Chapitre 13: Août (8)

Cela faisait des semaines que l'Ombre avait laissé Vénérios dans un coin, si bien qu'il avait cessé de compter le passage du temps et s'était demandé s'ils reviendraient un jour vers lui.

Le Seigneur des Ombres avait demandé à ce Madrigan, Jivan Samahel, de l'abriter en attendant que l'Ombre ne prenne une décision à son sujet. Il avait été très gentil et compréhensif avec lui, alors Vénérios ne s'en plaignait pas, mais il ne se voyait pas passer le reste de sa vie ici, dans les abords éloignés de Caméone, surtout lorsque les laboratoires du Phoenix devaient être à sa poursuite.

Alors ce matin là, quand Jivan lui avait annoncé que l'Ombre souhaitait le rencontrer, Vénérios y avait à peine cru.

Ce n'était pas trop tôt. Même s'il concevait qu'ils devaient tous êtres occupés, surtout après ce qui s'était passé avec le AMI.

Vénérios avait découvert ce plan fomenté par les laboratoires en même temps que tout le monde – vu que personne là-bas ne lui disait quoi que ce soit des plans, ou alors très rarement et le strict minimum – alors il avait partagé la même surprise que tout le monde.

Mais est-ce que l'Ombre le croirait seulement, s'il le disait ? Ils ne lui faisaient pas confiance du tout, et c'était compréhensible, mais Vénérios n'allait pas pouvoir répondre à beaucoup de leurs questions, même s'il aurait voulu.

Sa vie d'avant, maintenant qu'il avait découvert l'existence de son demi-frère Lysandre, il était prêt à faire une croix dessus, peu importe les risques encourus. Il en avait assez des mensonges et de la manipulation.

Jivan le conduisit à Astras. Tous les deux dissimulés sous la capuche de capes – les laboratoires erraient parfois dans la ville et Vénérios aimerait autant ne pas se faire repérer –, ils rejoignirent une rue assez éloignée du centre et, étonnamment, Jivan sonna à la porte d'une maison on ne peut plus banale. Vénérios se demandait quel était cet endroit.

Ce fut Rory qui vint leur ouvrir la porte. Il salua Jivan, dévisagea Vénérios avec suspicion, puis recula pour les laisser entrer.

- Dans le salon, deuxième à droite, indiqua Rory. Les autres vous attendent.

Jivan et Vénérios remontèrent le couloir de l'entrée vers la direction indiquée. Rory, lui, ferma la porte et accéléra sa marche pour les rattraper.

Quand Vénérios entra dans le salon, il fut presque surpris de voit autant de personnes lui faire face. Il ne reconnaissait pas tout le monde, cependant. Il fouilla sa mémoire à la recherche des noms de tout le monde.

Rory Van Elden, ça, il l'avait suffisamment croisé aux côtés d'Eloïse pour avoir bien retenu son visage. Le Madrigan se plaça à la gauche d'un homme à la peau presque aussi blanche que ses cheveux. Jefferson Rosenwald. La jeune femme à côté devait être Kathleen Rubensky. Ensuite, c'étaient deux agents du AMI, Geoffrey Dawkins et Evan Robertson. Si Vénérios ne se trompait pas, il devait s'agir des Magiciens Seconds.

Pourtant, les trois dernières personnes, il ne se rappelait pas les avoir déjà vus.

La première était une femme, dont la frange de cheveux cendrés barrait son front juste au dessus de deux yeux hétérochromes, l'un blanc et l'autre bleu. Sa tenue, légère, découvrait ses bras et ses jambes, où des tatouages aux écritures madriganes qu'il était incapable de déchiffrer prenaient une grande place sur sa peau pâle. Elle était aussi tatouée sur le visage, à l'instar de l'homme à sa droite, qui était aussi grand qu'elle et avait la même couleur de cheveux. Vénérios supposait, vu leur ressemblance assez frappante, qu'il devait être son frère, voire son jumeau.

La troisième personne était une autre femme, aux traits du visage délicats et à la peau aussi sombre qu'une nuit sans étoiles. Elle était vêtue d'une longue robe bleue, tissée de constellations dorées, et les boucles de ses cheveux étaient retenues à l'arrière de son crâne par des pics de métal et de cristaux, qui répandaient leurs reflets sur ses épaules. Quelque chose dans sa posture droite et dans son doux regard améthyste inspirait la confiance.

À vrai dire, elle avait retenu toute l'attention de Vénérios, si bien qu'il détailla à peine la pièce dans laquelle il se trouvait.

- Je suppose que tu connais la plupart d'entre nous, commença Jefferson.

Vénérios, ramené à la réalité, se tourna vers lui. Il acquiesça.

- À part les trois personnes qui sont là.

- Ce sont Lanehaërt, son frère Lanehäden, et Célèste. Ils font, comme nous, partie des Magiciens Seconds de la Cité.

S'ils étaient tous de la Cité, qu'est-ce qu'ils faisaient à Astras ? Vénérios se retint de poser la question. Déjà que tout le monde ici devait le détester, il n'allait pas en plus fourrer son nez là où on ne l'attendait pas.

- Ravi, leur dit Vénérios. Enfin, j'espère.

- C'est ce qu'on verra, répondit Geoffrey.

Ça commençait bien.

Jivan Samahel partit s'asseoir sur une chaise derrière la floppée de magiciens. Il n'y en avait que quatre, qui trônaient autour d'une table de bois peinte de blanc, alors Vénérios supposait qu'il resterait debout. Quoi qu'il y avait bien des fauteuils derrière lui, mais ce serait sans doute déplacé d'aller s'y installer.

À la place, il remua d'une jambe à l'autre, un peu nerveux, dans l'attente de ce qui allait lui tomber dessus.

- Donc tu as quitté les laboratoires, résuma Rory.

- Comme tu le vois.

- Pourquoi ?

- Parce que je n'avais plus aucune raison de rester. Eloïse ne vous a pas tenu au courant de l'histoire ?

- Si. Mais je ne vais pas partir du principe que tu dis la vérité.

Vénérios fronça les sourcils.

- Pourquoi je mentirai sur une chose pareille ? Sans compter que ça fait des semaines que que je suis parti.

- C'est encore la meilleure façon pour les laboratoires de nous infiltrer, argua Evan.

- Il ne ment pas.

Les regards se tournèrent vers Lanehaërt, dont le regard déroutant était posé sur Vénérios, qui ne comprenait pas trop comment elle pouvait l'affirmer quand tous les autres voulaient l'enfoncer.

- Mon essence magique, c'est la vérité, rappela-t-elle. Il ne ment pas.

- Je confirme, ajouta Célèste. Ça se sent dans les énergies.

Une prêtresse ? Il fallait croire que c'était son jour de chance. Vénérios, rassuré, croisa les bras. Il avait presque envie de les défier.

- Je vous en prie, dit-il. Posez toutes vos questions. Vous verrez bien que je suis sincère.

- Le fait que tu aies retrouvé ton frère, c'est la seule raison qui t'a fait partir ? demanda Kathleen.

- Non. Il y a aussi le manque de confiance qu'ils plaçaient en moi, justement parce qu'ils se doutaient que je finirais par partir.

- Ils te l'ont dit, ou c'est une supposition de ta part ?

- Un peu des deux. Ils ne m'ont pas dit qu'ils s'attendaient à ce que je parte, mais qu'ils ne me faisaient pas confiance et donc qu'ils ne me diraient pas grand chose sur leurs projets.

Tout cela avait duré des années, peu importe à quel point à s'était plaint auprès d'eux. Comment avaient-ils pu croire que cela durerait éternellement ?

- Tu étais leur arme, fit remarquer Geoffrey. Tu es un Phoenix.

- C'est pas comme si j'avais eu voix au chapitre, répliqua Vénérios. Ils ne savaient pas quoi faire de moi, alors ils m'ont trouvé une utilité.

- Mais ils auraient juste pu t'utiliser comme magicien lambda, non ? demanda Evan.

- Ils auraient pu, oui. Sauf que j'étais un très bon cobaye, vu que personne ne se serait opposé à l'opération. C'était plus simple de faire comme ça.

Pour Maximilien, ils avaient profité de sa position délicate entre les laboratoires et le Seigneur des Ombres pour le transformer en Phoenix. Raven Zepleski, ils l'avaient utilisée après l'avoir ramenée à la vie, conscients qu'elle n'avait plus aucune famille à part son frère et qu'il ne pourrait pas les en empêcher. Cassandre, elle avait donné son accord, mais Vénérios supposait que les laboratoires avaient un moyen de la contraindre, même s'il ne savait pas lequel.

Quant à tous les autres qui avaient pris part aux expérimentations, la plupart ne l'avaient pas fait par choix. Eloïse en était un exemple.

- Mais et tes parents ? demanda Jefferson. Ils ne se sont pas opposés à ce que les laboratoires t'ont fait ?

- Je n'ai pas de parents à proprement parler, déplora Vénérios. Ma mère m'a abandonnée aux laboratoires peu après ma naissance et je ne sais pas du tout où elle est à l'heure actuelle. Mon père, je ne l'ai jamais rencontré, et si ça se trouve il n'est pas au courant de mon existence. Il pourrait être mort ou vivant quelque part à l'autre bout du monde, je n'en ai aucune idée. C'est Kaladria Elyren qui a décidé de m'élever.

- Est-ce que c'est la Kaladria que j'ai croisé le jour où Eloïse est morte ? demanda Rory.

- Précisément.

Vu le contexte, elle devait lui avoir laissé une très forte impression. Et encore, Vénérios savait à quel point elle pouvait être pire que ça quand elle le voulait.

- Ah, reprit Rory. Je vois le genre.

- Dans tous les cas, elle est morte, maintenant.

- Je sais, j'étais là.

- Je sais, j'étais là aussi.

Les magiciens se tournèrent vers Lanehaërt et Célèste, qui confirmèrent qu'il n'avait dit que la vérité. Rory en fut moyennement satisfait. Ce qui était compréhensible, vu les altercations qu'il avait déjà eues avec Vénérios.

- Tu sais, poursuivit le Madrigan, que tu sois sincère ou non, ça ne change pas tout ce que tu as fait pour le compte des laboratoires. Je me rappelle très bien l'enlèvement d'Eloïse, et quelques mois plus tard, celui de Mila.

- J'étais obligé de suivre des ordres, contra Vénérios, c'est comme ça que ça fonctionne. De toute façon, comme je l'ai déjà dit à Eloïse au sujet de Mila, elle s'est échappée dans tous les cas, donc tout est bien qui finit bien.

- Tout cela aurait pu mal tourner, s'immisça Lanehaërt. On parle d'une humaine seule et perdue dans un monde qui n'est pas le sien.

Ça, Vénérios n'allait pas le contester, mais il partait du principe que ça aurait pu être largement pire. Quoi que les laboratoires voulaient faire avec elle, l'avoir évité était une bonne nouvelle.

- Mon frère et moi sommes ceux qui avons trouvé Mila dans les souterrains d'Astras, reprit Lanehaërt. Aux mains d'une secte de mages rouges.

- Vraiment ? s'étonna Vénérios. Mais elle va bien, non ?

- Elle va bien, oui. La secte l'avait prise pour une mage rouge à demi humaine avant de se rendre compte qu'elle l'était complètement. Si Lanehäden et moi n'avions pas été sur place, je ne sais pas si d'autres âmes charitables se seraient occupées d'elle.

Vénérios en était sincèrement désolé, mais tout s'était bien terminé, alors ce n'était pas la peine de ruminer sur ce qui aurait pu se passer.

- S'il vous plaît, soupira-t-il, ne me reprochez pas d'avoir fait ce qu'ils me demandaient. À ma place, vous auriez sûrement fait la même chose.

- Ça reste à voir, grommela Geoffrey.

- Quand tu grandis en voyant des employés disparaître, et que tu apprends plus tard que ce sont des traîtres dont ils se sont débarrassés, tu revois tes priorités.

Vénérios se tourna vers Rory et Geoffrey et les pointa du doigts.

- Vous étiez là le jour de la mort d'Eloïse. Vous avez bien vu comme Kaladria a tué Dimitri avec la pierre Alpha uniquement parce qu'il ambitionnait de partir et qu'il en savait trop. Vous pensez que ça donne envie de suivre l'exemple ?

- Pas spécialement, reconnut Rory.

- Voilà. Donc je suis désolé pour tout ce que j'ai fait contre vous, mais retenez que ça n'arrivera définitivement plus et que je compte bien vous aider à combattre les laboratoires si vous m'acceptez dans l'Ombre.

Personne ne répondit à sa demande, mais Vénérios sentit qu'ils se réchauffaient un peu. En fond, Jivan Samahel lui adressa un sourire discret, comme pour lui indiquer qu'il ne se débrouillait pas trop mal. C'était étrangement réconfortant.

- Pourrais-tu nous parler un peu des plans des laboratoires ? demanda Jefferson.

- Je peux vous dire tout ce que je sais, mais ça ne représente pas grand chose.

- Le projet Alpha ?

- C'est Eloïse. Je pense qu'on en est au même point, sur celui-là.

- Mila ? enchaîna Lanehaërt.

- Pas la moindre idée.

- Le renversement du AMI ? poursuivit Evan.

- Je l'ai appris en même temps que le reste du continent.

- Le projet Phoenix ? tenta Rory. Tu étais concerné, celui-là. Tu ne peux pas rien savoir.

Non, en effet, mais il n'était pas une mine d'informations pour autant.

- Ils ont utilisé un projet d'Anthropa Holloway, je crois, qui n'a pas de traduction en français, indiqua Vénérios, les pierres soliusdranye. C'est sur le même principe que les Pierres Élémentaires, mais sans les courants magiques et avec des éléments de base à la place.

- Je vois ce que c'est, oui, dit Evan. On avait appelé ça les Pierres Ancestrales.

- Ancestrales ? Quel est le rapport avec la magie Ancestrale ?

- Il n'y en a aucun, mais ce n'est pas comme si les Pierres Élémentaires avaient quelconque lien avec les éléments non plus.

- C'est... Cohérent, oui. Enfin, les Phoenix sont créés en prenant un très petit morceau de la pierre et le mettant dans le corps de quelqu'un.

- Comme pour les projets Alpha et Iota, en soit, résuma Rory.

- C'est ça. Après, je ne sais pas trop quelle est la science derrière tout ça. Mais c'est les grandes lignes.

Vénérios se gratta l'arrière du crâne. Les magiciens face à lui devaient s'attendre à un peu plus.

- C'est toute l'ampleur de ton savoir sur les plans et projets des laboratoires ? vérifia Jefferson.

- J'avais prévenu que c'était peu, rétorqua Vénérios. À moins que... Ah, oui, il y a une autre chose que je peux vous dire. À propos des projets des différents courants.

Là, il retrouvait leur attention. Restait à savoir s'ils allaient être déçus.

- Après Eloïse, les laboratoires ont voulu tester le coup des Pierres Élémentaires sur des magiciens, ce qui a mené au projet Iota avec Raven, notamment. Par contre, si j'ai bien saisi, les laboratoires envisageaient d'en faire plusieurs avec différentes ethnies de magiciens, pour voir sur laquelle ça fonctionnait le mieux.

Formulé comme ça, cela rendait la chose plus bizarre qu'elle ne l'était déjà.

- Hein ? articula Rory. Comment ça, différentes ethnies ?

- Le projet Iota, ils voulaient un Madrigan, expliqua Vénérios. Le projet Gamma, il n'a pas été réalisé, mais ils cherchaient un Lysirien.

- Et le reste ?

- Les laboratoires n'avaient que les pierres Alpha, Iota et Gamma, donc c'est tout. Mais je suppose que s'ils avaient eu la pierre Zéta, ils auraient choisi un Phébéien.

- ... Qu'est-ce qui te fais dire ça ? l'interrogea Célèste.

Vénérios hésita. Pour acquérir leur confiance, il supposait qu'il était temps de révéler l'un de ses secrets.

- Les laboratoires m'obligeaient à me teindre les cheveux en châtain et je n'ai pas encore fini ma croissance, alors ça ne se voit pas trop, mais...

Pas la peine de finir sa phrase, le sous-entendu était clair.

- Tu es un Phébéien ? comprit Evan.

- Du côté de ma mère, oui. Ancestral du côté de mon père.

- Alors tu supposais que les laboratoires t'auraient utilisé toi pour un projet Zéta ? demanda Jefferson.

- Les Phébéiens ne courent pas les rues, il n'y pas quarante candidats possibles, alors oui. Heureusement que ce n'est jamais arrivé.

Vu comme Eloïse, Zéro à l'époque, puis Raven aujourd'hui avaient souffert dans le processus, il préférait y avoir échappé.

- Cette fois-ci, je crois que c'est vraiment tout ce que je sais, conclut Vénérios. Désolé de ne pas plus vous éclairer, mais il faut croire que les laboratoires avaient raison de se méfier de moi.

- C'était un début, lui répondit Jefferson. Je te remercie de ton honnêteté. Elle est appréciée.

Puisque les Magiciens Seconds avaient obtenu tout ce qu'ils voulaient de lui – entre autres une confirmation qu'il n'avait pas été envoyé par les laboratoires et que ses intentions étaient pures – et que Vénérios n'avait plus rien à leur raconter, l'échange toucha à sa fin. Jivan Samahel abandonna sa chaise pour retrouver le magicien et le raccompagner chez lui.

Ne restait plus qu'à attendre le verdict de l'Ombre, même si Vénérios ne doutait pas qu'ils l'accepteraient chez eux. Il estimait avoir fait ses preuves, en tout cas.

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