'est plutôt sympathique.
– Je comprends, je suis étrangère moi aussi, nous venons d'Écosse avec mon mari. Vos camarades feront tout pour vous intégrer au mieux, n'est-ce pas ?
Les autres élèves hochèrent la tête, comme il est coutume de le faire lorsqu'un professeur vous lançait ce type de phrase qui ressemblait davantage à un traquenard qu'à une demande polie. Au fond de la salle, il vit le garçon qui tenait sa copine sur les genoux tout à l'heure lever le doigt.
– Oui, monsieur Johns ?
– Je me ferai un plaisir de m'occuper personnellement du Duc de Bavière, lança-t-il en prenant un ton pompeux pendant que les membres de sa bande ricanaient bêtement.
– Je pense que nous nous passerons de vos services. Monsieur Taylor semble déjà s'en occuper.
– Il est boursier, ricana l'autre.
Andréas vit Barthélémy pousser un grand soupir de lassitude et balayer sa remarque d'un signe de la main. Visiblement, cela ne semblait lui faire ni chaud ni froid qu'il fasse remarquer son manque d'argent à toute la classe, comme s'il avait l'habitude. L'enseignante l'invita à se rasseoir et il rejoignit son camarade pour reprendre l'analyse littéraire.
– Dylan, je pense que nous pouvons aussi nous passer de vos commentaires, vous savez, sourit l'enseignante. Bien, nous allons reprendre le cours de littérature médiévale. M. Taylor, vous pourrez prêter votre cahier à Andréas afin qu'il rattrape son retard ?
Barthélémy tourna son cahier vers lui et le reste de l'heure se déroula sans encombre, en dehors des quelques petits ricanements de la bande assise derrière et des soupirs de son voisin de table qui s'énervait dès qu'il faisait une faute d'orthographe. Quand la sonnerie retentit, il nota attentivement ses devoirs en se faisant la réflexion qu'il n'y connaissait vraiment rien à la légende du roi Arthur. Sa culture était plutôt classique et religieuse et il n'avait jamais été très intéressée par le folklore. Il s'apprêtait à quitter la salle quand une main se plaqua brutalement sur son épaule, lui arrachant un sursaut.
– Monsieur le duc, je peux te parler ?
Le sourire fier et l'air hautain de Dylan lui donnait tout sauf envie d'engager une conversation. Il lui rappelait certains de ses camarades qu'ils détestaient au collège. Il allait décliner poliment sa proposition quand il croisa le regard bleu du garçon à côté de lui. Ses yeux s'attardèrent sur son visage. Il avait un côté espiègle de mauvais garçons et ses muscles saillaient sous son uniforme. Andréas était tellement perturbé par ses iris qu'il oublia de répondre à l'autre garçon.
– J'aimerais te faire une proposition, continua donc Dylan. Que dirais-tu de venir t'asseoir avec nous demain ? Et les jours suivants ?
– Je préfère être devant si cela ne t'ennuie pas, répondit-il en réagissant enfin.
– Je comprends. C'est important l'école.
Dylan posa sa main sur son épaule et la tapota d'un geste affectueux. Andréas recula légèrement. Chez lui, cela ne se faisait pas d'être aussi tactile. Ses parents ne l'avaient jamais pris dans leurs bras, et il se contentait généralement de serrer des mains.
– Mon père dirige une entreprise très influente sur les marchés financiers. J'ai entendu parler du tien. Wolfgang Vonfustieberg, c'est bien cela ?
– Von Fürstenberg, corrigea Andréas. Et oui.
– Il a de l'influence ? En tant que duc, j'imagine que oui.
– Si l'on veut.
– Qu'est-ce que tu dirais de venir à ma fête vendredi soir ? Je te présenterai mes amis et tu pourras rencontrer d'autres personnes. Je sais que c'est difficile d'arriver dans un nouveau lycée, surtout au milieu de l'année. Et Mme Fraser a bien insisté pour que nous te réservions un chaleureux accueil.
Andréas doutait que Dylan lui fasse cette proposition par pur altruisme. Il n'avait pas très envie de se rendre à cette soirée, mais le regard hypnotisant du garçon aux yeux bleus à côté de lui – il avait des tatouages, il n'avait pas vu qu'il avait des tatouages, quand avait-il relevé la manche de son uniforme au juste ? – continuait à l'empêcher de réfléchir.
– Peut-être, répondit-il distraitement.
– Merveilleux, s'écria Dylan. Je te donne mon numéro, comme ça tu pourras m'écrire pour qu'on échange nos adresses. Tu verras que je suis quelqu'un de très généreux.
Dans son dos, Andréas entendit Barthélémy ricaner. Dylan fronça les sourcils et lui renvoya un regard mauvais.
– Une remarque à faire Taylor ? Tu as envie que je t'invite toi aussi ?
– Non merci.
– Heureusement, car je n'accepte que ceux qui portent des uniformes corrects et le tien est... défraichi.
– Je ne trouve pas cela correct que tu te moques de lui, intervint Andréas.
– C'est vrai, tu as tout à fait raison, répondit Dylan en mettant sa main sur son cœur et en prenant un air mielleux. C'est seulement que Taylor et moi avons quelques... différents. Ce n'est pas juste une question de moyen, mais aussi de point de vue. En tout cas, cher Andréas, si tu veux t'intégrer au mieux dans notre établissement, et notre pays, il faut que tu en apprennes rapidement les règles.
– Qui sont ?
– Je suis le maitre, ce lycée est mon royaume. Donc sois-tu es avec moi, sois tu es contre moi.
C'est seulement là qu'Andréas remarqua les pin's que chaque membre du petit club de Dylan arborait sur la poitrine, ce qu'il trouva particulièrement grotesque. Il se garda toutefois de lui faire remarquer que les armoiries de sa famille était plus belle à porter que ces affreux gadgets en plastique, sans doute produit par des enfants exploités à l'autre bout de la planète.
– En Amérique, on ne traine pas avec n'importe qui, poursuivit Dylan. Sinon, on devient n'importe qui. Crois-moi, ça fait mauvais genre de s'afficher avec ce genre de personnes. Tu mérites ta place parmi les grands. Réfléchis bien. Tu pourrais avoir beaucoup d'influence à mes côtés.
Il voulut l'accompagner jusqu'à la sortie de la salle mais Andréas se dégagea. Ce garçon se prenait pour un roi, il en oubliait juste qu'il avait seize ans et qu'à part régner sur un établissement, il n'était rien. Porter un pin's en forme de couronne ne faisait pas de vous un membre de la noblesse. Sa petite amie l'appela et il partit la rejoindre avant de l'embrasser langoureusement, en passant sa main sur sa poitrine, ce qui arracha une grimace de dégoût au jeune duc. Dylan s'écarta d'elle et revint vers lui, un sourire salace sur les lèvres.
– Au fait, je ne t'ai pas présenté Kate, ma copine. Si elle te plait, je pourrai te la prêter.
Avait-il bien compris ce qu'il avait cru comprendre ? Ce mec était en train de lui proposer sa copine comme s'il s'agissait d'une vulgaire prostituée. Un instant, il pensa à Hanna, la jeune fille dont il était fiancé depuis ses huit ans et l'imagina dans cette posture. IL avait beau la trouver agaçante, et ne pas être amoureux d'elle, il ne se serait jamais vu la proposer à un autre.
– Je ne préfère pas, répondit-il.
Son regard dériva vers le garçon aux yeux bleus qui attendait Dylan à la sortie et il sentit ses joues rougir alors qu'il le dévisageait. Il voulait lui demander comment il s'appelait, savoir qui il était, pourquoi il restait avec ce petit roi du lycée prétentieux. Un sourire plus grand encore s'étira sur les lèvres de Dylan, alors que le garçon aux bras tatoués se penchait vers lui pour chuchoter à son oreille.
– Oh ! Mais oui ! s'écria Dylan. C'est évident.
Il fit un pas dans sa direction. Andréas sentit que Barthélémy s'était rapproché, comme s'il était prêt à se jeter sur Dylan. Le garçon semblait avoir un instinct protecteur qu'il n'avait pas soupçonné au départ. Toutefois, le jeune duc ne pensait pas l'autre garçon capable de s'en prendre physiquement à lui, il semblait surtout manier les mots comme des lames de rasoir.
– Je propose aussi ce genre de service, chuchota-t-il quand il fut à sa hauteur.
Du regard, il désigna le garçon aux yeux bleus et Andréas se demanda si, là aussi, il avait bien compris ce qu'il croyait. Cela lui fit peur soudainement, affreusement peur. Si son père savait qu'il regardait encore un garçon, il le tuerait cette fois. Pourtant, son regard ne put s'empêcher de s'attarder sur la physionomie du lycéen qui continuait de lui sourire.
– Il s'appelle Merlin, lui dit Dylan en répondant à son souhait silencieux. Merlin Fraser, et il est à moi. Souviens t'en.
Andréas fronça les sourcils. Mais qui était ce type ? Dylan s'éloigna enfin et quitta la classe avec son groupe d'ami, en le laissant avec ses pensées et Barthélémy qui terminait de ranger ses affaires. Ce dernier se mit à bougonner quand ils furent partis.
– Ne me dis pas que tu vas aller chez Johns samedi.
– Je ne sais pas... Peut-être.
– Tu déconnes j'espère ? Dylan et sa bande sont mauvais. Je ne dis pas ça seulement parce que je ne suis pas leur ami. Ils ne se contentent pas de se moquer des autres, ils font aussi des choses illégales. Tout le monde le sait ici.
– Je ne compte pas devenir son ami, se défendit Andréas. Mais je ne veux pas en faire mon ennemi.
– Technique de l'autruche, ce n'est pas l'attitude la plus courageuse.
– Cela s'appelle la diplomatie. Je t'apprendrais, c'est de la politique.
– Mouais, si tu le dis.
Barthelemy semblait sceptique. La situation ne lui convenait pas, cela se voyait. Mais finalement, il haussa les épaules.
– C'est ta vie de toute façon, fais comme tu veux.
Effectivement, il ferait comme il voulait. Il avait bien compris que Dylan Johns était un manipulateur et un garçon dangereux dont il fallait se méfier, mais ce n'était pas pour le voir lui et rentrer dans sa bande qu'il voulait se rendre à cette soirée. C'était uniquement pour revoir Merlin Fraser, ses tatouages et son regard bleu. Parce que, tout au long du reste de la journée, et malgré ce que les prêtres lui avaient interdit de faire, il ne fit que penser à ce garçon.
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