Chapitre 19: Novembre (16)

La journée allait toucher à sa fin.

Eloïse avait pour objectif de s'endormir tôt – à savoir, dix-sept heures – pour ainsi se réveiller au beau milieu de la nuit. Chose étrange venant de sa part, alors qu'elle préférait aller se coucher à l'aube plutôt que de se lever au crépuscule, mais avec Haven qui l'espionnait en permanence sans plus se cacher et Levanna qui lui collait aux baskets le reste du temps, la solitude commençait à grandement lui manquer. La nuit était le seul moment de répit dont elle jouissait pleinement.

Seulement, elle n'avait pas du tout sommeil.

Rageusement, elle sortit de sa couette et balança l'un de ses coussins à l'autre bout de la pièce. Le pauvre objet rembourré s'écrasa contre le mur au papier peint sûrement hors de prix avant d'aller rejoindre le sol, joyeux bouquet de fleur rectangulaire perdu sur cette étendue de marbre en dégradé de gris.

- Les petites fleurs bleues c'est bien évidemment ce que je préfère, grogna-t-elle.

Elle saisit son deuxième oreiller – turquoise et doré, ressemblant à un océan surplombé par un soleil couchant – et l'envoya rejoindre son congénère. Il tomba au sol dans un bruit mou.

Estimant que ce n'était pas assez pour satisfaire sa frustration, elle saisit le verre d'eau encore plein posé sur sa table de chevet et le balança sur le papier peint. Il explosa en une gerbe d'éclats translucides et laissa une large tache d'eau sur le mur.

Deux gouttes tombèrent au sol, puis trois, quatre, et Eloïse se détourna de ce spectacle. Les morceaux de verre pourraient attendre bien sagement par terre. Les coussins aussi, d'ailleurs. Elle avait autre chose à faire de son temps perdu.

D'un pas pressée, elle ouvrit sa penderie à la volée et l'examina brièvement du regard. Elle avait besoin de bouger pour se fatiguer. Sinon, elle risquait de faire souffrir d'avantage le mur et les objets qui envahissaient la pièce.

Eloïse saisit une longue robe si blanche que ses pupilles auraient pu fondre en la regardant trop longtemps, sautilla pour atteindre la boîte à couture oubliée par Levanna sur une étagère plutôt haute pour ses courtes jambes, puis balança le tout sur son lit. Sans perdre de temps, elle se saisit des ciseaux de sa dame de compagnie et commença à découper le bas de sa propre robe, aussi sombre que son humeur.

Le tissu, tranché à la façon d'un enfant de cinq ans et simplement déchiré par endroits, tomba par terre dans un léger bruissement d'étoffe. Désormais, Eloïse pouvait voir le commencement de ses cuisses.

Elle se saisit de la robe blanche, l'enfila par dessus celle qu'elle portait déjà, puis regarda avec dépit le long tissu retomber jusqu'à ses pieds. Sur ce vêtement aussi, Levanna avait oublié de faire quelques ajustements. Soit, elle s'en contenterait.

Eloïse enfila ses Doc Martens bordeaux, puis se posta devant le grand miroir de la penderie. Entre sa robe, ses cheveux et sa peau décolorée, elle ressemblait à un cachet d'aspirine. Ou a un suppositoire, en fonction du point de vue.

Elle quitta la pièce non sans écraser des morceaux de verre qui jonchaient le sol sur son passage, puis arpenta les couloirs, la tête haute et les mains dans le dos. Pour une fois, les nobles et serviteurs qui croisèrent son chemin ne semblèrent pas la remarquer. Comme si ressembler à un fantôme lui conférait la même habilité à être invisible.

Son plan fonctionnait, donc.

Au bout du couloir se tenait un petit balcon, séparé de la partie intérieur du château par une porte vitrée. Fermée, bien évidemment. Eloïse se cacha derrière les épais rideaux de velours blanc qui la recouvraient pendant que les magiciens avaient le dos tourné et saisit la pince à cheveux qu'elle avait entortillé dans ses lacets. Une minute et quelques déboires avec la serrure plus tard, elle se trouvait dehors.

Le vent, plus fort qu'à son habitude, faisait voler ses cheveux devant son visage. Eloïse retira la robe blanche d'un geste vif et en arracha une bande pour s'attacher les cheveux avec.

Vêtements noirs, chaussures épaisses et coiffure douteuse, Eloïse se sentait déjà plus dans son élément.

S'assurant que personne ne la voyait d'en bas, elle escalada la rambarde du balcon, fit un pas dessus pour se rapprocher de la façade et prendre appui dessus, puis inspira un bon coup en espérant ne pas se rater.

Elle sauta pour atteindre une sculpture de dragon taillée dans le mur et se hissa dessus. D'en bas, quelqu'un lui hurla dessus, et sans même comprendre ce qu'il racontait – sans doute le noble prenait les cheveux blancs d'Eloïse pour du blond platine typique des Phébéiens et s'adressait donc à elle dans ce même langage –, elle lui répondit par une insulte dans son français le plus glorieux. Ni l'un ni l'autre ne se comprenaient, et c'était sans doute mieux ainsi.

Eloïse fléchit sur ses jambes et sauta pour attraper la sculpture au dessus d'elle. Plus friable que la précédente, un petit morceau de pierre grise tomba en direction du sol, quelques mètres plus bas. Elle le regarda disparaître dans l'herbe trop verte des jardins avant de poursuivre son ascension.

Trois mètres plus haut, elle escalada le balcon supérieur et se laissa retomber lourdement dessus. Une chose était certaine, ses bras finiraient par la haïr.

Se relevant, elle analysa l'environnement autour d'elle : moins de sculptures et autres fioritures pour servir de support, mais certains rebords de fenêtres semblaient assez larges pour y caser ses pieds. Ni une ni deux, elle prit son élan, enjamba la barrière qui entourait le balcon, et sauta en direction d'un pilier de marbre supposé servir de porte drapeau. Ses bras s'agrippèrent autour de la pierre et elle laissa échapper une exclamation de surprise lorsqu'elle sentit sa prise glisser avant de se stabiliser. Après s'être hissée à la seule force de ses bras, elle souffla un bon coup. Ce n'était pas le moment de chuter.

Eloïse se colla contre la façade et posa ses pieds sur le petit rebord de pierre à peine assez grand pour les placer. Le vent dans son dos avait au moins le mérité de lui apporter un peu plus de stabilité. Lentement, elle avança comme sur un fil suspendu au dessus de vide, à la seule différence qu'elle avait un point d'appui non négligeable. Après une dizaine de mètres traversés à la façon d'un crabe, Eloïse aperçut un nouveau pilier porte drapeau à sa portée. Flexion, élan, puis elle sauta et le rattrapa au vol, manquant de peu de tomber de son perchoir.

- J'ai toujours d'excellentes idées, grommela-t-elle à sa propre intention.

Au moins ne lui restait-il plus que quelques mètres à escalader. Et la façade était pourvue de suffisamment d'excroissances décoratives pour qu'elle n'ait plus le besoin de faire des acrobaties dangereuses. Il lui suffit de trouver des appuis stables pour gravir la distance restante comme si elle se trouvait sur un mur d'escalade.

Les tuiles grises qui recouvraient le toit du château n'étaient pas très stables, et deux chutèrent lorsqu'Eloïse s'y agrippa. Elle réussit tout de même à se hisser dessus en y balançant sa jambe le plus loin possible et en utilisant la force créée pour rouler loin du bord. Elle s'immobilisa dans sa rotation et se servit de son bras gauche comme pilier pour ne pas glisser du toit pentu.

Au dessus de ses yeux, le ciel envahissait la moindre parcelle de son champ de vision, et malgré qu'il fut à peine 17h30, la nuit commençait déjà à tomber. Des ombres rose et orangé remplaçaient le bleu vert pur encore présent une dizaine de minutes plus tôt.

Eloïse se redressa en position assise et observa l'horizon. La vue d'ici était très large et dégagée : il était possible de voir Ifraya sur une très grande distance. Au moins Caleb savait-il choisir un lieu de résidence bien positionné.

Des bruits de tuiles s'entrechoquant parvinrent jusqu'aux oreilles d'Eloïse. Elle resta immobile, mais accorda son attention à celui qui venait de la rejoindre.

- Tu sais qu'il y avait des escaliers ? fit remarquer Haven. Escalader la façade n'était pas le chemin le plus court.

Elle haussa les épaules.

- Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ?

- Vu les acrobaties que tu viens de nous faire, je dirais plutôt "pourquoi rester vivant quand on peut mourir ?".

- Ouais, aussi.

Haven croisa les bras, adossé à une tourelle. Eloïse ne bougea pas, perdue dans la contemplation des nuages lointains. Comme si en les regardant s'éloigner elle parviendrait elle aussi à s'éclipser de cet endroit.

- Caleb sait que tu es là, poursuivit Haven.

- Et donc ?

- Il risque de venir.

- Au moins, il a des chances pour glisser du toit et se briser la nuque. C'est une satisfaction de le savoir.

- Je suis presque sûr qu'il a suffisamment d'équilibre pour tenir debout, mon cœur.

- Sauf si quelqu'un le pousse malencontreusement.

Haven la sonda. Ou plutôt sonda son dos, puisqu'Eloïse ne daignait pas se retourner.

- Tu ne le feras pas, dit-il. Tu sais que tu n'y parviendrais pas.

- Et pourquoi pas ?

Le silence lui répondit.

Le ciel continua de noircir, faisant disparaître les derniers rayons des soleils et les quelques éclats orangés qui survivaient encore. Il ne resta plus qu'un bleu sombre, quelques étoiles, et la lune rouge scintillant depuis l'espace.

- Ce n'est pas si simple, finit par dire Haven.

Cette fois, Eloïse daigna se tourner vers lui. Comme à son habitude, Haven Redland aux boucles sombres portait un épais manteau de cuir brun et son fil de fer était enroulé autour de son poignet. Fil vicieux qui créait des picotements dans le poignet d'Eloïse à chaque fois qu'il entrait dans son champ de vision.

Elle avait l'impression de sympathiser avec un homme qui l'avait empoisonnée puis kidnappée.

- Quoi ? fit-elle. De le tuer ? Tout est possible.

- Tu le regretterais.

- Je n'en suis pas certaine. Ça me débarrasserait de pas mal de problèmes. Par exemple du projet Alpha.

Pourtant, quelque chose dans le regard d'Haven lui faisait comprendre qu'effectivement, elle le regretterait. Énormément.

- Fais attention à toi, mon cœur, dit-il.

Puis il s'éloigna dans un bruit de tuiles écrasées. Eloïse retourna à sa contemplation du ciel. Elle regardait les étoiles éclore dans la nuit, insignifiants points lumineux perdus au milieu du vide.

Comme elle actuellement.

Après ce qui lui sembla une éternité, Caleb se montra enfin.

- Ce n'était pas la peine de te déplacer pour moi, grommela Eloïse.

Il vint s'asseoir à côté d'elle, tout en gardant un bon mètre de distance de sécurité.

- Il est rare que l'on m'informe d'un magicien escaladant la façade du château. Je me doutais qu'il s'agissait de toi.

- Laisse-moi deviner, parce que c'est quelque chose de stupide et agaçant ?

- Précisément.

Eloïse se pinça les lèvres. Elle avait une furieuse envie de le pousser et le de voir dégringoler au sol. Elle s'imaginait déjà le craquement sinistre de ses os se brisant et le bruit mou de sa chair écrasée contre l'herbe fraîchement coupée.

- Tu as encore trouvé un moyen de semer Levanna ? demanda Caleb.

Elle balaya ses envies de meurtre un instant.

- Oui. C'est un passe-temps comme un autre.

- Cette jeune fille ne t'a rien fait. Elle ne mérite pas que tu t'acharnes sur elle de cette manière.

Eloïse haussa un sourcil.

- De quel droit tu me fais la leçon ? Toi, tu ne mérites pas tout ce que tu as.

- Il n'est pas question de moi, Eloïse. Levanna est là pour t'aider, ce n'est pas ton esclave. Il y a une façon juste de la traiter. Si tu veux t'en prendre à moi, viens me voir directement.

- Oh, mais je ne veux pas te voir, Caleb, c'est bien pour ça que je m'en prends à toi par le biais de Levanna. Je sais que tu n'aimes pas que je la traite comme ça. Elle n'est qu'un dommage collatéral.

Eloïse poussa une tuile du pied et la regarda dégringoler du toit. Encore une fois, elle imagina Caleb à sa place.

- Que tu me haïsses n'est tout de même pas une raison pour que tu t'en prennes à elle. Tu as raison, cela m'affecte, mais pas autant que ton comportement.

- Pourquoi ? Je t'agace à ce point là ?

Caleb soupira.

- Non. Tu m'inquiètes.

Eloïse ferma les yeux. Elle aurait aimé qu'il mente, mais savait que ce n'était pas le cas.

- Je vois que tu es malheureuse et je sais que c'est entièrement ma faute, poursuivit Caleb. J'aimerais pouvoir y faire quelque chose, mais je ne peux pas.

- Ramène-moi sur Eole. C'est tout ce que je demande.

- Je ne peux pas, Eloïse. Je ne peux pas.

- Parce que tu n'aurais plus le moyen de venir à bout du projet Alpha ?

Il hocha la tête, ses longs cheveux platines portés par le vent frais du début de soirée.

- Tu veux mes pouvoirs, dit Eloïse. Pourquoi ?

- Je ne sais pas. J'en ressens le besoin.

- Alors pourquoi tu ne les prends pas, là tout de suite ? Pourquoi tu attends, encore et encore ?

- Parce que je ne veux pas te blesser. J'essaie de trouver un moyen pour que tu survives. Tu ne mérites pas de mourir.

Au moins était-il honnête. Mais tout de même, cela intriguait Eloïse. Il n'avait pas pu monter le projet Alpha sans réellement savoir pourquoi il souhaitait en venir à cette extrémité, et surtout culpabiliser alors même qu'il arrivait au terme de plusieurs décennies d'attente.

L'envie de vérifier une chose la prit. Lentement, elle tendit sa main vers Caleb. D'abord intrigué, il finit par la saisir délicatement en esquissant un faible sourire. Sans doute prenait-il ce geste pour une réconciliation ou un pardon. C'était loin d'être le cas.

Eloïse tenta de voir ce qui se tramait dans son esprit par le biais de ce simple contact, ce qui se révéla bien plus compliqué que prévu : elle ne percevait rien du tout. Il lui fallait prendre un point d'analyse plus proche de sa tête.

Se maudissant d'un langage aussi fleuri que le coussin maltraité plus tôt, elle prit sur elle, s'approcha de Caleb, et le prit dans ses bras. S'il fut d'abord surpris, il n'hésita pas à lui rendre son étreinte. Eloïse en profita pour poser ses doigts sur la base de sa nuque. Quelques secondes plus tard, elle se retrouvait à flotter dans les méandres de son esprit.

Caleb devait se douter de ses agissements : on ne pouvait pas entrer dans un esprit de façon indiscernable. Et pourtant, il ne faisait rien pour l'en empêcher. Eloïse ne gâcha pas cette chance.

Malgré tout, elle ne vit pas grand chose. Elle ressentit seulement des sentiments contradictoires et un gigantesque vide, comme s'il manquait quelque chose à Caleb. Quelque chose de très important, de profond.

La lumière se fit dans l'esprit d'Eloïse et les agissements de Caleb devinrent d'un coup aussi clairs que le bleu de ses yeux.

Il ressentait un manque important au point de créer le projet Alpha pour le combler. Ce grand vide n'était autre qu'un besoin toujours grandissant de magie.

Caleb était corrompu par ses propres pouvoirs.

D'un coup, elle avait beaucoup plus de mal à le détester. Pour la simple et bonne raison qu'elle s'était déjà retrouvée à sa place. Usant de ses pouvoirs jusqu'à en vouloir toujours plus, encore et encore. Elle connaissait cet affreux sentiment de faiblesse qui se propageait dans la moindre parcelle de son corps, jusqu'à la pousser à faire des choses qu'elle ne voulait pas.

Ce jour là, elle avait failli tuer Miranda.

Elle le lâcha pour se relever d'un bond. Caleb l'imita, parfaitement incompréhensif quant à son comportement changeant.

- Qu'y a-t-il ?

- Tu es corrompu, dit Eloïse.

Il fronça les sourcils.

- Tu es corrompu par tes propres pouvoirs, poursuivit-elle. Plus tu en as, plus il t'en faut. Regarde où tu en es, maintenant, à rester dans un déni total.

Caleb ne répondit pas.

- Je vais m'en aller, dit-il comme pour esquiver la vérité une nouvelle fois. S'il te plait, ne reste pas ici trop longtemps.

A ces mots, il se retourna pour redescendre du toit. Eloïse l'observa s'éloigner en serrant les poings. Elle avait compris le problème qui émanait de Caleb, mais celui-ci était sans aucun doute insoluble.

Du moins, elle avait un autre moyen d'y mettre fin.

Marchant au dessus des tuiles à la façon d'un fantôme survolant le plancher, elle s'approcha de Caleb sans se faire remarquer. Un seul geste, il tombait du toit, et tous les problèmes touchaient à leur fin.

Lorsqu'elle fut assez près, Eloïse s'apprêta à le pousser dans le vide. Seulement, il se retourna au même moment et lui attrapa les poignets avant qu'elle n'ait le temps de tenter quoi que ce soit.

- Tu pensais que je ne verrais rien ? demanda-t-il.

Caleb se sentait blessé, cela se voyait à des kilomètres. Eloïse s'en réjouissait et culpabilisait en même temps.

Mais contre tout attente, au lieu de lui faire la leçon un seconde fois en à peine dix minutes, il la prit dans ses bras. Et ce fut à son tour de poser sa main sur l'arrière de sa nuque. Eloïse sentit un étrange picotement remonter le long de sa colonne vertébrale et ses membres devenir aussi léger qu'une boule de coton.

Elle s'effondra.

Les souterrains d'Astras, gigantesques conduits s'étendant sur toute la surface de la cité, étaient bondés par la population voulant échapper au siège.

Orage passait à côté de ces regards terrifiés ou enragés. La cité millénaire était aux mains du Futuro et de Pyros, et sa population était au bord d'un soulèvement qui causerait sans doute leur perte. Les autres cités d'Eole devraient faire quelque chose avant que les habitants d'Astras n'en arrivent à cette extrémité.

Depuis plusieurs jours, Orage parcourait les souterrains de fond en comble à la recherche d'une seule et unique personne. Car si le roi et la reine étaient morts, le prince, en revanche, était porté disparu. Et il n'avait eu aucune autre issue que de s'évader par les souterrains.

Il fallait le trouver avant que les deux cités ennemies ne découvrent le moyen d'entrer dans les galeries.

Orage regarda les pierres colorées incrustées dans la vieille brique pleine de racines des murs. Elle n'était pas encore passée par là. Au moins était-ce une satisfaction de le savoir. Les conduits étaient tellement nombreux qu'elle avait plusieurs fois pris le même itinéraire sans s'en rendre compte. Et pour le moment, perdre du temps était tout ce qu'elle souhaitait éviter.

Des voix s'élevèrent d'un coin plus désert des souterrains. Orage pouvait en discerner trois différentes. Lentement, elle s'avança vers elles, guettant le moindre mouvement suspect.

Trois personnes se tenaient là, sous une voûte où des gouttes de cristal incroyablement colorées pendaient aux racines d'un arbre. Deux étaient debout, en habits de combat, et le troisième était assis contre le mur de racines, des cheveux noirs corbeaux lui tombant devant les yeux et vêtu d'habits princiers abîmés.

Orage le tenait.

- Excusez-moi ? dit-elle en s'approchant du groupe.

Aussitôt, les deux magiciens debout se mirent en position de combat. Orage comprit qu'il s'agissait des gardes du corps du prince – ou plutôt du roi, désormais.

- Déclinez votre identité, dit la jeune femme.

- Mon véritable nom ne m'attire que des problèmes. Mais si vous souhaitez, on me surnomme Orage.

- Déclinez votre identité, répéta-t-elle.

- J'ai bien peur de ne pas en avoir la possibilité.

La garde du corps fit un pas en avant, suivie par son compagnon. Le prince, lui, resta adossé à la paroi de la galerie, parfaitement calme. Il avait visiblement une confiance aveugle en ses protecteurs.

- Ce n'est pas nécessaire d'en venir aux mains, poursuivit Orage. Si vous souhaitez, je reste à distance. Je voudrais simplement m'entretenir un moment avec son Altesse.

A ces mots, elle s'assit par terre, attendant de voir la réaction des deux combattants. Ils se décrispèrent, mais restèrent sur leurs gardes.

- Que souhaitez-vous ? demanda le prince.

Tous deux assis, ils se trouvaient maintenant au même niveau.

- Je crains pour votre sécurité, expliqua Orage. Lorsque je suis arrivée dans les souterrains trois jours plus tôt, les chasseurs de prime ennemis tentaient eux-mêmes d'y entrer. Ce n'est qu'une question de temps avant qu'ils n'y parviennent et que se déroule un massacre.

- Nous ne pouvons rien faire, déclara Aaron en ramenant ses cheveux derrière ses oreilles. Nous ne pouvons pas nous défendre contre eux.

- Si les autres cités s'allient à vous, cela est possible.

- Vous savez très bien qu'ils ne peuvent pas gaspiller leurs soldats ainsi. Ils en ont eux-mêmes besoin.

Orage hocha la tête. Elle le savait, oui. Mais ils pouvaient toujours essayer une nouvelle fois de négocier avec le Chao Ming et les cités enclavées.

- Vous ne pouvez pas rester ici, décréta Orage. Il vous faut trouver un endroit sûr pour vous cacher.

- Il n'y en a pas, dit la garde du corps. Peu importe où nous l'emmènerons, il sera en danger. Pyros et le Futuro peuvent frapper n'importe où.

- Il sera déjà plus sauf qu'en dessous d'une ville assiégée, si je puis me permettre.

- Mais encore faudrait-il pouvoir rejoindre la Porte des Mondes des souterrains sans encombres. Et la trouver.

- Cela n'est pas un problème, déclara Orage. Je sais où elle se trouve et je vous aiderai.

La garde du corps lui jeta un regard mauvais. Elle n'avait aucune confiance, c'était certain. Son camarade, par contre, était un peu plus réceptif aux paroles d'Orage.

- Je sais, dit Aaron.

- Qu'y a-t-il, votre Altesse ? demanda Orage.

- Les Magiciens Seconds, j'ai un accord avec eux. Il me faut les contacter.

- Je peux m'en charger. Mais si vous souhaitez qu'ils vous cachent, je ne suis pas sûre que la Cité soit le lieu le plus approprié. Ils sont la prochaine cible.

Aaron ne cacha pas sa surprise.

- Vous les connaissez ?

- D'une certaine façon, oui. Je ne les ai encore jamais rencontrés mais je suppose que c'est l'occasion.

Le prince hocha la tête, d'un coup plus intéressé.

- Si vous pouviez trouver Célèste, ce serait le mieux. J'ai vraiment besoin de lui parler. Elle est la nouvelle reine.

- On m'en a informé, oui. Mais j'ai bien peur qu'elle ne soit plus sur le continent actuellement.

- Que voulez-vous dire ? Elle se trouve sur les îles ?

- Sur Ifraya pour une durée indéterminée. Eole cache bien des problèmes qui ne sont pas encore arrivés jusqu'à vous, votre Altesse, mais j'ai l'espoir que votre future femme vous explique tout ce que vous avez besoin de savoir.

Aaron fronça les sourcils.

- Ce qui se trame concerne-t-il Astras ?

- Pas encore, mais bientôt, malheureusement. Vous n'êtes pas au bout de vos surprises.

Orage se releva et épousseta son pantalon de combat. La crasse du sol avait décidé de prendre la fibre élastique comme hôte et la magicienne souhaitait rester un minimum présentable.

- Je vais porter votre message, dit-elle, je reviens dès que possible. Si vous ne me croisez pas d'ici deux jours, c'est qu'il m'est arrivé quelque chose.

Puis elle disparut dans la galerie couverte de racines.

Orage soupira.

Trois jours de marche intensive dans les souterrains pour finalement retrouver la Cité en à peine une heure. Certes, il lui avait fallu faire un détour par Romée car la Porte des Mondes des souterrains n'était pas reliée à beaucoup d'autres, mais même cela n'avait pris qu'une poignée de minutes supplémentaires, et encore.

Désormais, elle arpentait les rues de la Cité en direction du quartier général des Magiciens Seconds. Ayant quelques relations avec la Résistance, ils lui avaient fourni l'adresse sans aucun problème.

Arrivée au quartier Diamant, il lui suffit de parcourir quelques intersections pour tomber devant la bonne adresse. Elle toqua à la porte et attendit quelques instants que quelqu'un vienne lui ouvrir.

Ce fut la chevelure améthyste de Kathleen qui apparut en premier lieu, suivie de son visage parsemé de taches de rousseurs.

- Bonjour, c'est pourquoi ? demanda-t-elle poliment.

- Les Magiciens Seconds, c'est bien ça ?

Kathleen fronça les sourcils et se garda bien de répondre à cette question.

- Vous êtes ?

- Orage. Une bonne connaissance de Zéro et Scatach. Je souhaiterais m'entretenir avec vous.

La magicienne, la main sur la porte, détendit son visage et l'invita à entrer.

- Je suis désolée, dit-elle, mais il est rare qu'un inconnu connaisse notre adresse ainsi que le nom de notre groupe. Je préfère me méfier.

- Ne vous en faites pas. C'est tout à votre honneur.

Kathleen la mena jusqu'à la pièce de vie, située derrière une portée sertie de carreaux troubles d'où ne filtraient que de la lumière et de vagues contours colorés. Jefferson fut le premier à relever les yeux vers les deux femmes.

- Kathleen ? s'étonna-t-il.

- Voici Orage, dit cette dernière. Elle souhaiterait nous parler.

Orage analysa les magiciens présents. Elle reconnaissait les quelques membres des Magiciens Seconds encore présents – ou simplement encore vivants –, au triste nombre de quatre. Cependant, ils n'étaient pas seuls : elle reconnut le Conseil des Cinq et leurs visages si familiers à ceux qui côtoyaient parfois le palais de la Cité.

- Vous êtes ? demanda Evangeline, qui fut la première à réagir.

- Comme l'a dit votre amie, je suis Orage, une proche de Scatach et de Zéro. Je ne sais pas s'ils ont déjà évoqué mon nom en votre présence.

- Il me semble bien, indiqua Jefferson, dont le surnom singulier de la femme en face de lui faisait remonter quelques souvenirs. Que souhaitez-vous ?

- J'ai des nouvelles du prince Aaron à vous communiquer.

Ce fut la surprise générale, ponctuée par un relevé de tête collectif.

- Vous savez où il se trouve ? demanda Etan. Il va bien ?

- Dans les souterrains d'Astras, sauf et entouré de ses deux gardes du corps. Ils souhaite vous parler car vous avez visiblement un accord. J'envisage de vous le confier pour sa propre sécurité.

Les quatre Magiciens Seconds se jetèrent des regards à la dérobée.

- Ce serait avec joie, indiqua Jefferson, mais j'ai bien peur que la Cité ne soit actuellement pas le lieu le plus sûr pour un prince dont on veut la mort.

- Je le sais, dit Orage. Mais son Altesse Aaron est pour le moment coincé dans les souterrains où les forces ennemies essaient de percer sans relâche. Je peux affirmer sans me tromper qu'il sera bien plus en sécurité ici en votre compagnie.

Jefferson hocha la tête.

- De ce point de vue, vous avez raison. Mais si la guerre frappe à nos portes, il n'aura plus de souterrains pour se protéger.

- Mais il aura l'Ombre et la Résistance. Et vous êtes plus nombreux que deux gardes du corps si je ne m'abuse.

Les magiciens ne purent que consentir à ses propos et Orage prit leur silence pour une réponse positive quant à sa demande.

- Je me charge de l'amener ici, poursuivit-elle. Je vous communiquerais un point de rendez-vous dès que possible.

Elle tourna les talons pour quitter les lieux, puis se stoppa en se rappelant d'une chose.

- Oh, également, il souhaiterait s'entretenir avec Célèste lorsqu'elle sera de retour. Je suppose que vous comprenez pourquoi.

Puis elle s'en alla pour de bon. En effet, les Magiciens Seconds comprenaient mieux que personne. Ils avaient simplement du mal à se faire à l'idée que Célèste, l'une des leur, allait bientôt devenir la reine d'Astras.

La nuit commençait à tomber sur la Cité, comme un voile sombre déposé sur les rues encore bondées de monde. A l'intérieur du quartier Azur, les lampadaires s'allumaient peu à peu, baignant les passants d'une aura couleur cobalt.

- J'arrive pas à croire qu'on nous confine à l'académie par peur d'une guerre qui n'arrive pas pendant que le reste de la Cité sort faire la fête, se plaint Eden.

Lucas s'ébouriffa les cheveux pour retirer la luciole qui s'était coincée dedans. Le petit insecte se dégagea des épaisses mèches brunes avant de s'enfuir à grand renfort d'ailes.

- C'est sûr que pour l'académie la plus prestigieuse de l'une des plus grandes cités du continent, ils pourraient faire preuve d'un peu moins d'attention envers leurs élèves. C'est injuste.

- Cesse de te moquer, pauvre crétin.

Un couple de femmes passa devant eux en riant, main dans la main.

- Regarde ! dit Eden en les désignant. Pourquoi on devrait rester à ruminer cloîtrés dans nos chambres pendant que le reste de la Cité peut se promener et courtiser tranquillement ? Tu crois que je n'ai pas envie, moi, de courtiser des inconnus en période scolaire ?

- Je ne sais pas, peut-être parce que justement le reste de la Cité n'est pas inscrit à l'académie la plus prestigieuse du coin ? Et arrête de dire des conneries, en période scolaire tu ne courtises pas des inconnus, tu dragues les cinquièmes années en leur tirant les joues.

Eden plissa les yeux en posant un doigt dénonciateur sur l'épaule de Lucas.

- Je nie toute accusation.

- Ah oui ? Mais j'ai des preuves, très chère, et je n'hésiterais pas à les employer jusqu'à obtention de la vérité.

Eden attrapa les épaules de Lucas et sauta sur son dos. Il laissa échapper une exclamation de surprise avant de retrouver son équilibre.

- La seule vérité que tu obtiendras, c'est que tu es un rabat-joie de compétition pire encore que cette Heather chère à mon cœur.

Lucas s'agita pour faire chuter son amie de la même façon qu'il avait chassé la luciole de ses cheveux.

- Descends de ton perchoir, petit oiseau qui pèse plus lourd que ce dont elle n'a l'air.

Le regard d'Eden s'immobilisa soudainement. Toujours sur le dos de son ami, elle fixait une silhouette à moitié tapie dans l'obscurité, qui semblait les guetter à un coin de rue : cheveux blonds vénitien, apparence frêle, baguette métallique entre les doigts. La Madrigane ne laissa plus échapper un son. Elle tapota l'épaule de son ami pour qu'il cesse de bouger et lui montra discrètement l'inconnue d'un geste de la tête. Lucas la scruta et se transforma en statue à son tour. La ruelle, dont ils étaient les derniers occupants, se mura dans un silence de mort.

L'inconnue ne bougeait pas non plus, à moitié dos à eux, collée au mur d'une intersection, sa baguette pointant vers le sol. Une petite luciole voleta en sa direction jusqu'à se poser sur l'embout de l'objet métallique. La lumière de l'insecte, bien que faible, suffit à révéler les reflets arc-en-ciel de la baguette.

Du métal lumière.

Sans faire de gestes brusques, Eden descendit du dos de son ami. Les deux magiciens se regardèrent en silence et tout deux parvinrent à la même conclusion.

Puis, comme si elle se doutait que le silence était anormal, l'inconnue se tourna vers eux d'un bond si vif qu'ils sursautèrent. Son visage, en grande partie caché par l'absence de lampadaire à moins de quelques mètres, restait cependant suffisamment discernable pour être identifié.

Anthropa Holloway.

La magicienne partit en courant à une vitesse incroyable, en contraste parfait avec son corps frêle qui semblait vouloir se briser au moindre de coup de vent. Ni une ni deux, Eden et Lucas partirent à sa suite. Seulement, à peine tournèrent-ils à l'intersection qu'elle avait empruntée qu'ils découvrirent la ruelle totalement vide.

- C'est pas possible, déplora Eden. Elle était là à peine quelques secondes plus tôt !

Lucas semblait lui aussi surpris de la disparition soudaine de la sorcière. Il regardait la ruelle d'un air incompréhensif.

- Je suppose que quand tu es une magicienne de légende de deux mille ans, tu apprends à disparaître, avança-t-il.

- Il faut retrouver mon père et lui en parler, dit Eden, prise d'euphorie. Comme quoi ce cher professeur Scremayeur avait tort : Anthropa est bien vivante.

La Madrigane regarda autour d'elle avant de jauger le trajet le plus court. Finalement, elle rebroussa chemin vers la rue qu'ils venaient à peine d'emprunter.

- Eden, l'appela Lucas, toujours aussi statique.

Elle se retourna vivement.

- Quoi ?

- Tu ne trouves pas ça étrange ?

Eden fronça les sourcils.

- De quoi tu parles ?

- Les lucioles. Celle qui s'est coincée dans mes cheveux. Et celle qui s'est posée sur sa baguette. C'est une drôle de coïncidence d'en voir deux alors que normalement il n'y en a aucune dans le quartier Azur.

Eden retourna vers lui, prise d'un doute. Si la situation pouvait paraître étrange, elle se rappelait aussitôt qu'elle était à la chasse d'une magicienne de génie probablement immortelle et que relativiser était une bonne chose.

- Est-ce qu'on pense à la même chose, Monseigneur Spelmann ?

- Elle nous espionnait.

Lysandre et Mila toquèrent à la porte de la salle de bain, accaparée depuis une bonne vingtaine de minutes par Eugénie. Elle était en train de fabriquer ils-ne-savaient-quoi sans bruit depuis tout ce temps et cela commençait presque à les inquiéter.

- Eugénie ? l'appela Mila. Tu es là ?

- Ouais, répondit celle-ci depuis l'autre côté de la porte.

- Qu'est-ce que tu fais ?

- Quelque chose de grandiose. Vous voulez un petit aperçu ?

Elle ouvrit la porte sans attendre leur réponse. Lysandre et Mila purent découvrir ce qui se tramait réellement de l'autre côté. Et c'était digne de leur amie.

Eugénie, gants en latex plein de teinture rose sur les mains, s'appliquait à colorer ses cheveux, des pinces plein son cuir chevelu.

- Où est-ce que tu as trouvé tout ça ? s'étonna Lysandre.

- J'ai récupéré mon tube de rose en même temps que mes parents. C'est peut-être la fin du monde, mais hors de question que j'ai des cheveux jaune pisse.

Elle étala une bonne poignée de teinture de son crâne jusqu'à la moitié de ses cheveux.

- Et cette fois-ci je vais innover, poursuivit-elle, une tache rose tombée au milieu de son front.

A côté du bol de teinture fluorescente à moitié vide se trouvait un récipient plein d'une mixture noir bleuté. Eugénie en prit une bonne dose dans sa main avant de l'étaler sur la deuxième moitié de ses cheveux jusqu'aux pointes.

- J'ai trouvé ce tube de noir-bleu tout à l'heure, expliqua Eugénie, et j'avais envie de le tester. Et par tester, je veux dire tester mes parents. Leur réaction va être mémorable.

- Tu fais ça seulement pour leur pourrir la vie ? demanda Mila.

- Non, t'inquiète. J'avais aussi envie de changer de tête. A choisir entre le piercing improvisé à l'aiguille de couture et la teinture, laisse-moi te dire que j'ai préféré toucher à mes cheveux.

Elle en étala une nouvelle couche généreuse, dispersant le produit dans la moindre parcelle de cheveu encore vierge.

- Pour mes piercings, reprit-elle, j'ai dû négocier avec eux pendant des mois. Et je peux vous dire que ça a été compliqué. Alors pour les cheveux roses, j'ai simplement pas demandé leur avis. Hors de question que je le fasse cette fois-ci.

Mila et Lysandre se jetèrent un regard en biais pendant qu'Eugénie observait son travail dans le miroir. Cette situation ne les étonnait même pas. Avec Eugénie, il fallait s'attendre à tout. Même au plus absurde.

Ils la laissèrent terminer sa teinture pour retourner vers le salon. Là encore, les adultes faisaient en sorte de s'occuper au possible. Les parents de Mila et le père de Lysandre étaient en plein débat sur un film, moitié en train de plaisanter moitié en train de s'envoyer des arguments contraires au visage, tandis que les Vandeuvre jouaient aux cartes en compagnie de leurs deux enfants. Seuls les parents d'Eugénie restaient isolés, chacun s'évitant soigneusement.

Ils risquaient d'être surpris quant au changement d'apparence de leur fille.

Du côté des plus jeunes, Vénérios été réapparu. Personne ne savait où exactement il s'était éclipsé, et personne n'avait daigné lui poser la question. Le magicien ne cherchait pas particulièrement à s'intégrer, et les autres le tenaient relativement à l'écart. Il avait travaillé toute sa vie pour les laboratoires, et même si Célèste avait plaidé sa cause avec ferveur, des problèmes de confiance majeurs subsistaient toujours. Assis dans un coin, ses nouvelles lunettes rondes posées sur son nez, il lisait un manuel d'histoire-géographie pour terminale littéraire. Celui de Margaux, sûrement.

La jeune fille en question, enfoncée un peu plus loin dans le petit canapé brun, observait Vénérios du coin de l'œil. Sans doute pour lui reprendre le manuel des mains si jamais il venait à y faire la moindre trace ou pliure. A côté d'elle, Scatach et Zéro lui parlaient – du moins, Scatach parlait la majeure partie du temps. Margaux n'avait pas l'air passionnée par son presque monologue.

Enfin, dernières personne présentes dans la pièce, se trouvaient Michaël, Lanehaërt et Lanehäden. Près de la fenêtre, ils analysaient la rue pour vérifier que des ombres n'approchaient pas trop près de leur location.

Entre autres, tout était habituel dans la mesure du possible.

Mila et Lysandre s'assirent en bas des escaliers. L'une jouant avec sa longue tresse blonde, l'autre la tête posée sur la rampe d'escalier.

- Tu crois que ses parents vont réagir comment ? demanda Mila.

Lysandre haussa les épaules.

- Mal, je suppose. Mais bon, ça fera un peu d'animation.

Mila sourit. Il était vrai qu'ils s'ennuyaient à mourir. Impossible de sortir à cause des ombres, leurs cours n'arrivaient pas à les passionner, et même lire ou regarder la télévision ne leur faisait pas envie. Ils n'avaient pas la tête aux distractions. De plus, seule Mila avait encore des contacts extérieurs avec ses amis ou sa famille. Pour cause, ils habitaient Lyon, bien loin des ombres et des dégâts qu'ils causaient dans tout le nord de la France.

- J'aimerais bien faire quelque chose de constructif, dit Mila. Mais en même temps je suis pas d'humeur.

- Pareil, répondit Lysandre.

Puis leur discussion tourna court. Ils passaient tellement de temps à parler pour faire avancer leurs journées qu'ils ne trouvaient plus rien à se dire.

- Je crois que je vais retourner voir Eugénie, si elle a besoin d'aide, dit Mila en se levant.

- D'accord, dit Lysandre. Moi je vais faire... autre chose, je suppose.

Elle lui sourit tristement et remonta les escaliers en quelques bonds. Lysandre, lui soupira d'ennui. Que faire ?

Vénérios, seul dans son coin, attira son attention. Perdu dans la lecture du manuel d'histoire, il semblait perplexe. Lysandre alla le rejoindre, plus par pitié que par envie. Il prit une chaise pliante posée dans un coin et s'installa dessus.

- Qu'est-ce que tu fais ? demanda-t-il.

Vénérios releva les yeux, presque surpris que quelqu'un ne daigne lui adresser la parole.

- Je lis ce manuel que j'ai trouvé. C'est assez intéressant. Enfin, ça dépend des chapitres.

Il tourna une page, affichant un mélange d'images et de textes typique des manuels scolaires.

- La gouvernance économique mondiale ou je-ne-sais-quoi, je trouve ça ennuyeux, poursuivit-il. Par contre ce chapitre-là je le trouve très intéressant.

Lysandre regarda en haut de la page. En petit caractères noirs était inscrit "l'historien et les mémoires de la guerre".

- Tu connais ? demanda Vénérios.

- C'est du programme de terminale et je suis encore en seconde.

Vénérios haussa un sourcil d'incompréhension.

- Je le verrai dans deux ans, traduisit Lysandre. Ça parle de quoi ?

- Des différentes mémoires qui ont subsisté après votre deuxième guerre mondiale. Ça montre bien à quel point on peut influencer les gens pour ne leur faire retenir que ce que l'on souhaite. A quel point on peut forcer certains au silence parce qu'ils ne représentent pas une partie avantageuse de l'histoire.

Lysandre baissa les yeux vers la page du manuel et la survola en vitesse.

- Tu aimes l'histoire ? demanda-t-il, curieux.

- J'aime votre histoire. Parce que je ne la connais pas. Et j'aime constater que finalement nos deux mondes ne sont pas si différents. Je suppose que la guerre c'est quelque chose d'universel.

Lysandre soupira.

- Tu ne sais pas à quel point.

Il jeta un coup d'œil rapide dans la pièce. Tout le monde était toujours perdu dans ses occupations. Vénérios surprit son regard.

- Lutter contre l'ennui pour ne pas penser à la souffrance de la condition humaine, dit-il.

Lysandre fronça les sourcils.

- Quoi ?

- S'occuper pour penser à autre chose plutôt qu'à une mort qui viendra. J'ai lu ça dans cet autre manuel.

Il pointu du doigt le manuel de philosophie de Margaux, abandonné sur la table basse du salon.

- C'était très intéressant. Et aussi très farfelu, je dois admettre.

- Ça aussi, je le ferai dans deux ans, indiqua Lysandre.

Vénérios hocha la tête et retourna dans sa lecture du manuel, remontant ses lunettes sur son nez. Visiblement, leur discussion était terminée.

Lysandre entendit des rires de la part des Vandeuvre, alors qu'ils continuaient à balancer des cartes sur la table. Puis il vit un mouvement de recul du côté de Lanehaërt et se redressa. Il se passait quelque chose.

Les trois Madrigans à proximité de la fenêtre échangèrent à voix basse, usant de télépathie pour que Lanehäden puisse suivre également. Ils semblaient préoccupés.

- Je peux avoir votre attention ? fit Lanehaërt suffisamment fort pour que tout le monde reporte son attention sur elle.

Elle s'apprêta à expliquer le problème quand une masse noire rampa sur le sol, ondulant tel un serpent chassant sa proie, jusqu'à s'étendre de toute sa hauteur pour former les contours d'une ombre aux yeux rouge sang.

Tous les humains de la pièce esquissèrent un mouvement de recul en direction des murs, tandis que Lanehaërt, au contraire, fonça sur l'ombre de sa grâce de cygne. Elle lui asséna un coup de poing qui suffit à montrer toute l'étendue du problème.

Les ombres, qui avaient d'habitude une consistance à la limite entre un gaz et un solide, étaient maintenant aussi dures que des blocs de glace. Au lieu de s'enfoncer en partie à travers l'enveloppe noire de la créature, la main de Lanehaërt fut bloquée en surface.

Elle jura, puis esquiva la main sombre de l'ombre alors que celle-ci cherchait à lui saisir le bras. Un cri étrange s'échappa du corps de la créature, mais alors que celle-ci allait charger sur la Madrigane, elle disparut dans une gerbe de fragments rouge sombre. Lanehäden venait de l'éliminer.

- Il y en a deux autres, dit Michaël. Je sens leur présence proche d'ici.

Presque aussitôt, une nouvelle ombre déboula dans le salon en poussant un cri aigu. Les jumeaux Edrae-Navitski s'empressèrent de s'en débarrasser, mais la tâche s'avéra plus complexe que précédemment. L'ombre anticipa leurs mouvements avec un naturel déconcertant, comme l'aurait fait un être vivant. Puis explosa à la façon de la précédente, dans une multitude d'éclats rouges se dispersant dans l'air.

Zéro fit tournoyer sa dague à la lame de pyrope entre ses doigts. Le cristal brillait encore d'une faible lueur rougeâtre, preuve qu'il avait été envahi par de la magie rouge. La seule magie capable de détruire les ombres aux yeux de sang.

- Michaël, fit Lanehaërt, où est la troisième ?

Des cris retentirent de l'étage supérieur, suivit par des bruits de pas dévalant l'escalier à une vitesse éclair. Mila déboula dans le salon, sa tresse rebondissant sur son dos au rythme de sa course, suivie par Eugénie, un sac plastique sur la tête pour laisser reposer sa teinture avant de la rincer. L'ombre fut la troisième à s'inviter.

Plus rapide que tous les autres, Zéro chargea la lame de sa dague de magie rouge, puis la jeta d'un geste précis sur la créature, qui exposa en milliers d'étincelles qui s'évaporèrent presque aussi vite. La dague se ficha dans le mur d'un bruit sec.

- Merci de ta réaction, Zéro, dit Lanehaërt.

Le Madrigan haussa les épaules et retourna s'asseoir. Lanehaërt reprit.

- J'avais une annonce à faire, dit-elle, et elle concerne exactement ce que vous venez de voir. Avec mon frère et Michaël, nous nous sommes rendus compte d'une chose : les ombres de magie rouge évoluent. Elles apprennent. De leurs erreurs, mais également de nos manières de procéder, nos techniques de combat, nos faiblesses. Tout cela pour mieux nous contrer. Elles sont issues d'un sortilège puissant, et si nous ne nous débarrassons pas de la source rapidement, j'ai bien peur que nous ne soyons plus assez ici pour les affronter.

La nuit était tombée. Le ciel d'Ifraya, d'un noir d'encre, était seulement troublé par les points lumineux des étoiles lointaines et de la lune rouge.

Adossé contre le tronc d'un arbre à moitié mort, Rory arrachait des touffes d'herbe d'un geste nerveux, retirant les racines de la plupart de ses victimes. Allongée à un mètre de lui, Miranda avait les yeux fermés, essayant sans doute de dormir ou au moins de se reposer.

- Rory, arrête, dit-elle d'un ton cassant. Le bruit que tu fais me gêne.

Le Madrigan arqua un sourcil, laissant échapper les brins d'herbe qu'il avait encore entre les doigts.

- Le bruit d'herbe arrachée te gêne ? Ça ne fait pas de bruit, Miranda.

- Si je te fais la remarque, c'est justement parce que je t'affirme le contraire.

Rory soupira et laissa sa tête basculer en arrière jusqu'à rencontrer le tronc d'arbre sûrement vieux de plusieurs dizaines d'années. Peut-être que lui aussi devrait se reposer un peu, comme elle. Ils avaient eu une longue journée.

Après s'être introduits dans Növa-Léig et avoir établi un plan d'action, ils avaient été contraints d'abandonner les chevaux à un kilomètre du château. Il n'était pas possible d'amener les montures plus loin sans attirer l'attention sur eux. Les nobles faisaient très attention aux roturiers qui s'approchaient de trop près, en particulier quand ceux-ci semblaient totalement étrangers à Ifraya.

Le but n'était pas de se faire repérer avant même d'avoir pu atteindre la demeure de Caleb.

Ainsi donc, ils avaient parcouru le peu de distance qui les séparaient du château à pieds. Mais encore une fois, les magiciens ne pouvaient pas s'approcher trop près avant le moment fatidique : les gardes avaient des périmètres d'action assez larges et les repérer aurait été bien trop facile. Ils attendaient donc sur le bas côté d'une route que la nuit soit assez avancée pour finir le trajet et récupérer Eloïse.

Rory ferma les yeux et perdit toute notion du temps. La caresse du vent sur son visage et les bruits lointains de la ville suffirent à le bercer. Jusqu'à ce que la voix de Victorien, revenu de son repérage, ne le sorte de sa léthargie.

- Nous y allons, dit-il.

Aussitôt, Rory ouvrit les yeux. Comme à son habitude, il ne l'avait pas entendu arriver. Sa discrétion légendaire ne lui faisait jamais défaut.

Miranda se réveilla à son tour et se releva avec énergie. Rory fit de même, peu envieux de s'attirer les foudres de Victorien pour "les avoir ralentis encore une fois".

Ils partirent sans bruit vers le château, jusqu'à rejoindre l'entrée des jardins. Comme ils pouvaient s'en douter, des gardes patrouillaient à l'intérieur.

- Qu'est-ce qu'on fait ? chuchota Miranda.

Victorien jeta un coup d'œil aux gardes, puis à la grande façade du château.

- Restez dans les jardins et n'entrez pas, dit-il. Évitez les gardes. Je me charge du reste.

- Quoi ? s'indigna discrètement Miranda. Tu fais tout le travail et nous on te regarde faire ?

- Vous nous couvrirez à notre sortie. Crois-moi, c'est très important.

A ces mots, il disparut comme une ombre glissant dans l'obscurité.

Miranda et Rory se jetèrent un regard perplexe, avant de s'engouffrer silencieusement dans les jardins.

Il était temps.

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