Chapitre 28: Décembre (2)
Lorsque Miranda et Zéro retournèrent au refuge, la nuit était déjà tombée.
En les voyant revenir seuls, la constatation immédiate d'Eloïse fut que Victorien était encore resté à l'extérieur. Elle se demandait vraiment ce qu'il pouvait y faire et était parée à assaillir Miranda de questions. Lorsque la mage noire pointa le bout de son nez, elle abandonna ses amis sans un mot pour se précipiter sur elle.
Miranda darda sur Eloïse son regard perçant.
- N'essaye même pas de me soutirer des informations, dit-elle en comprenant son intention.
- S'il te plaît ? insista Eloïse.
- Si tu veux en savoir plus, demande à Victorien.
Eloïse haussa les sourcils, désignant à Miranda la salle d'un geste de la main.
- Il n'est pas là.
- Dans ce cas, tu peux toujours soudoyer Zéro.
A ces mots, elle tapota l'épaule d'Eloïse et s'éloigna pour s'isoler dans son coin.
Eloïse soupira de dépit et s'approcha de Zéro, qui ne daigna pas lever les yeux vers elle. Il prit grand soin de l'ignorer royalement, même lorsqu'elle saisit une chaise pour s'asseoir à ses côtés.
- Salut ? tenta-t-elle.
Il tourna son œil visible dans sa direction sans répondre.
- Je peux te poser une question ? poursuivit Eloïse.
- Non.
- A propos de ce que tu faisais dehors.
- Je t'ai dit non, répondit Zéro.
- S'il te plaît, je veux juste deux-trois informations sur ce que vous faisiez.
Zéro se pencha légèrement vers elle, la toisant d'un regard perçant.
- Qu'est-ce que je gagne à te dire quoi que ce soit ? demanda-t-il sèchement.
Eloïse fronça les sourcils. Elle savait Zéro plutôt distant et désagréable en règle générale, mais il l'était avec elle plus qu'avec les autres.
- Et toi, qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu me traites comme ça ? répliqua-t-elle. Dans mon souvenir, je t'ai largement aidé en t'emmenant à Londres contre ma volonté. Un merci ou une légère contrepartie ne serait pas de trop.
- Je t'ai sauvé la mise une fois ou deux. On est quittes. N'attends rien de plus de ma part, Dix-Sept.
Eloïse croisa les bras et s'adossa à sa chaise. La tension grimpa dans l'air.
- Écoute Zéro, autant mettre les choses au clair une bonne fois pour toute puisque la situation s'y prête. Qu'est-ce que je t'ai fait pour que tu me détestes à ce point ?
Il lui lança un sourire amer accompagné par un regard glacial.
- Ta façon d'agir m'insupporte, dit-il. Cette habitude que tu as de te plaindre en permanence quand certains ont une vie bien pire que la tienne.
- Ah, je suppose que c'est le moment où tu vas me raconter ton horrible quotidien d'enfant sur lequel les laboratoires ont expérimenté, lança Eloïse. Laisse tomber : j'ai suffisamment connaissance de tout ça.
Zéro se leva d'un bond.
- Tu es chanceuse par rapport à d'autres. Tu n'as pas eu à supporter la vie au sein des laboratoires, tu n'as pas été considérée comme un échec pendant des mois avant d'être jetée comme si tu n'étais rien de plus qu'un déchet. Tu n'as pas cette horreur, cracha-t-il en désignant son œil amélioré, dissimulé sous ses cheveux. Tu étais libre de faire ce que tu voulais parce que les laboratoires se contentaient de te surveiller de loin.
- Oh, vraiment ? Mais dis-moi, Zéro, les laboratoires ne te veulent plus rien, maintenant. Tu peux fuir où tu souhaites sans qu'ils ne te pourchassent. Alors pourquoi tu restes focalisé sur eux ? Il ne t'est jamais arrivé de vouloir passer à autre chose, de reprendre ta vie là où tu l'as laissée ?
- Je n'ai rien à reprendre, alors autant leur en faire baver.
- Tu n'as pas rien, Zéro, insista Eloïse. Tu étais quelqu'un, avant, et on dirait que tu l'as totalement oublié.
Zéro serra la mâchoire et se pencha vers elle. Ses cheveux s'écartèrent pour laisser entrevoir son œil amélioré d'un vert vibrant, à la pupille rouge cerclée de blanc.
- Je ne te permets pas de te mettre à ma place, Eloïse.
- Où est ta veste ?
La question eut le don de le désarçonner. Il recula.
Les Madrigans portaient toujours leurs vestes sur eux, pour la simple et bonne raison qu'elles constituaient à la fois le symbole de leur peuple et de leur famille, mais aussi leur armure contre toutes les agressions qu'ils subissaient. Parmi les quelques Madrigans également présents dans la salle, tous en étaient vêtus.
Tous à part Zéro.
- Oubliée, répondit-il platement.
Il se leva et quitta les lieux sans un regard en arrière, soudain animé par une détermination aussi inflexible que son regard.
◊
Synetelle termina de fixer les poignards sur sa ceinture et veilla à la resserrer à fond. A sa droite, Alicia enroula autour de son crâne la courte tresse qui enserrait ses cheveux. Julia les observa faire, assise sur le matelas qu'elle occupait.
Depuis l'attaque des ombres sur Terre, les filles de l'équipe Alpha avaient dû quitter le Centre pour s'installer temporairement dans un des dortoirs du AMI. Le tout était sommaire – de simples lits, quelques meubles pour entreposer leurs affaires personnelles et un rappel des règles de sécurité encadré comme seule décoration murale – mais amplement suffisant pour l'usage qu'elles en faisaient.
- Framboise, bouge-toi, maugréa Synetelle en fixant sur son crâne les mèches trop courtes qui s'échappaient de sa queue de cheval.
Framboise sortit de la salle de bain en vitesse, enfilant ses fins gants bruns au dessus de la bande protectrice qui recouvrait ses phalanges.
- Je suis là, dit-elle, on peut y aller.
- Tu es sûre ? voulut vérifier Synetelle. Tu n'oublies rien ?
- Je ne crois pas, non.
Synetelle hocha la tête, non sans lui adresser un regard perplexe au passage. Elle connaissait Framboise depuis presque dix ans, et elle savait d'expérience que son amie blonde oubliait toujours quelque chose.
Enfin, peut-être ce jour-ci serait enfin l'exception.
- Ça va aller pour toi, Julia ? demanda Alicia.
Julia sursauta légèrement avant de hocher la tête vigoureusement.
- Oui, ne t'en fais pas. C'est plutôt à vous que je devrais poser la question.
Synetelle haussa un sourcil.
- C'est pas comme si c'était notre première mission. Là, c'est la routine.
- Vous allez quand même affronter les chasseurs de prime qui occupent la Cité, objecta Julia.
- Arrête de t'en faire pour rien. Au pire l'une de nous revient avec un bras en moins et obtient une prime de dédommagement.
- Synetelle...
La capitaine de l'équipe Alpha haussa les épaules d'un geste un peu trop désinvolte.
- Ça va, je plaisante. T'inquiète pas, on va bien s'en sortir.
- Comme d'habitude, ajouta Framboise dans un sourire.
Cela ne suffit pas à rassurer Julia, mais elle acquiesça tout de même. Elle ne voulait pas transmettre sa nervosité à ses coéquipières avant une mission aussi importante.
Alicia fut la première à quitter le petit dortoir, suivie par Framboise, puis Synetelle pour fermer la marche. Quand la porte métallique claqua dans un bruit sourd, Julia laissa échapper un soupir. Ses deux filles, occupées à dessiner dans un coin, levèrent la tête vers elle.
- Maman, ça va ? demanda Camille, ses petits yeux rouges la scrutant avec attention.
- Oui, ne t'inquiète pas. Je suis juste fatiguée.
Camille délaissa sa feuille pleine de traits colorés pour enserrer sa mère de ses bras. Seule Rachelle resta sagement dans son coin, griffonnant vivement sur sa feuille de son crayon rouge.
Le papier, anciennement blanc, n'en laissant désormais plus qu'une fine ligne, entourant la protagoniste de son oeuvre comme un halo céleste. Autour d'elle et de ses cheveux gris flottant au vent, le rouge s'étendait à perte de vue, avec çà et là quelques tas de crayons noirs qui ressemblaient vaguement à des corps calcinés.
- Je serai bientôt de retour, mon Klimnye, chuchota Rachelle, les yeux perdus dans l'étendue rouge qui s'élargissait sous ses coups de crayon. Les impertinents écumeront de ma colère et je les achèverai selon tes souhaits.
Elle posa son crayon rouge et admira son travail, passant un doigt sur l'auréole entourant la jeune femme.
- Mon corps n'est plus mais mon âme sévit. Là où elle se rendra ta justice nous guidera tous.
Rachelle ferma les yeux et plaça ses mains l'une au dessus de l'autre. Sa voix se fit encore plus basse, à peine un souffle.
- Meo an hadaeo liie o Klimnye. Meo hadaeo ji Klimnye fe ju alyokha.
◊
Les chasseurs de prime ennemis avaient fini par trouver une brèche pour accéder au palais royal.
En un rien de temps, la terreur s'était installée entre les murs du souterrain où les personnalités importantes de la Cité se trouvaient toujours dissimulées. Combien de temps parviendraient-elles encore à rester sauves ?
Le premier ministre était le seul barricadé au deuxième étage, si l'on omettait les chasseurs de prime de la Cité et les quelques magiciens de l'Ombre qui l'accompagnaient en permanence pendant ce temps de guerre.
- Est-ce qu'on doit aller s'occuper des ennemis qui se baladent dans les couloirs ? demanda Evangeline.
- Pas nécessaire, dit le ministre. Les chasseurs de prime sont là pour ça, et ils seront bien plus efficaces que vous.
Evangeline ne lui répondit rien et reporta son attention sur Synabella, occupée à taper sur une tablette depuis une bonne dizaine de minutes. Ses doigts se mouvaient tellement vite sur l'écran qu'ils semblaient voler au dessus.
- La dernière fois que j'ai piraté le réseau du Chao Ming, c'était beaucoup plus simple, se plaignit Synabella. Ils se sont sentis obligés de renforcer leur sécurité ?
- Eh bien puisque tu t'es déjà infiltrée sur leur réseau, je suppose que oui, répondit Tomas, observant son travail avec attention.
Synabella tapa quelques codes supplémentaires avant de poser sa main à plat sur l'écran, le visage crispé.
- Je n'y arrive pas.
S'en suivit un silence dans le bureau.
- Tu n'y arrives pas ? s'étonna Evangeline.
- Non, et crois-moi, j'aurais préféré m'arracher un bras plutôt que de l'admettre, rétorqua Synabella, dont les yeux lançaient des éclairs. Mais le Seigneur Chen ne plaisante pas avec sa sécurité.
Les visages se tournèrent vers le premier ministre, dont ils attendaient la réaction.
- Doit-on trouver un autre moyen de le contacter ? demanda Célèste.
Synabella se leva, le regard perçant.
- J'ai dit que je n'y arrivais pas, mais pas que j'abandonnais, indiqua-t-elle. Ce mot ne fait pas partie de mon vocabulaire.
Elle leva la tablette de verre emprisonnée entre ses doigts vers le premier ministre.
- Vous voulez que j'envoie un message à Jaon Chen ? D'accord. Mais il va me falloir une tablette plus puissante. Voire deux.
Le premier ministre esquissa un sourire moqueur.
- Nous allons bien trouver cela quelque part.
Synabella se rassit, satisfaite.
- Mais pas ici, s'empressa-t-il d'ajouter. Il faut quitter la Cité.
Evangeline fronça les sourcils et Etan laissa échapper son téléphone sur le sol sous le coup de la surprise.
- Quitter la Cité ? s'exclama Evangeline. Vous voulez abandonner les pauvres gens coincés ici ?
- Non, je veux les aider, mais comprends qu'enfermé ici je ne peux rien faire. Il faut se déplacer là où les ennemis seront moins nombreux ou en difficultés face à nous.
- Vous avez une destination ? demanda Andromède.
Lorsque le ministre s'apprêta à répondre par la négative, Synabella se rassit d'un bond et alluma sa tablette.
- L'académie Adénora Calléor, dit-elle. Si on va là-bas, non seulement je pourrais récupérer d'autres tablettes, mais en plus on sera entourés de magiciens expérimentés. Il faut joindre Heather.
Avant que quiconque n'ait pu émettre la moindre objection, Synabella lança la communication vidéo avec Heather. En quelques instants, la jeune fille apparut à l'écran.
Le Conseil des Cinq s'approcha de la tablette pour pouvoir suivre la conversation et leur première constatation fut le fond qui entourait Heather : le ciel gris et les trois soleils témoignaient de sa présence sans équivoque à l'extérieur de l'académie.
- Euh, oui ? C'est pourquoi ? demanda-elle.
Synabella fronça les sourcils.
- Excuse-moi mais tu n'es pas à l'académie ?
- Nous sommes partis rejoindre Eden et Lucas en dehors de la Cité, indiqua Heather. Donc non.
Synabella se frotta le menton, en pleine réflexion.
- Est-ce que par hasard vous avez une tablette sur vous ?
Heather se détourna un instant pour adresser quelques mots aux personnes qui l'accompagnaient. Lorsque son visage se retrouva de nouveau face à l'écran, elle fronça les sourcils.
- On peut en avoir, oui. Pourquoi ça ?
Synabella se tourna vers le premier ministre pour quérir son avis. Il hocha la tête et elle se détourna aussitôt.
- Est-ce que cela vous ennuie si on vous rejoint ? demanda-t-elle. Je suis au palais avec le Conseil des Cinq, Philéas, Célèste, Felicia et le premier ministre, et les chasseurs de prime ennemis risquent de nous tomber dessus très rapidement.
Heather écarquilla les yeux.
- Eh bien, c'est que...
- Oui ou non ? la coupa Synabella, dont la patiente touchait à ses limites.
- Je ne suis pas contre, et je pense que les autres ne le seront pas non plus. Mais disons que nous avons en notre compagnie une petite surprise, je ne sais pas trop comment vous allez vivre la chose. Elle est assez... particulière.
- Comment ça ?
Heather jeta un coup d'œil à sa droite et se rapprocha de son téléphone, parlant d'une voix soudainement plus faible.
- Je suppose que vous savez tous qui est Anthropa Holloway.
◊
Zéro n'avait pas remis les pieds ici depuis des années. Depuis son enlèvement par les laboratoires.
Ce qui avait autrefois été sa maison était recouvert par le lierre et les plantes grimpantes, bien plus que dans ses souvenirs. Everland avait cette particularité d'être envahie de végétation jusque dans ses moindres recoins. Si cela encourageait certains à venir s'y installer, cela en dissuadait néanmoins beaucoup d'autres.
Zéro poussa la porte de bois avec une certaine appréhension. A l'intérieur, les plantes envahissaient tout l'espace, accrochées aux meubles, tapissant les murs et s'enroulant sur tout ce qu'elles avaient la possibilité de trouver. Le parquet laissait lui-aussi quelques fleurs pousser entre les lattes claires. Malgré cela, le lieu n'avait pas changé.
Zéro traversa ce qui avait autrefois été le salon et prit grand soin d'ignorer tous les objets ayant appartenu à son cousin. Même s'il avait habité seul après que ce dernier membre de sa famille fut tué, il n'avait pas eu le courage de se débarrasser de ses affaires. Sans doute ne l'aurait-il jamais.
Lorsqu'il monta les escaliers, les marches grincèrent sous ses pieds. En haut, il aperçut la porte de sa chambre, toujours entrouverte. Lentement, il la poussa et inspecta les lieux.
Là aussi, rien n'avait bougé depuis son départ. Son bureau en désordre, les feuilles pleines de son écriture recouvrant le sol, même sa veste de Madrigan, négligemment posée en travers de son lit.
Zéro l'avait délibérément abandonnée ici avant que les laboratoires ne l'emmènent avec eux. De tous les biens qu'il avait autrefois possédé, il s'agissait du seul héritage physique de sa famille qui avait une véritable valeur. Jamais il n'aurait supporté que les laboratoires ne le lui prennent.
Il entra dans sa chambre et s'approcha du vêtement avant de le prendre entre ses mains. Le tissus brun clair était totalement intact, de même pour les dorures qui l'ornaient. Zéro laissa échapper une grimace. Il ne pouvait pas en attendre moins de la part d'un tissus ensorcelé pour ne pas s'abîmer. Il saisit la manche droite du vêtement et en retourna l'extrémité pour observer les deux mots brodés au bord de la doublure soyeuse.
Arvhald Vernythali.
Zéro soupira. Sans doute aurait-il mieux fait de reposer la veste et de s'en aller, de faire une croix définitive sur un passé dont il ne voulait plus entendre parler.
Pourtant, un sentiment contradictoire le poussa à retirer sa cape sombre pour enfiler la veste. Même s'il avait grandi depuis la dernière fois qu'il l'avait portée, elle lui allait parfaitement, une fois de plus sans aucune surprise – les Madrigans avaient bien des secrets quant à leur fabrication.
Zéro resta un instant immobile, se réhabituant au vêtement désormais étranger. Le bruissement du tissus lorsqu'il esquissait un mouvement, l'odeur familière qu'il avait presque oublié, tant de choses qui ranimaient des souvenirs dans son esprit.
Sans doute aurait-il dû retourner ici avant, mais il n'en avait pas eu le courage. Affronter ses fantômes n'était pas chose simple.
Zéro ramassa la cape qu'il avait négligemment jeté au sol et la déposa en travers de son lit, à l'endroit exact où il avait trouvé sa veste, avant de quitter sa chambre, puis le lieu, sans un regard en arrière.
Aujourd'hui était un belle journée pour renouer avec ses origines.
Jamais plus on ne lui prendrait ce qu'il était.
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