Chapitre 11: Novembre (9)

Jerome posa une petite pile de papiers sur son bureau, puis jeta un regard à l'intention de Lana.

- Je te laisse lire tout ceci, puis signer en bas de chaque page. Pas la peine de passer des heures à lire ce qui est noté, je suppose que tu en connais déjà le contenu.

Lana acquiesça. Ces documents, elle avait déjà eu l'occasion de les lire avec grande attention quelques années auparavant. Lors de son inscription au AMI. Sa première inscription.

Elle saisit un stylo et signa donc toutes les pages sans même prêter attention au texte qu'elles contenaient. Cela ne lui ferait que perdre du temps.

Jerome rassembla la pile de feuilles et la posa dans un coin de son bureau. Il tamponna celle qui se trouvait au dessus du paquet et le logo du AMI s'imprima noir sur blanc sur le papier.

- Tu réintègres donc l'équipe Alpha, dit-il, mais pas en tant que capitaine. Ni en tant que sous capitaine, d'ailleurs. Ces postes sont toujours occupés par Synetelle et Kylliadèle.

Lana fit un petit sourire.

- Aucun problème, je me doute que les autres doivent s'être habituées à les voir mener. Puis je me suis absentée un long moment, ce ne serait pas raisonnable que je reprenne la tête de l'équipe.

Même si Lana était tout de même déçue que les choses ne puissent pas reprendre leur cours comme elles s'étaient arrêtées quelques années plus tôt. Seulement, sans sa sœur, ce ne serait jamais pareil. Le cœur de Lana se serra lorsqu'elle pensa à la défunte Valentine.

Jerome ne remarqua pas son trouble. A vrai dire, Lana était habituée à enfouir ses émotions en elle, une qualité qui l'avait d'ailleurs désignée capitaine de l'équipe Alpha autrefois.

Le supérieur lui tendit une main qu'elle attrapa. Il la serra chaleureusement dans la sienne, heureux de revoir une ancienne recrue revenir parmi eux.

- Bienvenue au AMI, dit-il.

Le bateau filait à travers l'océan depuis une bonne heure désormais. Les côtés d'Eole et leurs montages de bordures n'étaient déjà plus visibles, ou à peine, cachées par d'épais nuages blancs. Sur le pont central, Miranda et Victorien discutaient à voix basse sous l'œil méfiant des marins. Leur réputation négative les suivaient, peu importe le lieu où ils se rendaient. Faire profil bas était donc le mot d'ordre de leur côté.

A l'intérieur de la cabine, quelques passagers se rendant eux aussi vers les îles discutaient tranquillement. Dans un coin se trouvaient Rory, Célèste et Felicia.

La prêtresse avait souhaité se faire accompagner par Felicia pour plus de sécurité. Car pendant que les autres magiciens seraient sur Ifraya à la recherche d'Eloïse, elle attendrait à l'intérieur du bateau. Et sur son continent natal, les conditions de vie étaient tellement rudes que les vols, peu importe leur nature, étaient chose commune. Felicia ne serait pas de trop pour dissuader les nuisibles.

Célèste, téléphone en main, posa son doigt ganté au centre de son écran, là où s'affichait une carte de l'île de Lore. Elle fit ensuite défiler l'image jusqu'à joindre Ifraya.

- C'est le trajet à suivre, dit-elle à l'intention de Rory. Mes parents peuvent nous trouver un bateau en direction d'Ifraya et nous ne pourrons lever l'ancre que depuis le port à l'ouest de l'île de Lore. Ce n'est pas le plus court, mais c'est la seule solution à notre portée.

Rory jeta un coup d'œil à la carte. En effet, cela rallongeait quelque peu leur chemin déjà relativement conséquent.

- Tu penses qu'on peut y être en combien de temps? Demanda-t-il.

- Il nous reste une heure de navigation pour parvenir à l'île de Lore. Nous devrons passer la nuit là-bas. Ensuite j'estimerais notre trajet à trois jours, peut-être moins. Je ne me rappelle plus exactement.

- Trois jours? S'étonna Rory.

- Il se trouve que les continents sont espacés, aussi incroyable cette information puisse-t-elle être, dit Célèste en plaisantant.

- Excuse-moi de paraître aussi inculte, mais tu es la seule ici à avoir jamais changé de continent.

- Je le sais bien. Mais ta susceptibilité est amusante.

Rory esquissa un léger sourire. Qui disparut bien vite de son visage. Célèste posa une main sur son épaule.

- Je sens que tu es inquiet, dit-elle. Mais il faut te détendre. Si ma famille nous aide comme il est prévu, tout va bien se passer.

Rory hocha la tête.

- Je te fais confiance, dit-il.

- Bien.

Célèste éteignit l'écran de son téléphone, puis se perdit un instant dans le flot de ses pensées. Elle ne s'était jamais imaginée retourner sur Ifraya, et rejoindre sa terre natale après autant d'années d'absence ne lui ravivait pas que de bons souvenirs.

La jeune femme se tourna vers Rory, un air sérieux collé au visage.

- N'importe qui peut se vendre sur le marché noir, là-bas, dit-elle.

Rory fronça les sourcils. C'était un changement de sujet soudain.

- Pardon?

- Tu es un Madrigan, mais tu n'es pas un noble du coin, indiqua Célèste. Les gens pourraient souhaiter tirer profit de toi en te revendant sur le marché noir, ou bien pire.

Rory lui renvoya un sourire rassurant.

- Je sais me défendre, Célèste, pas besoin de t'inquiéter. Puis un certain mage noir, même deux à vrai dire, sont là si besoin. Et ils sont plutôt du genre bourrin.

Célèste lui renvoya un sourire triste.

- Fais attention, Rory. Tu ne sais pas réellement de quoi tu parles.

Et en tant que prêtresse, la jeune femme ne pouvait que l'affirmer. En grande connaissance de cause.

Eloïse soupira de dépit. Elle avait beau faire tout son possible pour être insupportable, Levanna restait parfaitement impassible, à la limite d'être la personne la plus compréhensive qu'elle n'ait jamais rencontrée.

Quoi qu'Eloïse puisse faire pour essayer de la dissuader de rester en sa compagnie, elle se comportait chaque fois admirablement. Elle parvenait toujours à la moindre de ses requêtes. Cela en devenait agaçant. Pourtant, Levanna était courageuse d'agir de la sorte. Eloïse ne faisait pas les choses en demi-mesure. Elle en venait presque à se détester elle-même.

Mais elle détestait Caleb plus encore et s'en prendre à Levanna était pour le moment son seul moyen de lui pourrir la vie.

Assise sur une chaise depuis plusieurs minutes, Eloïse attendait que Levanna finisse de la coiffer. Cela ne l'amusait pas du tout, mais à force de ne rien faire, chaque activité était bonne à prendre. Et tant que la dame de compagnie ne lui tirait pas les cheveux, elle ne se plaindrait pas.

La robe bleue qu'elle avait dû enfiler n'était pas plus à son goût que la blanche, qu'elle avait porté à son premier jour sur Ifraya. C'était même pire. Levanna avait pourtant passé plusieurs minutes à lui expliquer que cela faisait ressortir la couleur de ses yeux, mais Eloïse n'aimait pas vraiment le bleu. Le rouge lui plaisait plus. Mais visiblement, les gens ici n'en portaient pas.

A vrai dire, tous les nobles qu'elle avait croisé de loin portaient des couleurs claires, ce qui lui donnait passablement envie de vomir. Les gens semblaient vivre dans un monde parfait pendant qu'elle était retenue ici contre sa volonté.

Levanna tressa une nouvelle mèche de ses cheveux et la glissa en dessous d'une autre. Le résultat était plutôt joli, mais Eloïse préférait avoir ses cheveux détachés. Autant dire que dès que Levanna aurait le dos tourné, elle se ferait un plaisir de ruiner son travail.

- Vous avez les cheveux tout juste assez longs, dit la Phébéienne.

Eloïse la regarda à travers le miroir en face d'elle.

- Assez long pour quoi?

- Pour les nobles. Ici, la longueurs des cheveux est symbole du rang social.

Eloïse jeta une coup d'œil vers une mèche de cheveux blanc qui lui descendait jusqu'en dessous de la poitrine, vers ses côtes. Depuis la dernière fois, qu'elle se les était coupés, ils avaient quelque peu repoussés. Ce n'était pas pour lui déplaire. Elle s'était habituée à avoir les cheveux qui lui descendaient jusqu'en bas du dos, alors qu'ils étaient encore bruns. Pourtant, si les nobles ici avaient les cheveux longs, cela ne lui donnait qu'une seule envie: se raser le crâne.

Elle jeta alors un coup d'œil vers la chevelure platine de Levanna. Elle était incroyablement longue pour celle qui n'était qu'une domestique. Peut-être était-ce le fait de travailler pour des nobles qui lui conférait un rang social plus important. Ou alors était-ce simplement parce qu'elle était une Phébéienne, ou du moins à demi. Dans tous les cas, Eloïse n'avait aucune envie de lui poser la question. Cela ne ferait que réjouir Levanna qu'elle s'intéresse enfin à quelque chose d'ici.

- J'ai terminé, annonça Levanna.

Elle arrangea une dernière fleur bleue fixée à la coiffure et s'éloigna d'un pas pour admirer son travail. Elle semblait être fière d'elle. Eloïse s'en voulait presque de souhaiter se débarrasser de cette coiffure au plus vite.

- Bon, qu'est-ce qu'on fait maintenant? Demanda-t-elle pour penser à autre chose.

- Vous souhaitez aller dans les jardins?

- Je suppose qu'il n'y a rien d'autre à faire ici, donc c'est d'accord.

Eloïse se leva et fit quelques pas vers la porte. La robe que Levanna lui avait donné faisait en sorte que ses chaussures ne soient pas visibles. Apparemment, elle ne les aimait pas du tout.

La dame de compagnie avança à côté d'Eloïse. Elle la dépassait d'une tête, ce qui agaçait Eloïse. Elle avait l'impression de se faire dominer par tout le monde, surtout dans un lieu où les Phébéiens étaient présents en majorité.

Les jardins étaient vraiment grands, pratiquement deux fois la taille du château de Caleb. Il était très aisé de s'y perdre lorsqu'on ne connaissait pas les lieux. Mais également de semer quelqu'un dans le cas contraire.

Eloïse, avec sa mémoire sur-développée, avait déjà retenu les plans du jardin après seulement deux visites. Avoir passé plusieurs années à arpenter les couloirs labyrinthesques du AMI l'avait grandement aidé à retenir des plans, ce qui l'avait déjà sortie de mauvaises situations. Aujourd'hui, elle se félicitait d'être capable d'une telle prouesse.

- Levanna? Demanda-t-elle.

La jeune femme baissa les yeux pour la regarder.

- Je crois que quelqu'un nous suit depuis tout à l'heure.

Levanna fronça les sourcils, puis se retourna pour vérifier. Elle ne vit rien à part de grands arbres aux fleurs blanches et des chemins de cailloux tout aussi blancs. Si le vent faisait bouger les branches, le chemin restait parfaitement désert, mis à part un garde au loin qui vérifiait les environs.

Quand Levanna se retourna, Eloïse s'était volatilisée.

Eloïse courut jusqu'à l'intérieur du château. Après avoir arpenté le jardin pour être sûre de ne croiser personne, elle avait finalement pu faire son chemin jusqu'à la grande porte qui menait à l'intérieur des lieux. Entre temps, elle avait défait ses cheveux, qui tombaient en cascades ondulées à cause des tresses qu'elle avait dû garder. Leur aspect lisse reviendrait d'ici à ce qu'elle ait trouvé l'objet de sa quête.

Ce qui l'avait grandement étonné était la discrétion avec laquelle elle s'était sauvée. D'habitude, Victorien lui faisait remarquer qu'elle était tout sauf discrète. Là, elle avait eu l'impression de se déplacer comme une ombre sur mur. Mais Eloïse n'allait pas s'en plaindre, cela l'arrangeait grandement. Seul problème, elle s'en voulait presque d'être aussi agaçante envers Levanna. La pauvre dame de compagnie ne faisait que payer pour la haine qu'elle éprouvait envers Caleb.

Eloïse se pinça les lèvres. Après tout, Levanna travaillait pour Caleb de son plein gré et savait parfaitement qu'elle était retenue ici contre sa volonté. Elle avait une part de responsabilité, aussi gentille et serviable puisse-t-elle être.

Eloïse arriva devant la chambre qu'elle occupait. Elle n'aurait sûrement pas beaucoup de temps avant que Levanna ne revienne, alors il faudrait qu'elle se dépêche de trouver ce qu'elle souhaitait.

Rapidement, elle fouilla tous les tiroirs qui se trouvaient sur son chemin, sans grand succès. La plupart étaient vides, témoignant de l'absence de précédents occupants. Eloïse fut prête à abandonner quand elle aperçut un coffret posé en hauteur: la boîte à couture de Levanna.

Eloïse s'élança vers le meuble et se mit sur la pointe des pieds pour attraper la boîte. Elle dut faire quelques contorsions pour arriver à ses fins, mais le résultat fut tout de même concluant.

Elle posa le coffret par terre et se pressa de fouiller à l'intérieur. Finalement, l'objet tant convoité tomba entre ses mains: des ciseaux.

Des bruits dans le couloir alertèrent Eloïse. Sûrement Levanna en tain de revenir. Elle courut, ciseaux en main, vers la salle de bain et ferma la porte à clé à l'aide de plusieurs sortilèges de verrouillage. Au moins, elle serait tranquille.

Elle se dirigea vers le grand miroir et s'observa un instant à travers. Ou du moins, Eloïse observa ses cheveux. Parfaitement lisses et blancs.

Lorsqu'elle avait encore eu des cheveux bruns, elle ne les avait plus coupés pendant presque trois ans. Depuis qu'elle avait dû supprimer tout lien avec sa famille. Cela avait été pour elle synonyme d'un changement.

Puis elle était morte et son épaisse chevelure chocolat avait viré au blanc pur. C'était dans ce laps de temps que beaucoup de choses avaient changé chez elle, autant physiquement que mentalement.

Un changement supplémentaire s'était alors imposé. Ses cheveux avaient alors rétréci de quinze centimètres. Depuis, une bonne partie avaient repoussés, et même si elle se sentait plus à l'aise ainsi, cela lui rappelait la période antérieure à la découverte de ce qu'était réellement le projet Alpha. Et à quel point elle se trouvait naïve et ignorante en y repensant. Elle ne voulait pas s'identifier de nouveau à la personne qu'elle était à peine quelques mois plus tôt.

Lentement, Eloïse saisit une mèche de ses cheveux qui retombait sur son épaule jusqu'à ses côtes. Puis coupa pratiquement dix centimètres. Les filaments d'ivoire tombèrent à ses pieds comme des plumes d'oiseaux. Eloïse coupa alors une nouvelle mèche. Puis deux. Puis trois. Jusqu'à ce que le sol soit recouvert d'un tapis de neige.

Enfin, quand il ne resta plus rien à couper, Eloïse observa son travail. Ce n'était pas très droit, ciseaux de couture oblige, mais cela lui convenait amplement. Elle espérait pouvoir ternir la réputation de Caleb de cette manière, alors que les nobles ici semblaient très regardant sur l'apparence de tout le monde. Et s'il ne montrait aucune réaction, alors il lui faudrait trouver un autre moyen de lui pourrir l'existence.

Eloïse retira les verrouillages placés sur la porte et l'ouvrit. Elle retourna vers sa chambre.

A l'intérieur, Levanna attendait sagement sur une chaise, un pli synonyme d'inquiétude barrant son front. Elle se releva dès qu'Eloïse entra dans la pièce. Aussitôt, elle s'attaqua à une tirade en Lysirien indiquant combien elle avait été inquiète. Eloïse l'ignora royalement et ne prit pas la peine de lui dire quoi que ce soit. Puis Levanna remarqua ses cheveux et écarquilla les yeux. De nouveau, une multitude de mots en Lysirien fusèrent dans la pièce.

Eloïse s'avança jusqu'à la fenêtre pour observer l'extérieur, toujours obstinée à l'ignorer. Elle avait l'impression que cela faisait une éternité qu'elle n'avait plus prononcé le moindre mot de français, et elle en avait assez de se plier aux exigences des autres. Levanna ne parlait pas le français, très bien. De toute manière, personne ici ne semblait le faire à part Caleb. Mais cela ne l'empêcherait pas de le parler comme elle l'entendait.

- Ecoute Levanna, dit-elle dans sa langue natale, tu es gentille. Vraiment. Mais je n'apprécie pas que l'on envoie un chien de garde me surveiller. Ce n'est pas contre toi, c'est contre Caleb. Je veux le faire chier tant que je peux, et tu es le seul moyen d'arriver à mes fins. Alors désolé que je m'en prenne à toi, tu ne le mérites sûrement pas, mais il t'a envoyé toi pour me pister. Considère donc que c'est sa faute. Parce que de toute manière, c'est sa faute.

Levanna fronça les sourcils. Bien sûr, elle n'avait rien compris à part les prénoms. Et encore, les sonorités différentes les avaient quelque peu modifiés à son oreille.

Eloïse retourna dans sa contemplation des jardins, refusant de traduire quoi que ce soit à la demande de Levanna. Le bruissement du vent sur les feuilles des arbres était particulièrement agréable, et les plantations de fleurs créaient des motifs étranges, sûrement des symboles officiels d'Ifraya dont elle n'avait bien évidemment pas connaissance.

Il régnait ici un calme incroyable qu'Eloïse n'avait pas connu depuis un moment, si l'on omettait les quelques paroles que Levanna prononçait parfois. Les soleils brillaient, le ciel resplendissait et la nature rendait le tout accueillant.

Un calme presque paradisiaque.

Les arabesques de magie rouge et noire se mouvaient dans le ciel terrien, s'enroulant entre elles au gré du vent frais de novembre. Elles se déplaçaient lentement, au même rythme que les épais nuages blancs à travers desquels perçaient quelques carrés de ciel bleu.

D'un coup, l'une des arabesques fonça vers le sol pour s'y écraser. La magie rouge rebondit contre le goudron dans une fumée opaque. Il y eut un instant de flottement.

Puis une forme noire s'éleva de terre pour s'imposer de toute sa hauteur. A l'intérieur de cette enveloppe de noirceur se trouvaient deux yeux semblables à des billes rouges sang.

Une pluie de magie retomba vers le sol.

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