Chapitre 45: Décembre (16)

L'âme de Lysandre Anaxagoras surgit quelques heures après le réveil de l'épée. Sa silhouette translucide flotta à travers les couloirs du lycée, confuse.

- Autant de temps s'est vraiment écoulé ? demanda-t-il.

Eloïse, perdue dans un demi-sommeil, sursauta. Par un miracle quelconque, elle ne réveilla pas Rory, dont elle se servait de coussin.

- Que quoi hein ? bredouilla-t-elle.

- Une âme qui flotte, l'informa Miranda, en train de jouer avec une balle de métal en fusion. Rien qui ne sorte de l'ordinaire.

Lysandre Anaxagoras se tourna vers eux. Eloïse se sentit encore plus petite qu'à son habitude tant il était grand. Sans parler du fait qu'il était debout et qu'elle était à moitié affalée par terre.

- Je suis mort, dit-il.

- Plutôt, oui, répondit Miranda.

- Il y a 2000 ans.

- Approximativement.

Eloïse laissa Valiammée apparaître. Elle n'avait pas la force de répondre à ses questions, alors autant laisser une autre âme le faire.

Dès que les deux magiciens légendaires croisèrent le regard, le monde autour d'eux sembla disparaître.

- Lysandre ?

- Valiammée...

Miranda se racla la gorge avant qu'ils n'aient le temps de poursuivre et désigna Eloïse du doigt.

- Le cadavre ici présent a besoin de dormir. Si vous pouviez être niais ailleurs, ce serait aimable.

Lysandre Anaxagoras cligna plusieurs fois des yeux, toujours aussi confus. Valiammée l'entraîna au bout du couloir pour lui expliquer ce qu'il lui était arrivé. Elle tenta de lui prendre la main, mais se contenta de lui passer à travers.

Leurs corps translucides se fondirent pratiquement avec les murs.

- Eloïse, il va falloir que tu préviennes ton ami Lysandre qu'il est désormais responsable de cette âme, indiqua Miranda.

Eloïse hocha mollement la tête tout en laissant échapper une onomatopée inintelligible. Miranda la jaugea, sa balle de métal en fusion luisant entre ses doigts.

- Tu n'aurais pas dû prendre ce comprimé, championne de l'intelligence.

- Ferme bien ta gueule.

- Si au moins tu avais explosé Raven, je ne dis pas, mais tu as en plus échoué lamentablement. C'est un talent chez toi.

- Tu es vieille, Miranda.

La mage noire esquissa un sourire en coin.

- C'est drôle, quand tu ne sais pas répondre à mes provocations, tu critiques mon âge.

- Mon cerveau n'est pas en état de mettre au point une réplique cinglante, marmonna Eloïse. Tu devras t'en contenter.

- Au moins, tu parviens toujours à faire des phrases cohérentes.

- Et ça n'a jamais été aussi compliqué.

Eloïse ferma les yeux dans l'espoir d'enfin trouver le sommeil. Elle se sentait dans un état plus pitoyable encore que la veille, ce qui relevait presque de l'exploit. Elle se demandait jusqu'à quel point elle était capable de se ruiner la santé.

Au moment où se sentit s'endormir, de nouvelles voix la ramenèrent à la réalité. Elles provenaient de la cage d'escalier.

- Il est hors de questions que ces gens ne s'en prennent à ma fille une fois de plus ! s'exclama la mère de Mila.

- Maman, tu ne peux rien contre eux, plaida Mila. Les magiciens font ce qu'ils peuvent.

- Je le conçois. Mais tu n'as rien à voir dans leurs machinations.

Elles parvinrent au troisième étage du bâtiment de cours. Malheureusement pour Eloïse, elles n'étaient pas seules. Ses parents et Eugénie accompagnaient.

Miranda se retint de rire alors qu'Eloïse fit mine de se taper la tête contre le mur.

- L'univers entier veut ta mort, en fait.

- L'univers seulement ? ironisa Eloïse.

Eugénie l'aperçut et lui fit un petit signe de main avant que tout le monde ne la rejoigne. Rory se réveilla par la même occasion. Il fronça les sourcils en voyant un groupe se diriger vers eux.

- Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-il.

- Ça va encore être ma fête, répondit Eloïse.

- Fais la morte, lui conseilla Miranda.

Eloïse leva les yeux au ciel, ce qui lui valut de voir sa vision constellée de points blancs. Même ses expressions faciales avaient le don de l'achever.

- C'est pour quoi ? demanda Miranda.

- La plupart des gens sont enfin rentrés chez eux vu que les ombres sont mortes, répondit Eugénie. On voulait voir qui était encore là.

- Est-ce qu'on peut parler quelques instants avec Eloïse ? questionna Olivia Vandeuvre.

Tous les regards convergèrent vers Eloïse en attente de sa réponse. Elle n'eut pas la force de discuter et acquiesça dans un soupir.

- Je dois me lever ? demanda-t-elle d'un ton las.

- S'il te plaît, répondit sa mère.

Eloïse prit un inspiration et déplia ses jambes et s'appuyant sur le mur derrière elle. Son équilibre était assez précaire. Ses parents vinrent l'aider et elle se laissa faire sans rien dire. Ils s'installèrent dans la cage d'escalier et s'assirent sur les marches.

- Tu n'as pas l'air bien du tout, s'inquiéta Olivia.

- Je suis juste fatiguée, répondit Eloïse. Très fatiguée.

- Si tu veux qu'on te laisse... commença son père.

- Non, c'est bon. Qu'on en finisse.

Sa mère joua nerveusement avec ses doigts.

- Comme le disait ton amie Eugénie, nous sommes presque les derniers ici, et compte tenu des événements récents, je pense que ce serait mieux que dormes dans un lit plutôt que dans un couloir.

- Tu as toujours ta chambre, poursuivit son père.

En règle générale, Eloïse aurait immédiatement refusé. Mais elle était si fatiguée qu'elle avait une furieuse envie d'accepter.

- Je ne sais pas si c'est une bonne idée, répondit-elle néanmoins.

- Si c'est pour une question de sécurité, des magiciens peuvent venir, indiqua Phillipe. De toute façon, ce serait mieux pour Mila.

- Ah. C'est vrai qu'elle vit chez vous.

Eloïse croisa ses bras sur ses genoux. Si c'était juste pour une journée, cela ne devrait pas poser de problème, surtout si des magiciens l'accompagnaient. Elle avait grandement besoin de récupérer.

Elle s'apprêta à accepter la proposition quand des bruits de pas s'élevèrent dans la cage d'escalier. Victorien et Haven apparurent.

- Tiens, mon cœur, dit Redland en la voyant. On te cherchait.

- Qu'est-ce qui se passe ? demanda Eloïse, étonnée de les voir ensemble.

- Rien pour le moment.

Elle fronça les sourcils.

- Pour le moment ?

- Il semblerait que la situation ne soit pas encore réglée, dit Victorien. Tous les membres éminents des laboratoires n'étaient pas présents plus tôt alors que cela aurait dû être un affrontement décisif.

- Donc vous pensez que le reste va revenir, soupira Eloïse.

Elle se frotta le visage. Sa mère posa une main sur son épaule.

- Je veux juste dormir.

- Je sais, répliqua Victorien. C'est pourquoi on doit parler.

- Il est quatre heures du matin, rappela-t-elle. Mes parents ont proposé que je dorme chez eux. On pourra en parler après.

- Il reste le problème des laboratoires, lui dit Haven.

- Ils ne peuvent pas décemment relancer une attaque maintenant alors qu'ils viennent de perdre une bonne partie de leurs effectifs...

Victorien tendit une main vers elle. Eloïse leva les yeux vers lui et se rendit compte à quel point il devait être fatigué, lui aussi. Elle savait qu'il dormait très peu, et, contrairement à elle, ne s'en plaignait jamais.

- Eloïse, s'il te plaît, insista-t-il. C'est important.

Elle s'excusa auprès de ses parents, en sachant qu'elle négocierait néanmoins leur proposition, et saisit la main de Victorien. Un vertige la saisit dès qu'elle fut debout, si bien qu'elle eut du mal à comprendre comment elle n'avait pas encore dégringolé les marches. Elle se déplaça pour se tenir à la rampe.

Victorien arqua un sourcil.

- Tu es fatiguée à ce point ?

- Je pourrais dormir sur un tapis d'araignées.

Cela avait le don de décrire parfaitement son état d'esprit du moment.

- Tu veux que je te porte ? questionna Victorien.

- Quoi ? Non, je peux encore marcher. Normalement.

Ils descendirent deux étages tandis qu'Eloïse claudiquait derrière eux, puis s'installèrent au niveau du premier étage, parfaitement désert.

- Alors ? demanda Eloïse.

- Il faut te faire disparaître, indiqua Haven de but en blanc.

- Euh, c'est à dire ?

- Cela fait des mois que je tente d'établir un accord avec l'aide de Jaon Chen et du premier ministre, répondit Victorien.

- C'est pour cette raison que tu es allé parler avec eux, tout à l'heure, comprit Eloïse. Et ?

- Iglinae a finalement accepté de t'accueillir comme réfugiée politique dans leur cité.

Elle cligna des yeux à plusieurs reprises, pas certaine de la réaction qu'elle était supposée avoir.

- Iglinae ? Ce trou paumé dans un désert de glace ?

- Les laboratoires ne sauront pas que tu es là, et s'ils le découvrent, ils ne parviendront pas à rentrer dans la cité.

- D'accord, et qu'est-ce que je vais faire là-bas ?

- Rien. Le seul but est qu'ils ne te trouvent pas.

- Donc tu veux que je reste à l'écart de tout pendant une durée indéterminée alors que l'Ombre va continuer à se battre.

- Précisément, confirma Victorien.

Eloïse fronça les sourcils et enfonça ses doigts dans le métal de la rampe d'escalier.

- Tu te fiches de moi ?

- L'idée n'était pas supposée te plaire.

- Je refuse de laisser tout le monde prendre part aux affrontements quand je serais en train de rien foutre.

Haven leva les mains en signe d'apaisement.

- Mon cœur, les laboratoires sont bloqués tant qu'ils continuent à te chercher. Ils ne peuvent ni avancer dans le projet Alpha, ni remplir les autres objectifs de Caleb.

- Donc votre ambition est de me laisser croupir à Iglinae pour détruire Caleb et les laboratoires, résuma Eloïse. Mais ça prendra combien de temps, cette histoire ?

Elle tourna un regard accusateur en direction de Victorien.

- Ça ne fait pas déjà douze ans que tu tentes de mettre fin au projet Alpha sans y parvenir ?

- La situation était différente, se justifia Victorien. Les effectifs disponibles pour affronter les laboratoires étaient moindres, contrairement à maintenant.

- Tu parles de ton alliance avec la Cité et le Chao Ming ? C'est drôle, parce que les laboratoires ont le Phoenix, Pyros et le Futuro. Sans parler de leurs propres effectifs, bien supérieurs à ceux de l'Ombre. Et tu veux qu'on parle de Caleb, qui a tous les nobles de deux régions d'Ifraya, et donc potentiellement leurs armées, à sa botte ?

Victorien laissa échapper un soupir d'irritation.

- Cesse de dramatiser la situation à ce point. Tu n'as aucune idée des alliances qui sont en jeu.

- Parce que tu refuses constamment de m'expliquer, s'agaça-t-elle. Arrête de toujours parler de ce qui t'arrange uniquement !

- Là n'est pas la question, Eloïse, répondit-il sèchement.

Elle balaya ses paroles d'un geste rageur de la tête.

- Tu ne peux pas juste me pousser dans un coin en espérant que ça règle le problème !

Victorien s'apprêta à répondre, mais Eloïse remonta l'escalier avec difficulté avant qu'il n'en ait l'occasion. Haven chercha à la retenir, mais elle l'ignora royalement. Elle s'assit sur les marches un étage plus haut et posa sa tête entre ses paumes.

Ils n'avaient pas intérêt à l'avoir suivie.

Eloïse releva la tête en entendant des pas s'approcher d'elle, mais ceux-là provenaient d'au dessus et non de l'étage inférieur. Eugénie vint s'asseoir à ses côtés.

- J'ai entendu le ton monter, dit-elle, ça va ?

- J'ai presque autant envie de dormir que de frapper quelque chose, marmonna Eloïse.

- Oh. Mauvaises nouvelles ? Enfin, je veux dire, pires que la situation actuelle ?

- Ça dépend du point de vue.

Eugénie lui tapota gentiment l'épaule d'un air désolé. Eloïse enfouit de nouveau sa tête entre ses mains.

- Ma vie est un plaisir au quotidien.

- Tes propos dégoulinent tellement d'ironie que j'ai presque peur de me noyer dedans.

Un silence s'insinua entre elles avant qu'Eloïse ne se redresse.

- Je devrais sans doute retourner voir mes parents.

- Oui, ils m'ont expliqué leur proposition. Je sais que vos relations sont compliquées, mais tu comptes accepter ?

Eloïse acquiesça. Partiellement parce qu'elle était épuisée et avait besoin de repos, mais surtout parce qu'elle savait que ça ne plairait pas du tout à Victorien.

Eugénie l'aida à sa redresser et à remonter au troisième étage. Au fond du couloir, Rory et Miranda s'étaient joint aux deux âmes, sans doute pour répondre à leurs questions éventuelles, tandis que Mila, ses parents et ceux d'Eloïse les fixaient du coin de l'œil, intrigués par les silhouettes translucides à leurs côtés.

- Ce sont des fantômes ? demanda Phillipe à son arrivée.

- En quelque sorte, répondit Eloïse. C'est difficile à définir.

- Ton problème est réglé ? poursuivit Olivia.

La magicienne acquiesça. Ce n'était pas la vérité, mais les autres s'en contenteraient. Eugénie l'aida à s'asseoir à droite de Mila avant de prendre place à ses côtés en baillant.

- Il est quelle heure, au fait ?

- Quatre heures trente, lui répondit Mila.

- Je pense que je vais rentrer chez moi, retrouver mon lit. Mes parents doivent m'attendre en bas.

Eugénie se leva et épousseta ses collants.

- Ce fut un honneur de vivre cette apocalypse en votre compagnie, déclara-t-elle. Bonne nuit.

Elle disparut à travers les escaliers après avoir adressé un vague mouvement de main à ses amies.

- Au fait, Eloïse, l'appela sa mère, tu as réfléchis à notre proposition ?

La magicienne évita de croiser son regard.

- Oui. C'est d'accord.

Ses parents se retinrent d'être trop démonstratifs et se contentèrent de sourire brièvement. Eloïse ne manquerait pas de leur rappeler plus tard que cela ne serait pas ainsi tous les jours, que la situation était exceptionnelle. Pour le moment, ce n'était pas la peine de gâcher leur joie.

- Je vais prévenir Miranda, indiqua-t-elle.

Plutôt que de l'interpeller depuis l'autre bout du couloir, elle lui envoya un message et se leva à la suite des autres pour quitter l'établissement et rejoindre le quartier de ses parents. Miranda la rejoignit avant qu'elle ne puisse se défiler, Rory et les deux âmes sur les talons.

- Tu ne crois quand même pas que tu vas te sauver aussi facilement, dis-moi ?

- Et pourquoi pas ? Les autres magiciens sont occupés avec les otages. On peut bien venir me chercher un peu plus tard.

Miranda croisa les bras, le regard acéré.

- Tu penses honnêtement qu'on va prendre ce risque ?

- Dans ce cas viens avec moi, proposa Eloïse. Tu seras mon bouclier en plus de mon poteau. Et tu auras droit à une couverture.

Miranda capitula dans une moue partiellement réprobatrice.

- Bien. Victorien est au courant ?

- Je me demandais justement si tu pouvais aller lui en parler.

- Je ne suis certainement pas un pigeon voyageur.

- Et moi je n'ai aucune envie d'aller le voir.

- Pour changer, ironisa Miranda. Je vais lui en parler. Tu n'as même pas intérêt à partir avant mon retour si tu tiens à la vie.

Eloïse secoua la tête d'irritation avant de la remercier. Rory se plaça à ses côtés, interrogatif.

- Qu'est-ce qu'il s'est encore passé avec le Seigneur des Ombres ?

- Pas grande chose de plus que d'habitude. On a eu une discussion, c'est tout.

Rory arqua un sourcil.

- Je ne comprends pas comment vous faites pour cohabiter si chaque parole échangée finit en discorde.

- Ce n'est pas parce que j'habite chez lui qu'on s'adresse la parole, répliqua Eloïse. Généralement, on s'évite. C'est arrivé qu'on ne se croise pas pendant plusieurs jours.

Rory écarquilla les yeux, visiblement surpris.

- Sérieusement ?

- Très sérieusement.

Elle jeta un regard vers la cage d'escalier. Si Miranda parvenait à convaincre Victorien de la laisser dormir chez ses parents, elle croirait aux miracles. Il était plus probable que le mage noir lui tombe dessus d'ici quelques minutes pour lui reprocher de ne pas aller lui parler directement.

- Est-ce que ton ami Lysandre est encore ici ? demanda Valiammée.

Eloïse se tourna vers elle. Sa silhouette translucide la perturbait toujours autant.

- Je ne sais pas. Mila, tu l'as vu ?

Mila fixa Valiammée sans répondre. L'incrédulité se peignait sur son visage, si bien que sa mâchoire parut se décrocher de son visage.

- Mila ? l'appela Eloïse. Ça va ?

- C'est toi, dit la jeune fille à Valiammée. La voix.

Valiammée se pinça les lèvres dans un geste d'excuse. Mila se tourna vers Eloïse, confuse.

- Tu le savais ?

- Je ne sais pas de quoi tu parles, avoua la magicienne.

- Quand les laboratoires m'ont enlevée, c'est une voix qui m'a aidé à m'échapper. C'est elle.

- Valiammée ?

Mila hocha la tête. Eloïse eut un très mauvais pressentiment. Les explications d'Haven quant à l'implication de Mila et la magicienne légendaire dans le projet Alpha lui revenaient en mémoire.

- Je suis désolée, s'excusa Valiammée, je n'ai pas eu l'occasion d'en parler avec qui que ce soit. Les choses ne sont pas aussi simples qu'elles ne paraissent...

- Vos âmes sont compatibles, comprit Eloïse.

Mila et Valiammée tournèrent la tête vers elle d'un seul coup.

- Comment est-ce que tu es au courant ? s'étonna Valiammée. C'est une vieille théorie d'Anthropa.

- Je ne connais pas la théorie, se justifia Eloïse. On m'a simplement expliqué l'implication de Mila dans le projet Alpha il y a quelques heures. Je n'étais pas certaine de la véracité de la chose, mais visiblement il n'y a pas d'erreur à avoir.

Mila pâlit à vue d'œil.

- Mon implication dans le projet Alpha ?

- La suite ne va pas te plaire, s'excusa Eloïse.

Elle lui expliqua ce qu'Haven lui avait dit plus tôt. L'ambition des laboratoires de tuer son esprit pour mettre celui de Valiammée à sa place et de la contraindre à révéler le secret de fabrication des Pierres Élémentaires. Ces mêmes pierres qui avaient transformé une humaine en magicienne.

L'horreur se peignit sur le visage de Mila.

- Alors c'est pour ça qu'ils me cherchent depuis le début ? s'exclama-t-elle. Pour me tuer ?

Ses parents la prirent dans ses bras. La réalité de la situation s'imposait à eux comme une claque. Peut-être Eloïse aurait-elle mieux fait de ne pas leur dire, mais il était trop tard pour regretter.

Victorien déboula au troisième étage à ce moment précis, suivi par Miranda. Son regard noir la transperça.

- Eloïse...

- C'est pas le moment, le coupa-t-elle en désigna Mila est ses parents, toujours choqués. Tu veux m'engueuler parce que je n'en fais qu'à ma tête ? Très bien, vas-y, fais-toi plaisir. Mais ailleurs.

Tant qu'elle n'avait pas à remonter et descendre quinze fois les escaliers, elle devrait réussir à tenir debout et survivre à ses remontrances.

Victorien secoua la tête d'agacement.

- Ça devient fatiguant. Fais ce qui te plaît. Miranda te surveille.

Il se détourna et disparut aussi rapidement qu'il était arrivé. Eloïse croisa les bras, mal à l'aise.

- Va lui parler, soupira Miranda.

- Je suis fatiguée. Ça ne changera rien que je règle la situation plus tard.

- Tout le monde est fatigué, au cas où tu n'aurais pas remarqué ! s'énerva la mage noire. Alors tu vas gentiment arrêter de jouer les égoïstes lâches et tu vas aller mettre les choses au clair une bonne fois pour toute.

Eloïse serra les poings. Elle savait que tout le monde était à bout, Miranda incluse, mais ne pouvait s'empêcher de ressentir un sentiment particulièrement amer malgré cela.

- Je ne vais pas commencer à faire patienter tout le monde pour ça, répondit-elle.

- Ils partiront sans toi, déclara Miranda. Tu ne les accompagne pas.

Les parents d'Eloïse voulurent protester, mais la mage noire leur expliqua le plus calmement dont elle était capable que leur proposition ne tenait pas.

Eloïse s'agrippa à la rampe pour descendre les escaliers avant la fin de son monologue. Rory voulut la suivre pour l'aider, mais elle le repoussa d'un mouvement de tête.

A ce moment, les vitres au bout du couloir se brisèrent dans un bruit d'éclat de verre pour laisser entrer une horde de magiciens. Eloïse se retourna d'un bond et manqua de tomber en arrière.

Elle reconnaissait les capes qu'ils portaient, d'un épais tissus gris se dégradant vers le noir. C'étaient celles des chasseurs de prime d'Ifraya.

Caleb.

- Mila ! cria-t-elle.

Il fallait qu'elles se sauvent toutes les deux.

Eloïse se sentait stupide. Bien sûr que les laboratoires n'avaient plus la capacité de les attaquer pour le moment, mais la situation était différente du côté de Caleb. Comme elle l'avait fait remarquer à Victorien, il avait deux régions d'Ifraya à sa botte.

Rory rejoignit Eloïse pour la défendre tandis que Miranda restait du côté de Mila. Ils étaient deux contre une dizaine de chasseurs de prime.

Du moins jusqu'à ce que Lanehaërt et Lanehäden ne surgissent, leurs étranges yeux vairons braqués sur les assaillants.

Eloïse eut du mal à suivre la suite des événements tant ils se déroulèrent rapidement. Les jumeaux tuèrent trois chasseurs de prime en coup de vent avant d'être repoussés et séparés l'un de l'autre. Si Lanehaërt se retrouva du côté de Miranda, Lanehäden se joignit à Rory.

Les Ifrayens, beaucoup plus nombreux, ne mirent que peu de temps à les mettre en grandes difficultés. Cette fois-ci, Eloïse ne put rien faire de plus que d'observer nerveusement dans son coin. Si Caleb était là et la trouvait, elle pourrait dire adieu au peu de liberté qu'il lui restait. Miranda fit fondre l'épée d'un assaillant sur ses mains avant de le projeter contre le mur et de le transpercer d'un pic.

Discrètement, Eloïse se recula pour descendre se dissimuler quelque part – elle avait le mérite de bien mieux connaître son lycée que les laboratoires, ce qui pourrait grandement lui servir – mais se stoppa au moment où Lanehaërt se fit empaler par une épée. Mila cria avant de se couvrir la bouche.

Lanehaërt, le visage animé d'une détermination d'acier, posa ses mains sur la lame qui lui transperçait le ventre et récita un sortilège de magie rouge, aussi vite projeté sur le chasseur de prime grâce à la conduction. Il chuta en même temps que l'épée, tandis qu'elle campait sur ses deux pieds, les mains sur le ventre et le visage blême. D'autres chasseurs de prime surgirent des fenêtres et des escaliers au bout du couloir pour les encercler.

Lanehaërt porta ses mains ensanglantées à son visage et traça un cercle barré sur son front, avant de poser des gouttes de sang sur ses paupières. Elle lança un dernier regard à son frère, puis prit une grande inspiration.

- Meona tuele ra hilcheoskaye viyia lamariaa, récita-t-elle en lysirien, ji manesea ra duonometi. Madrigenes, Lamariaanes, meo paarim yatsa riedseo.

Lanehäden se tourna brusquement vers sa sœur, ses yeux écarquillés. Les tatouages sur les joues, bras et jambes de Lanehaërt se mirent à scintiller de rouge, puis à suinter du sang. La Madrigane leva les bras et la magie rouge explosa en elle en tuant tout ceux qui s'étaient trop approchés. Elle s'écroula par terre avant que son frère ne puisse la rattraper.

Lanehäden oublia le combat qui se déroulait autour de lui pour la rejoindre. Dans sa tête ne résonna que le silence, un silence douloureux, alors que Lanehaërt avait toujours été ses oreilles. Il dégagea les cheveux gris de son visage et la serra dans ses bras.

Il n'avait pas entendu le sortilège, mais avait lu sur les lèvres de Lanehaërt que ce serait son dernier recours.

Il n'entendit pas non plus le sifflement du couteau qui se rua sur lui et lui transperça la colonne vertébrale. Seul le silence résonna en boucle dans sa tête, assourdissant, jusqu'à ce qu'il ne reste rien.

Eloïse se colla au mur pour se détourner de cette vision, prise de vertiges. Les chasseurs de prime venaient de tuer deux des meilleurs combattants de l'Ombre. Miranda et Rory levèrent les bras en signe de capitulation, incapables de faire plus.

Eloïse réfléchit à ses options. Il fallait qu'elle prenne la fuite, mais elle ne pouvait décemment pas laisser tomber les autres. Mila, ses parents et les siens, en plus de Rory et Miranda.

Elle hésita une seconde de trop à se lancer. Julien surgit du deuxième étage, se propulsant en haut des marches à l'aide de sa force vampirique.

- Tiens, Eloïse, on veut se barrer discrètement ? Dommage pour toi, je bloque ton seul passage.

- Le cafard, toujours vivant, maugréa-t-elle.

Elle recula contre le mur tandis que Julien s'approchait dangereusement. Il lui donna un coup de genou dans l'estomac, puis l'attrapa par le col de sa veste et le traîna dans le couloir.

- Je suis admiratif, avoua-t-il dans un hochement de tête en voyant les cadavres. Vos deux Madrigans Chevaliers sont morts. Pourtant, ils sont du type coriace.

Il jeta un regard vers Rory et Miranda, dont les mâchoires étaient serrées quitte à se briser.

- Et en plus les deux autres ont abandonné. C'est dommage que les humains ne sachent pas se défendre, Eloïse, non ?

Il lui donna un coup de poing au visage qui la projeta au sol. Eloïse sentit sa vue se brouiller.

- Ça, c'était pour toutes les fois où tu t'es échappée et où on s'est fait chier à te retrouver, lui dit Julien avec amertume. Maintenant tu vas rendre tes comptes à Caleb.

Il la ramassa pour la balancer en travers de ses épaules et fit signe aux chasseurs de prime de partir à sa suite. Eloïse n'eut pas la force de se défendre.

Julien descendit les trois étages pour joindre le réfectoire. Si les otages des laboratoires avaient été laissés ici, surveillés par le reste des magiciens et les quelques chasseurs qui restaient, Eloïse était prête à parier que les rôles s'étaient désormais inversés.

Le silence se fit alors qu'ils passaient les portes. Eloïse sentit que Julien hésita à la laisser tomber au sol comme un sac, mais le vampire se contenta de la reposer doucement sur ses pieds. Elle comprit la raison en apercevant Caleb, entouré de Hayden et Anthéon. Zéro, Scatach, Orage, Haven, Vénérios et le reste des Magiciens Seconds n'esquissaient plus le moindre geste, acculés par les Ifrayens. Même Victorien était incapable d'agir.

La partie se terminait.

- Regardez qui j'ai trouvé, s'amusa Julien en la retenant par le bras, aussi bien pour l'empêcher de tomber que pour ne pas qu'elle s'éloigne.

Eloïse chercha une échappatoire, en vain. Elle évita soigneusement le regard de Caleb, mais croisa celui de Victorien, furieux. Elle sentit les larmes lui monter aux yeux.

- Il semble que l'on puisse enfin finaliser le projet Alpha, soupira Hayden. Ça fait trop longtemps que ça dure.

A ce moment, les derniers Ifrayens entrèrent à leur tour dans la salle. Rory et Miranda furent poussés du côté des magiciens, épées dans le dos, tandis que les humains furent installés dans un coin, là où Lysandre et son père attendaient, pétrifiés. Mila fut arrachée à ses parents et ne fit rien pour retenir ses larmes.

- Nous aurions besoin du sceptre de Valiammée Astrada, poursuivit Hayden à l'intention d'Eloïse.

La magicienne sentit son cœur battre à ses tempes.

- Non, vous avez besoin de son âme, corrigea-t-elle dans un léger regain d'espoir.

- C'est la même chose.

Et pourtant, ce détail changerait la donne.

- Valiammée est partie dans le combat. Je ne sais pas où elle est.

Anthéon s'avança d'un pas.

- Rappelle-la ici.

- Je ne sais pas comment on fait, grinça Eloïse.

Il se dirigea vers Mila, retenue par un chasseur de prime.

- Si Valiammée n'est pas là, cette fille ne sert à rien. Tu la rappelles ou elle meurt.

Eloïse contracta la mâchoire et serra la Clé de l'Esprit entre ses doigts. Même la faible quantité de magie qu'elle utilisa lui donna le tournis, si bien qu'elle sentit Julien enfoncer un peu plus ses ongles dans son bras pour la tenir. Il était à la limite de lui couper la circulation sanguine.

Valiammée n'apparut pas.

- Je ne peux rien faire de plus, se justifia-t-elle.

Anthéon lui lança un regard noir.

- Dommage pour ta copine.

Il fit signe à l'Ifrayen de sortir son épée. Eloïse sentit la panique la gagner alors qu'elle vit le visage de Mila se décomposer.

- Caleb ! s'écria-t-elle. Tu me dois toujours quelque chose, alors laisse la !

Caleb parut se réveiller d'un coup. Ses yeux se levèrent du vague pour se poser sur elle.

- Laisse la partir, ordonna-t-il à Anthéon.

Le supérieur se figea, sourcils froncés.

- Vous ne pouvez pas laisser l'humaine avoir autant d'influence sur vous, monsieur le directeur.

- Comme Eloïse l'a fait remarquer, je lui dois quelque chose, répondit Caleb. Quand bien même, cette fille n'est qu'une enfant. Tu ne la touches pas.

Caleb prononça quelques paroles en lysirien à l'intention de l'Ifrayen, qui relâcha Mila. Elle se recula lentement, avant de courir rejoindre ses parents.

Hayden Rivière soupira.

- Une partie du projet qui s'envole pour le moment.

- Ça n'importe pas, indiqua Caleb.

- Il reste la plus grosse part à conclure. Vas-y, qu'on en finisse.

Il s'approcha d'Eloïse, qui combattit l'urgence de se sauver. Elle n'était pas certaine de pouvoir le ramener à la raison. Le peu de lucidité qui subsistait en lui présentement ne suffirait pas.

Pourtant, elle voulait tenter.

- Caleb, réveille-toi. Tu ne sais plus ce que tu fais.

Il s'approcha un peu plus, jusqu'à se trouver à seulement quelques pas.

- Caleb... insista-t-elle.

Le distance entre eux se réduisit à un petit mètre. Eloïse sentit la panique la gagner. Ça ne pouvait pas se terminer comme ça.

Une très mauvaise idée traversa son esprit dans un éclair. Elle eut à peine le temps de réfléchir qu'elle se mettait sur la pointe des pieds pour le gifler. Un silence de plomb s'en suivit et elle eut l'impression que les magiciens retenaient leur souffle.

Caleb se frotta la joue, sourcils froncés.

- Je ne m'y attendais pas, admit-il.

- Ma main me démangeait, répliqua Eloïse. Je ne regrette rien.

Au moins semblait-elle lui avait remis les idées en place. Caleb laissa sa main retomber le long de son corps.

- Je suis désolé, soupira-t-il.

Eloïse chercha à se reculer, mais Julien l'en empêcha. Elle avait des fourmis dans le bras qu'il serrait à lui en briser l'os, mais cette pensée effleurait à peine son esprit, masquée par une autre. Caleb allait lui prendre ses pouvoirs. Elle n'était pas supposée y survivre.

Son souffle se bloqua dans sa cage thoracique.

- Cinq minutes, déclara abruptement Victorien.

Eloïse et Caleb se tournèrent vers le mage noir. Il était toujours aussi furieux, son regard acéré braqué sur Caleb, mais quelque chose de nouveau l'habitait.

- Laisse-moi lui parler cinq minutes.

Caleb hésita, puis finit par accepter en croisant le regard implorant d'Eloïse.

- Cinq minutes, concéda-t-il en s'éloignant.

Eloïse expira de soulagement. Victorien traversa la salle sous le regard consciencieux des chasseurs de prime et dégagea Julien sans même prononcer une parole. Il entraîna la magicienne au fond de la salle tandis qu'elle se frottait le bras.

- Je suis désolée, dit-elle en premier, j'ai mal réagi tout à l'heure et...

- Ce n'est pas grave, la coupa Victorien. Il y a plus important pour le moment. Tu peux encore t'en sortir.

Eloïse fronça les sourcils. Elle n'entrevoyait pas la moindre échappatoire.

- Comment ?

- Je vais me débrouiller.

Elle sentit le sang quitter son visage.

- C'est du suicide, s'insurgea-t-elle. Tu ne peux pas me sauver la mise à chaque fois. Tu le dis toi-même !

- J'ai changé d'avis.

Eloïse secoua la tête, incrédule.

- C'est absolument hors de question.

- Ce n'est pas le moment de te soucier de moi. Je te donne une opportunité de survivre, prends la.

- Je refuse d'échanger ma vie contre la tienne, objecta-t-elle.

- Ma vie n'a pas d'importance, martela Victorien. C'est du projet Alpha, dont on parle. Si Caleb te prend tes pouvoirs, les victimes vont se multiplier. Humains comme magiciens. Ça ne doit pas se produire.

- Mais j'ai besoin de toi... l'implora-t-elle.

Victorien posa les mains sur ses joues pour essuyer ses larmes.

- Je sais. Je suis désolé.

- Et Miranda ? Ilyann, Maximilien ? Ta fille ? Tu ne peux pas les abandonner.

Victorien la serra dans ses bras, conscient que le temps filait devant eux.

- Arrête d'y penser. Respire, ça va aller.

Eloïse s'accrocha à lui comme à une bouée. Elle ne pouvait pas le laisser mourir, mais ne pouvait pas non plus laisser Caleb gagner. Les deux options lui étaient impossibles.

Pour une fois dans sa vie, elle aurait aimé ne pas avoir le choix.

- Je ne peux pas faire ça, dit-elle.

- Alors laisse-moi m'en occuper.

Eloïse ferma les yeux. Même si elle hésitait encore, elle savait quel choix elle ferait au final. Le seul qu'elle pouvait accepter.

Les cinq minutes touchèrent à leur fin. Victorien prit Eloïse par les épaules en attente de sa réponse tandis que Caleb revenait en leur direction. Elle lui adressa un regard empli d'excuse et il comprit immédiatement son choix.

- L'Ombre a besoin de toi, se justifia-t-elle. On ne peut pas vaincre les laboratoires si tu n'es pas là.

- Eloïse...

- Ça va aller, dit-elle en reprenant ses mots.

Elle s'éloigna pour faire face à Caleb, la vision obstruée de points blancs.

Deux options n'étaient pas suffisantes. C'était pourquoi elle en choisissait une troisième.

Elle n'avait aucune intention de perdre ses pouvoirs.

- Caleb, tu as été le directeur du AMI jusqu'à il y a peu, commença-t-elle.

Il se stoppa face à elle, attentif.

- Ce que je trouve dommage, c'est qu'en tant que directeur des années durant, tu n'aies pas appris tous les protocoles que les agents de terrain usaient.

Hayden croisa les bras.

- Ne cherche pas retarder l'inévitable dans un monologue, dit-elle. Ça ne sert strictement à rien à part te rendre ridicule.

- Toi, ta gueule, cracha Eloïse. Je n'ai pas besoin de recevoir les conseils d'une hypocrite qui abandonne ses principes pour de l'argent et les bonnes grâces d'un taré.

La sorcière afficha une expression outrée tandis qu'en fond, Haven ne pouvait se retenir de rire.

- Épargne moi tes réflexions de merde, reprit Eloïse avant qu'elle ne puisse répondre. J'ai pas particulièrement envie de saigner des oreilles.

Elle pointa du doigt tous les autre magiciens éminents des laboratoires présents.

- Et ça vaut pour vous tous. Le jour où vous vous rendrez compte que vous êtes une bande de connards finis, il faudra le décréter férié. Maintenant, j'ai des comptes à régler avec Caleb, alors vous allez gentiment rester en dehors de ça.

Eloïse expira et fit de nouveau face à Caleb.

- Il y a un protocole très connu chez nous, les agents de terrain. On le nomme l'apocalypse. Ça ne te dit rien ?

Les magiciens du AMI se redressèrent brutalement tandis que la compréhension et l'horreur envahissait leurs visages. Eloïse enfonça ses ongles dans ses paumes jusqu'à les faire saigner.

- Non, avoua Caleb.

- Tant mieux. Il s'use dans les situations où on a absolument aucune chance d'en réchapper.

Elle fit un pas en avant, les jambes tremblantes. Elle sentait le peu de force qu'il lui restait bouillir dans ses veines.

Parmi les magiciens de l'Ombre, les murmures s'élevaient, la plupart provenant de ceux agents au AMI, ordonnant à tout le monde de se reculer. Les employés des laboratoires, piqués au vif, se préparèrent à se défendre, tandis que Caleb se crispait. Eloïse ne put retenir un sourire satisfait.

- On ne peut lancer ce sortilège qu'une seule fois, termina-t-elle. Et l'avantage, c'est que vous ne pouvez pas m'arrêter.

Plus rapide que ses adversaires, elle porta ses doigts ensanglantés à son front et y laissa une trace grossière. La vision de Lanehaërt lançant son sortilège suicide avait fait remonter le protocole apocalypse à la surface de son esprit. Elle n'avait jamais vu personne l'exécuter, mais elle ferait en sorte que le spectacle en vaille la peine.

Les mots s'échappèrent de sa bouche avec un naturel qui lui glaça le sang.

- Nü meo paarim, tokhe ji palki paarim.

La magie explosa en elle comme un feu d'artifice, si puissante qu'elle se sentit brûler de l'intérieur. Tout à deux mètres autour d'elle se retrouva violemment projeté en arrière, hormis Caleb, qui s'enveloppa d'un champ de force protecteur et resta campé sur ses deux pieds.

Le sortilège fut comme un signal d'action pour l'Ombre. Zéro et Vénérios bondirent en avant, sous la protection de la magie de Scatach : l'un projetant sa magie comme une extension de son bras, l'autre se transformant en Phoenix d'eau. De l'autre côté de la salle, Miranda et Rory se débarrassèrent des chasseurs de prime qui les retenaient. La tension qui régnait en ces lieux s'embrasa jusqu'à ce que le chaos s'élève en flammes ardentes.

Eloïse savait que la troisième option était la bonne. Victorien resterait vivant, Caleb ne prendrait pas ses pouvoirs, et l'Ombre retrouverait le dessus sur la situation.

Julien voulut se jeter sur elle, mais Haven lança son fil de fer s'enrouler autour de son cou et tira dessus pour lui trancher la gorge.

Eloïse laissa son attention focalisée sur Caleb et oublia tout ce qui se passait autour. Elle ne l'avait jamais vaincu car elle avait toujours été incapable d'user de l'intégralité de ses pouvoirs, mais aujourd'hui, en ces quelques instants où elle sentait toute sa force pulser en elle, la donne changeait. Elle avait quelques poignées de secondes avant que le sortilège ne la tue pour de bon.

Toute notion de réalité se perdit quand elle lança la première attaque sur Caleb. Eloïse sentit sa force ricocher contre la sienne, tout bonnement impressionnante, mais se contenta de redoubler d'efforts. Se laissa consumer pour pouvoir le pousser dans ses retranchements. Une traînée de sang s'écoula de son nez jusqu'à ses lèvres.

A ce moment précis, Eloïse n'avait plus rien d'autre en tête. Sans doute serait-ce la dernière chose qu'elle accomplirait jamais, mais elle ne regrettait rien.

Elle ne pouvait rien faire de plus. Rien faire de moins.

Juste cesser de fuir pour faire face aux obstacles.

La douleur dans son corps, d'abord cinglante, se fit plus sourde, jusqu'à ne devenir qu'un bruit de fond dans le tumulte qui l'agitait. Elle sentait Caleb se tendre, perdre du terrain. Enfin, il ne paraissait plus aussi invincible que le monde entier pensait. Il chancela quand elle l'atteignit à l'épaule.

La partie était terminée.

Eloïse sentit le sortilège la dévorer toute entière. Elle leva la main dans le but de lancer sa dernière attaque. La plus vive. Celle qui finirait de la briser.

Victorien projeta une sphère de magie noire dans son dos avant qu'elle n'en ait l'occasion. Elle sentit comme des pics de glace acérés lui rentrer dans la peau et sa propre magie, ainsi que la réalité, lui échappèrent.

Il lui fallut quelques instants de flottement pour comprendre qu'elle s'était écroulée sur le carrelage froid. Eloïse toussa pour chasser le sang qui s'était logé dans sa gorge et tenta de retrouver son souffle alors que ses poumons n'arrivaient pas à suivre le rythme. Tout était flou, confus, éphémère.

L'agitation disparut d'un coup, tout comme le monde qui l'entourait. Eloïse se sentit perdue sous une couche de glace, en train de errer un océan si vaste qu'il lui était impossible de différencier sa droite de sa gauche.

La noirceur était opaque, palpable.

Eloïse était déjà morte une fois. Elle n'en gardait aucun souvenir, juste des impressions diffuses, mais savait que celle qui l'habitait présentement n'avait rien à voir.

Que s'était-il passé ?

La réponse lui sauta aux yeux. Victorien avait brisé son sortilège pour lui sauver la vie.

Pourtant, elle continuer de s'enfoncer dans les ténèbres.

Elle sentit quelque chose de froid lui frotter la joue, jusqu'à remonter vers ses lèvres et son nez. Quelque chose de doux et abrasif en même temps qui lui fit reprendre contact avec la réalité.

Victorien. Il s'était opposé entre elle et Caleb. Il l'avait protégée quand il n'aurait pas dû.

La panique la submergea dans une décharge si puissante que ses yeux s'ouvrirent brusquement.

La sensation de frottement s'estompa. Elle aperçut un mouchoir humide plein de sang juste au dessus sa tête et son cœur s'emballa. Ses yeux se posèrent sur les doigts qui le tenaient et remontèrent vers son visage.

Victorien.

Eloïse sentit le soulagement l'envahir.

- Ne bouge pas, lui intima-t-il. Comment tu te sens ?

Elle remua les lèvres et ne parvint qu'à prononcer un seul mot.

- Mal.

- Ça va aller, lui répondit Victorien.

Eloïse voulut lui poser un grand nombre de question mais ne réussit à en formuler aucune. Il continua à retirer le sang qui maculait son visage alors qu'elle posait ses yeux sur le plafond.

Non, pas un plafond. Le toit d'une voiture.

Les questions se bousculèrent à nouveau dans son crâne et ravivèrent la douleur qui l'habitait. Elle tenta de se redressa pour comprendre ce qui se passait mais Victorien l'en empêcha.

- Bon sang, Eloïse, je t'ai dit de ne pas bouger, s'impatienta-t-il. Même à moitié morte tu ne peux pas t'empêcher de faire le contraire de ce que je te demande.

- Où on est ? parvint-elle à articuler.

- Sur l'autoroute. A l'arrière d'une voiture.

Elle fronça ses sourcils dans un effort surhumain.

- Tes parents conduisent, poursuivit Victorien.

- Quoi ?

- Évite de trop parler. Je vais t'expliquer.

Eloïse comprit alors qu'elle était allongée en travers de la banquette arrière et que sa tête reposait sur les genoux de Victorien.

- Tu as affronté Caleb dans une tentative parfaitement inconsciente, reprit-il. Il aurait fini par te vaincre. J'ai utilisé ton allergie à la magie noire pour briser ton sortilège.

Il chercha un autre mouchoir pour remplacer l'ancien, gorgé de sang.

- Tu n'avais pas à me sauver, dit Eloïse.

Victorien baissa les yeux vers elle.

- Toi non plus.

Elle ferma les yeux. Le mage noir continua à retirer consciencieusement le sang qui lui collait à la peau.

- Caleb regrettera, affirma-t-il.

Eloïse perdit le fil de la réalité pour retomber dans les ténèbres.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top