Chapitre 18: Novembre (15)

Le jour n'était pas encore levé. La lune rouge brillait dans le ciel d'encre. Tout était calme, encore endormi.

Eloïse en profita pour se lever. Elle sortit discrètement dans le long couloir clair, chaussures en main, ses pieds nus heurtant le carrelage si silencieusement qu'elle semblait flotter au dessus. Il n'y avait ni Levanna, ni Caleb pour lui barrer la route. Cette fois enfin, la voie était libre pour fuir.

La magicienne arriva rapidement dans les jardins et regarda autour d'elle pour s'assurer de sa solitude. Certains gardes devaient patrouiller un peu plus loin, elle alla donc s'installer derrière un arbre pour remettre ses chaussures, les lassant plus vite qu'elle ne l'avait jamais fait auparavant. Ensuite, Eloïse s'élança vers la sortie, sa robe noire de la même couleur que le tissu qui recouvrait ses cheveux la faisant se fondre dans le décors comme une ombre parmi ses semblables.

Elle évita tous les gardes et les nobles qui se promenaient avec une aisance qui l'étonna elle-même, et parvint finalement à atteindre la limite de la propriété. Étrangement, rien ni personne ne l'empêchait de partir. Peut-être Levanna avait-elle raison, personne ne la retenait prisonnière ici.

Eloïse avait bien du mal à y croire. Pour cette raison, elle se mit à courir dès qu'elle s'estima assez loin du château, et ne s'arrêta que lorsqu'elle fut totalement essoufflée.

La jeune fille reprit sa respiration pendant quelques instants. Elle se trouvait désormais aux alentours d'un village. Plutôt pauvre, selon ce qu'elle voyait.

Du bruit provenait de plus loin, là où de nombreuses flammes illuminaient la grande rue terreuse. Eloïse s'avança jusque là-bas, n'ayant aucune autre idée d'où se rendre. Elle avait beau être perdue dans cet environnement inconnu, elle devait faire avec et se fondre dans la masse.

Une foule de personnes criaient, entourant quelque chose qu'Eloïse ne parvenait pas à voir. Elle s'approcha un peu plus et s'estima heureuse que les gens autour ne lui prêtent aucune attention, trop occupés à hurler leur joie.

Du moins, cette joie leur faisaient crier des "à mort", "traître", ou encore "salope" dans un mélange de Madrigan et de Lysirien. Eloïse arriva enfin à voir ce qui se passait au centre de la foule.

Plusieurs personnes tiraient une fille à peine couverte vers un bûcher, pendant qu'elle se débattait de toutes ses forces. Ceux qui la tenaient l'accrochèrent à un poteau de bois planté au dessus d'un imposant tas de paille sèche et y mirent feu. La fille poussa un hurlement glaçant.

Eloïse était tombée en plein milieu d'une exécution publique.

Quelqu'un la saisit par le buste pour la tirer en arrière et plaqua une main sur sa bouche avant qu'elle n'ait le temps d'esquiver la moindre réaction. La magicienne tenta de le frapper, mais il était beaucoup plus grand et solide qu'elle. Personne autour ne chercha à lui venir en aide. Ce fut à peine s'ils lui adressèrent un regard.

Un fil de fer était enroulé autour du poignet de son agresseur. Haven Redland, donc. Elle s'imaginait bien que la liberté n'était pas à portée de main.

Profitant d'un léger relâchement de la part du supérieur des laboratoires, Eloïse chercha à se dégager d'un bond, mais sa tentative fut vaine. Haven la souleva et la posa sur son épaule.

- Ne crois pas pouvoir t'échapper aussi facilement, dit-il.

- Lâchez-moi.

- On va avoir une petite discussion, tous les deux.

- Lâchez-moi, répéta-t-elle.

Il l'ignora et poursuivit sa route en direction de la demeure de Caleb, avec en fond les derniers hurlements de la fille brûlée vive.

- Non, vraiment, lâchez-moi, dit Eloïse.

- Je ne peux pas. Alors calme-toi pour le moment. Comme je t'ai dit, il faut qu'on parle.

- Je n'ai pas envie. Tout ce que je veux, c'est retourner sur Eole.

- J'ai bien peur que cela n'arrive jamais, princesse.

Elle resta silencieuse pendant un moment. Elle ne comptait pas passer le reste de sa vie ici. Le problème était Haven : elle ne pouvait pas prendre la fuite s'il se trouvait dans les parages.

- Si je te repose, tu seras une gentille fille ? lui demanda le magicien.

- Je ne suis pas un chien.

- C'est oui ou non.

- Oui, grommela-t-elle.

Haven la reposa au sol, mais lui attrapa le poignet avant même qu'elle n'ait pu faire un pas.

- Vous pouvez me lâcher, dit Eloïse.

- Allons, nous savons tous les deux que si je le fais, tu saisiras la première occasion venue pour partir en courant.

- Et pour aller où, au juste ?

- Je ne sais pas. Dans quelle direction tu te rendais ?

Silence.

- Aucune, admit-elle.

La magicienne avait juste voulu partir. Ensuite, il lui aurait suffit d'improviser un peu. Elle savait survivre.

- Je me doute bien, lui dit Haven. Mais crois-moi, tu ne te trouves pas sur Eole. Seule ici, tu serais morte.

- Parce que Caleb ne compte pas me tuer, peut-être ?

- Il peut le faire. Mais il peut aussi te garder en vie, c'est à lui d'en décider. Si tu es un problème pour lui, alors je te laisse deviner vers quelle option tu te diriges.

- On m'a toujours répété que la finalité du projet Alpha était ma mort. Je ne vois pas comment il pourrait me laisser vivre.

Haven laissa un blanc.

- Tu sais ce qu'il te veut, au moins ?

- ... Non.

- Mes chers collègues ne t'ont rien dit ? Voilà qui me déçoit venant de leur part. On dirait que c'est moi qui vais devoir t'informer de ton sort.

Eloïse marcha sur sa robe et manqua de tomber, mais Haven lui tira le poignet pour ne pas qu'elle chute. Un petit tas de poussière voleta au dessus du chemin terreux avant de retourner s'écraser dessus.

- Caleb veut tes pouvoirs, annonça-t-il.

Eloïse fronça les sourcils, sceptique.

- On ne peut pas prendre les pouvoirs de quelqu'un. C'est impossible.

- Détrompe-toi. Il a un moyen de le faire.

Elle trouvait cette histoire vraiment saugrenue, pourtant, Haven semblait parfaitement sérieux.

- Comment ?

- Les Phébéiens ont la capacité de prendre la magie d'une personne, mais uniquement avec son consentement.

- Sauf que je ne veux pas lui donner.

- L'essence magique de Caleb est l'hypnose. Que tu le veuilles ou non, il te les prendra. Il a sûrement déjà commencé.

Eloïse fut soudain prise d'un gros doute. Et si Caleb avait déjà pris une grande partie de ses pouvoirs sans qu'elle ne s'en rende compte ? Après tout, il l'avait déjà manipulée sans qu'elle ne voit rien de ses réelles intentions.

Mais si une grande partie de sa magie avait disparue, elle l'aurait remarqué. Or, aucun changement en vue.

- Donc quand il m'aura pris mes pouvoirs, il me tuera parce que je n'aurais plus aucune utilité ? demanda-t-elle.

- Non, d'après ce que j'ai compris, il ne veut pas te tuer. Si ça arrive, ce sera indépendamment de sa volonté. D'une certaine façon.

- Je ne comprends pas.

- Un magicien sans pouvoirs est un magicien mort, mon cœur.

- Alors comment vous pouvez affirmer qu'il existe un moyen pour moi de survivre ?

- Je trouve que tu poses beaucoup de questions.

- On parle de ma vie, là.

- Tu es née humaine, Eloïse. Tu es née sans magie, au détriment de tous les magiciens qui existent. Il est possible que tu puisses vivre sans tes pouvoirs, parce qu'ils ne te viennent pas de naissance.

- Mais il n'y a aucune garantie que ça fonctionne.

- Effectivement. Mais si Caleb souhaite vraiment te garder en vie, il est possible qu'il te laisse une petite partie de tes pouvoirs. Encore une fois, c'est à lui de décider.

Eloïse n'avait aucune envie de laisser son sort entre les mains de Caleb. Malheureusement, elle n'était plus sûre d'avoir le choix.

La route pour retourner jusqu'au château lui sembla incroyablement longue. Elle se rappelait avoir couru un bon moment, mais ne pensait pas s'être autant éloignée.

- Je suppose que tu ne souhaites pas que Caleb apprenne ta petite escapade nocturne, lui dit Haven.

- Il sait bien que je ne veux pas rester ici, qu'est-ce que ça change qu'il le sache ou non ?

- S'il ne le sais pas, il aura plus tendance à te faire confiance. Tu pourras de nouveau tenter de partir lorsque tu auras plus de moyens. Si tu n'es pas morte d'ici là.

Eloïse ignora sa dernière remarque.

- Pourquoi vous me dites ça ? s'étonna-t-elle. Vous venez juste de m'empêcher de partir.

- Caleb m'a payé une petite fortune pour te ramener jusqu'ici. Tant que je n'ai pas mon dû, je ferais en sorte que tu restes là où il le souhaite. Quand il m'aura payé, alors je n'aurais plus rien à voir avec lui. Si tu t'enfuis à ce moment là, ce n'est plus mon problème, mais le sien. Je ne lui dois rien.

- Quelle genre de petite fortune il vous a payé ? Et pourquoi vous m'aidez ?

- Quatre cent mille, petite. Et je ne t'aide pas, je ne fais qu'un constat de la situation.

Eloïse manqua de s'étouffer.

- Quatre cent mille ? Il a osé débourser une somme pareille ?

- Il a osé, confirma Haven.

Elle resta un instant silencieuse. Caleb avait les moyens de sortir autant d'argent, c'était certain, mais la somme restait tout de même incroyablement conséquente.

- Je ne comprends tout de même pas pourquoi vous m'en dites autant. Vous travaillez pour les laboratoires, nous sommes ennemis. Qu'est-ce que vous y gagnez ?

- Je ne gagne rien. Mais je ne perds rien non plus. Quand à mon travail aux laboratoires, disons que j'ai pris de grandes distances avec. J'ai eu quelques différends avec certains supérieurs. Caleb m'a embauché sans passer par eux au préalable.

- Je vois que l'entente là-bas n'est pas au mieux.

- Anthéon est le seul à blâmer. C'est un connard fini. Kaladria était du même genre, voire pire. J'étais ravi d'entendre la nouvelle de son décès. Aprehensen a bien fait de la tuer.

- Mais de quel côté vous êtes, au juste ?

Haven ricana.

- De celui qui me paiera le mieux. De celui de Caleb, donc. Pour le moment. Si c'est ce que tu veux savoir, j'ai autant de respect pour Isidorh que j'en avais pour Victorien ou Ilyann. Nos chemins ont simplement dû se séparer.

Redland n'était donc motivé que par l'argent. Avec la somme qu'il amasserait, aucun doute qu'il n'aurait plus à travailler pour le restant de ses jours.

- Je te pose de nouveau la question, mon cœur : est-ce que tu veux que Caleb découvre ta petite escapade ?

- Là, vous cherchez à m'aider, fit-elle remarquer.

- Écoute, le jour va bientôt se lever, et je pense qu'il s'est déjà rendu compte de ton absence. Je te propose donc un marché : je ne lui dis pas un mot sur ce qu'il s'est passé, et en échange, tu attends que je sois payé avant de retenter quoi que ce soit.

Eloïse fronça les sourcils. Elle comprenait bien qu'il était motivé par l'argent, mais sa proposition lui paraissait tout de même étonnante.

- Très bien, dit-elle. Mais si vous dites qu'il s'est rendu compte de mon absence, alors je ne vois pas l'intérêt de la chose.

Ils arrivèrent enfin au niveau des jardins, là où deux grands buissons parfaitement taillés délimitaient la fin de la propriété de Caleb. Des gardes circulaient non loin. Haven attendit donc qu'ils s'en aillent avant de faire entrer Eloïse. Car s'il pouvait mentir pour tromper Caleb, les gardes pourraient tout aussi bien donner une autre version de l'histoire.

- L'entrée est par là, fit remarquer l'adolescente en voyant qu'Haven ne l'entraînait pas au bon endroit.

- Je sais. On prend une autre entrée.

- Il y en a une autre ? s'étonna-t-elle.

- Qui mène à la bibliothèque, oui.

Effectivement, plus loin, dissimulée par un arbre aux gigantesques feuilles d'émeraude, se trouvait une petite porte blanche entourée de liseron bleu. Le supérieur l'ouvrit et poussa Eloïse dans la grande pièce en vitesse. Elle trébucha de nouveau sur sa robe.

- Eh bien, tu ne tiens pas debout.

- Cette robe est trop longue.

- C'est à Levanna qu'il faut que tu te plaignes.

Haven lâcha enfin le poignet d'Eloïse. Libre de ses mouvements, elle partit faire un tour entre les étagères de livres afin de s'éloigner du magicien. Il resta un peu plus loin à l'observer.

Levanna débarqua devant elle si rapidement qu'elle la fit sursauter. La dame de compagnie avait un air inquiet collé au visage.

Eloïse se demanda avec quelle sorcellerie elle avait pu la retrouver si rapidement après son retour.

- Je ne vous trouvais nulle part, dit-elle en Lysirien. Je me suis grandement inquiétée.

- J'ai souvent des insomnies, lui dit Eloïse. Il fallait que je bouge.

Haven s'approcha d'elles.

- Il n'y a pas à t'inquiéter, Levanna, elle était avec moi.

- Oh, je ne savais pas. Je m'excuse.

- Ce n'est rien.

Il se tourna vers Eloïse.

- Je sais que vous, les Aprehensen, avez tendance à être d'une discrétion légendaire, dit-il en français. Mais je t'ai à l'œil, mon cœur. N'oublie pas l'accord. Encore un peu de temps, et tu es libre de faire ce que tu souhaites.

A ces mots, il s'éloigna. Levanna regarda Eloïse de façon interloquée, n'ayant pas compris le moindre mot de ce qu'il venait de dire.

Eloïse, elle, restait perplexe.

En ce début de matinée les trois soleils brillaient haut dans le ciel du quartier Ivoire de la Cité. Julia, une main sur sa boisson et l'autre sur ses genoux, regardait avec attention les petits arc-en-ciels de lumière décomposée créés par le liquide. Elle était assez nerveuse et triturait fébrilement la couture de son uniforme du AMI.

- Pourquoi vous souhaitez savoir comment s'est passé l'accouchement ? demanda-t-elle à Phrixos.

- Parce que généralement, être enceinte de mages rouges n'est pas une chose particulièrement facile à vivre. Enfin, c'est douloureux. Et parfois il peut y avoir des problèmes...

- Il y a un problème avec mes filles ?

Phrixos se pinça les lèvres.

- Pourriez-vous simplement répondre à ma question ? Je ne veux pas tirer de conclusions avant d'en savoir plus.

Julia replaça une mèche de cheveux derrière son oreille, geste, une nouvelle fois, nerveux.

- Je n'ai eu aucun problème, tout allait très bien.

- Et après la naissance, quelque chose s'est passé ? Quelque chose que vous auriez pu trouver étrange ou alarmant.

- A vrai dire, mes filles ont failli mourir à la naissance. Les médecins disaient qu'elles ne s'en sortiraient sûrement pas, puis d'un coup, elles allaient parfaitement bien. Personne n'a compris comment.

Phrixos se gratta la joue. Les pièces du puzzle s'assemblaient dans sa tête.

- Donc vous n'avez jeté aucun sort de magie rouge aux fœtus durant votre grossesse.

Julia prit un air horrifié.

- Non ! Jamais je n'aurais fait une chose pareille !

- Et personne d'autre ne l'a fait ?

- Personne n'a jeté de sortilège de magie rouge en ma présence.

Phrixos soupira. Julia, elle, paniqua un peu plus.

- Qu'est-ce qui ne va pas avec mes filles ?

- Elles ont été transformées en mages rouges après leur naissance. C'est pour ça qu'elles ne sont pas mortes.

La lèvre de Julia tressauta.

- Je pensais qu'on ne pouvait pas les transformer après la naissance.

- Il y a un laps de temps assez court où cela est encore possible.

- Mais... qui pourrait avoir fait ça ? Enfin, être un mage rouge n'est une condition enviable à personne !

Elle porta une main à sa bouche et commença à se ronger les ongles. Phrixos soupira et lui saisit le poignet pour qu'elle repose son bras sur la petit table qui les séparait.

Pour le moment, il ne valait mieux pas lui dire que l'une de ses filles était sûrement une réincarnation de Chevalier.

- Calmez-vous, s'il vous plaît, dit-il. Qui était présent ce jour là ? Magiciens uniquement.

- Mes coéquipières de l'équipe Alpha. Synetelle, Alicia, Framboise, Kylliadelle et Eloïse.

- Laquelle était capable de lancer un sortilège de magie rouge ?

- Aucune.

Phrixos serra un peu plus son poignet sans même s'en rendre compte.

- Vous en êtes certaine ?

- Je ne vois pas comment l'une d'elle aurait pu apprendre la magie rouge puisque c'est une discipline interdite au AMI, couina-t-elle.

Phrixos soupira. Voilà qui ne l'aidait pas beaucoup.

- Il serait bien que vous alliez vous renseigner. J'aimerais parler à celle qui a lancé le sort.

Julia hocha vivement la tête.

- Elles sont en mission pour le moment. Je leur en parle dès leur retour.

Phrixos lui lâcha le poignet, soucieux. Il avait déjà une petit idée du coupable en tête, mais ne préférait pas se prononcer avant d'être sûr qu'il s'agissait bien d'elle.

- Je vous tiens au courant dès que possible, dit Julia.

Elle se leva précipitamment, renversant un peu du contenu de son verre encore plein sur la table aux reflets nacrés.

- Oh, mince, désolée, je suis un peu stressée en ce moment.

Un peu était un bel euphémisme.

- Ça va aller, répliqua Phrixos en mettant une serviette sur le liquide. Je vais m'en occuper.

Julia hocha la tête et partit à la hâte.

Elle le savait, Phrixos ne lui disait pas tout.

Jefferson se massa les tempes. Lui et les autres Magiciens Seconds n'étaient pas restés longtemps sur Terre, mais suffisamment pour constater les dégâts que causaient les ombres. Il leur fallait trouver un moyen de retirer les magies noire et rouge qui stagnaient dans l'atmosphère, mais sans personne pour utiliser la baguette ainsi que la clé d'Anthropa, la tâche devenait bien plus ardue.

Il déplorait particulièrement l'absence de Synabella, qui était d'une grande aide dans ce genre de situations. Celle de Cara, également, bien que la jeune femme ne fut pas dotée du génie particulier dont jouissait Synabella.

- Nous allons trouver une solution, dit Kathleen en posant une main réconfortante sur son bras. Il suffit de mettre la main sur une autre personne capable de nous renseigner.

- Je ne vois pas de quelle façon nous pourrions trouver une telle personne, répondit Jefferson. Elles ne courent pas les rues.

- Il suffit de ne pas être aussi défaitiste. Parfois, le hasard résout nos problèmes.

Jefferson lui prit les mains et lui sourit tendrement.

- Merci, dit-il.

- Les temps sont durs, déclara Kathleen. Tu as beaucoup de responsabilités, il est normal que tu sois stressé.

Geoffrey et Evan débarquèrent dans la pièce, une tablette de verre dans les mains de ce dernier.

Avec Michaël et les jumeaux Edrae-Navitski sur Terre, ainsi que Célèste et Rory partis vers Ifraya, les Magiciens Seconds encore à la Cité étaient réduits au nombre de quatre.

- Nous avons une demande de communication visuelle de la part d'Heather, dit Geoffrey.

Lui et Evan s'installèrent en face de leur chef et de Kathleen, puis posèrent la tablette au centre de leur table de réunion. Evan fit une manipulation sur l'écran, puis son contenu fut projeté en direction du mur blanc qui faisait face au petit groupe. Le visage d'Heather, nettement agrandi par la projection, transpirait le scepticisme.

- Je ne vous dérange pas ? demanda-t-elle.

- Du tout, la rassura Kathleen. Tout va bien de votre côté ?

- Il y a du nouveau. Enfin, si on veut. Disons que nous avons dû nous séparer. Eden et Lucas sont partis.

Surprise générale parmi les quatre Magiciens Seconds.

- L'académie n'était pas censée empêcher les élèves de partir à cause des tensions à la Cité ? demanda Geoffrey.

- Oh, si. Mais ils ont trouvé un moyen de sortir. Ils se promènent sans doute dans la Cité, à l'heure qu'il est.

- Ils ne se sont pas enfuis, au moins ?

Heather soupira. Ses deux amis auraient pu le faire. Ils avaient tous deux un tempéramment assez impulsif.

- Non, non heureusement. Eden a fait un marché avec l'un de ses professeurs pour qu'il l'accompagne jusqu'à son père et Lucas s'est servi de la notoriété du premier ministre pour que des gardes royaux l'escortent hors de l'académie.

- Et pourquoi sont-ils partis ? demanda Jefferson. Je peux comprendre qu'ils n'apprécient pas d'être enfermés de cette façon, mais qu'y avait-il de si important à la Cité pour qu'ils prennent des risques ainsi ?

Heather ouvrit, la bouche, la referma, puis secoua la tête, comme si ce qu'elle allait leur annoncer la dépassait totalement.

- Ils sont partis à la recherche d'Anthropa Holloway.

Son annonce fut suivie par un silence presque gênant. Jefferson se racla la gorge et prit la parole.

- Veux-tu bien m'excuser ?

- Je sais que ça peut paraître complètement stupide, déclara Heather, mais nous avons des preuves pour affirmer qu'Anthropa Holloway n'est pas morte.

- Et quelles sont-elles ?

- Déjà, elle n'a aucune date de mort confirmée, personne n'a jamais mis la main sur son corps. Aussi, son dernier travail en date avait pour thème l'immortalité. Et le plus important, un soir, en retournant à l'académie, nous avons vu une fille voler sa baguette faite de métal lumière et l'utiliser. Sauf que normalement, seule Anthropa Holloway en est capable.

Les Magiciens Seconds se jetèrent des regards en biais, sceptiques, bien qu'également intrigués.

- Bien évidemment, il y a peu de chances qu'ils la trouvent et il est possible que je fasse erreur dans mon raisonnement, s'empressa d'ajouter Heather. Mais c'est toujours bien de vérifier. Anthropa pourrait nous résoudre énormément de problèmes si elle acceptait simplement de nous aider.

A commencer par le problème des ombres sur Terre. Car si Synabella était considérée comme un génie au sein de l'Ombre, Anthropa la surpassait aisément. Et elle était la mieux placée pour expliquer le fonctionnement de sa clé.

- Tu nous tiendras au courant ? demanda Jefferson.

- Si j'ai des nouvelles de la part d'Eden et Lucas, oui. Ce qui n'est pas le cas pour le moment.

- D'accord, je te remercie. J'espère que tout ira bien de leur côté.

Heather jeta un coup d'œil vers sa droite, avant de se déplacer précipitamment à l'autre bout de la pièce qu'elle occupait. En ces temps troubles, sans doute communiquer avec l'extérieur était-il proscrit si elle n'avait pas un accord d'un membre du personnel de l'académie. Dans tous les cas, elle semblait d'un coup plus inquiète.

- Je dois y aller, annonça-t-elle. Bonne chance à vous.

Elle coupa la communication avant même que Jefferson n'ait eu le temps de répondre. Evan reprit sa tablette et pianota dessus un instant avant de relever la tête.

- Vous en pensez quoi ? demanda-t-il.

- C'est assez farfelu comme théorie, dit Kathleen. Mais on ne perd rien à essayer et à se tromper.

Geoffrey acquiesça.

- Je dois admettre que découvrir l'immortalité chose possible serait assez sympa. Rencontrer une magicienne légendaire aussi.

- Ne reste plus qu'à espérer qu'Heather ne se trompe pas, déclara Evan.

S'en tenir au possible n'était pas la meilleure façon de résoudre leurs problèmes, mais ils n'avaient rien de mieux sous la main pour le moment.

Du haut de son cheval, Miranda scrutait les passants, le visage dissimulé par sa large capuche noire. Devant elle, Victorien ouvrait la marche à travers les grandes rues de Növa-Léig et, à sa droite, Rory regardait bien droit devant lui, visage à découvert et veste de Madrigan aux dorures brillantes sous les trois soleils. Étrangement, les passants ne regardaient que lui, oubliant totalement la présence de ses deux camarades vêtus de noir. C'était d'ailleurs pour cette raison que les deux mages noirs avaient décidé de lui retirer sa cape.

Avant d'arriver à Növa-Léig, ils s'étaient fait arrêter par un groupe de mercenaires qui surveillaient les points d'accès à la ville. Selon les dires de Victorien – qui semblait bien s'y connaître à propos d'Ifraya – ils étaient payés par les nombreux nobles de la ville pour éviter que les mages noirs n'y entrent. Autrement dit, Miranda et Victorien n'avaient pas été les bienvenus.

Seulement, la présence de Rory et de sa cape grise avait intrigué les mercenaires. Ils lui avaient immédiatement demandé de retirer sa capuche pour dévoiler son visage, et le col aux dorures de sa cape de Madrigan leur avait sauté aux yeux. Les mercenaires l'avaient immédiatement pris pour un noble.

Miranda et Victorien avaient décidé de jouer ses gardes du corps, vêtus de noir pour éloigner les curieux. Ainsi, les trois magiciens étaient parvenus à entrer dans Növa-Léig.

La crédulité des mercenaires leur avait grandement facilité la tâche.

Rory, la tête toujours aussi haute et les traits crispés, commençait à s'impatienter. Victorien lui avait ordonné d'avancer le regard droit en ignorant les passants qui marchaient à côté, mais après vingt minutes à rester dans la même position, cela l'agaçait plus que cela ne lui faisait mal à la nuque.

Il se tourna vers Victorien, toujours à côté de lui.

- Il y en a encore pour combien de temps ? demanda-t-il en Madrigan, conscient que le français les trahirait.

- Quand tu verras un château, répondit sèchement Victorien.

L'entendre parler en Madrigan était toujours aussi étrange pour Rory, qui oubliait la plupart du temps ses origines diverses. Il le prenait en permanence pour un Lysirien alors même qu'il était aussi humain que Madrigan et Lysirien.

Et Rory oubliait également à quel point il le haïssait. Pourtant, il suffisait de voir la façon qu'il avait de lui parler et même de le regarder pour s'en rendre compte.

- Génial, grommela-t-il.

- Tais-toi, rétorqua Victorien.

Rory se renfrogna. Il devait agir comme un noble, certes, mais cela ne l'empêchait pas de parler un peu. Il continua à faire avancer son cheval en regardant droit devant, ignorant le reste du monde. Jusqu'à ce que la tour d'un château n'entre dans son champ de vision.

- C'est là-bas si tu n'avais pas compris, lui dit Victorien dans un Madrigan toujours aussi étonnamment excellent.

Rory lui accorda à peine un regard. Et comme à chaque fois, il se demanda pourquoi le mage noir le détestait autant. Il n'avait rien fait de mal.

Pris d'une soudaine colère, autant liée à Victorien qu'à ce voyage qui n'en finissait pas, Rory fit ralentir son cheval jusqu'à se trouver à côté de Miranda.

- Pourquoi il me déteste ? chuchota-t-il.

Miranda ricana.

- Si tu savais.

- Miranda.

- Tout est lié à cette charmante Eloïse.

Rory fronça les sourcils.

- Où est le putain de rapport ?

Miranda rit un peu plus fort.

- Ta stupidité te perdra, mon pauvre. Allez, avance, Vivi va nous semer.

Rory secoua la tête.

- Tu me donnes envie de vomir parfois.

Il l'imagina facilement esquisser un sourire en coin sous sa capuche.

- Non, sérieusement, bouge ton cul, insista-t-elle.

Rory soupira et fit avancer son cheval pour retourner aux côtés de Victorien. Ce dernier en profita pour en rajouter une couche.

- Évite de nous ralentir. Je n'ai pas accepté la présence pour que tu serves de boulet.

- Et moi je n'ai pas demandé que vous m'agressiez comme ça. Je ne vous ai rien fait.

Victorien ne répondit pas.

- Pourquoi vous me détestez ? Insista Rory. Quel est le rapport avec Eloïse ?

- Je ne te déteste pas.

Rory leva les yeux au ciel.

- Bien sûr, oui. Ça se voit comme un nez au milieu du visage.

- Sans doute.

Il préféra abandonner. Aujourd'hui, Victorien semblait plus tendu qu'à son habitude. Sûrement en raison du face à face avec Caleb qui risquait de s'annoncer.

Pour Rory, la principale source de préoccupation restait l'état de santé d'Eloïse. Il s'était passé une semaine environ depuis son enlèvement. Et pendant ces quelques jours, il avait pu se passer n'importe quoi sans qu'il n'en sache rien.

A mesure que les magiciens se rapprochaient du château, une certaine tension montait. Leur objectif se rapprochait, et il leur faudrait établir un plan d'attaque rapidement.

Victorien emprunta une ruelle s'éloignant des voies principales jusqu'à arriver dans une impasse déserte. Il s'assura que personne ne les avait suivis, puis descendit de son cheval, rapidement imité par Rory et Miranda.

- C'est l'heure d'établir un plan, n'est-ce pas ? demanda-t-elle.

- Effectivement, acquiesça Victorien.

Il montre d'un geste le château s'élevant à deux kilomètres d'eux.

- Il faut entrer par les jardins. La nuit, de préférence. A ce moment, les gardes sont plus retranchés dans le château.

Inutile de lui demander comment il savait tout cela. Sans doute avait-il des informateurs à Ifraya.

- Donc on entre sans se faire remarquer, on prend Eloïse et on s'en va discrètement, récita Miranda.

- Le tout sans croiser de gardes, de nobles, Caleb, ou je ne sais qui d'autre susceptible de se trouver dans les parages.

- Et il y a du monde ? Même la nuit ?

- Beaucoup.

Rory décida d'intervenir.

- Et si je me fais passer pour un noble ? Je peux faire sortir Eloïse.

- Les nobles ne peuvent pas entrer la nuit. Et si Eloïse disparaît pendant la journée, ceux qui la surveillent s'en rendront compte immédiatement. De plus Caleb te reconnaîtra, expliqua Victorien.

- Il ne m'a jamais vu.

- Mais il sait qui tu es.

Rory ne répliqua rien. Il se contenta de regarder les soleils hauts dans le ciel. La matinée allait se terminer pour laisser place au début d'après-midi.

- Bon, plus que quelques heures à patienter, soupira Miranda.

- C'est pas comme si on ne faisait que ça depuis des jours, grommela Rory.

Pour une fois, Victorien sembla être d'accord avec lui.

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