Chapitre 10: Août (5)
Un nuage de poussière vola jusqu'aux narines d'Eloïse quand elle délogea le livre de son emplacement. Elle le posa sur la large table de bois derrière elle et retint un éternuement.
La cave de Victorien était très propre, si l'on omettait toute la poussière, attirée par la magie. Elle s'y habituait, mais ça restait un peu désagréable.
La cave était large – la taille du salon, puisqu'elle se trouvait juste en dessous – et un mur entier était couvert de livres de magie et d'alchimie. Eloïse supposait que c'était une collection que Victorien entretenait depuis bien deux siècles, même s'il ne devait pas toucher à la majorité d'entre eux. Il devait avoir eu besoin de certains dans sa vie et les avait ensuite laissés ici à croupir.
Au moins, cela lui laissait l'occasion de trouver son bonheur. Avec un peu de chance.
La lumière ici n'était pas très forte et les murs gris renforçaient la sensation d'obscurité. Eloïse arrivait à lire, ce qui était tout ce qu'elle demandait, mais elle trouvait l'ambiance un peu lugubre. C'était presque le cliché de la cave du magicien, surtout avec le matériel d'alchimie rangé dans les cartons entassés dans le fond. Ça non plus, Victorien ne devait pas beaucoup s'en servir.
Eloïse ouvrit le livre qu'elle venait de sélectionner et redoubla de précautions. Celui-là était particulièrement ancien et certaines pages jaunies avaient l'air de vouloir se désolidariser de leurs collègues.
Elle analysa le sommaire, puis fit défiler les pages jusqu'à presque se retrouver à la fin. Ensuite, elle commença la lecture du chapitre désiré.
En effet, vu la tête du lysirien employé, l'ouvrage devait avoir au minimum cinq siècles. Eloïse, qui d'habitude se félicitait d'avoir un vocabulaire lysirien très développé, ne comprenait pas certains mots. Cela n'affectait pas sa compréhension du texte, heureusement.
Le problème était que ce livre ne contenait pas ce qu'elle souhaitait. Tant pis, autant passer à la suite.
Eloïse était retournée à ses recherches pour tenter de comprendre comment Caleb faisait pour communiquer avec elle par le biais des rêves, mais cette fois en abandonnant les ressources disponibles en libre accès sur le réseau, puisque cela n'avait rien donné. Victorien, qui l'avait vue descendre à la cave sans lui demander la permission, n'avait pas fait de commentaire, alors elle avait supposé que le champ était libre pour investiguer là-bas – après, il fallait dire que depuis leur altercation pendant l'entraînement de magie deux jours plus tôt, ils ne s'étaient pas adressés la parole.
Les livres étaient classés par thème, ce qui lui permettait d'un peu réduire ses recherches. Au départ, elle avait regardé s'il possédait des ouvrages qui parlaient de sortilèges Phébéiens, mais cela n'avait pas été le cas. En même temps, aux dernières nouvelles, il ne parlait pas la langue, et Eloïse non plus, ce qui ne l'aurait pas aidée pour le déchiffrer. En désespoir de cause, elle s'était rabattue sur ceux qui étaient en lysirien, en français et en anglais.
Des douze qu'elle avait parcouru jusque là, aucun ne l'avait éclairée. Cela devenait franchement frustrant.
Eloïse rangea précautionneusement le livre précédemment sorti à son emplacement originel en repoussant la poussière qui lui sauta au visage. Il lui semblait qu'elle avait bientôt fait le tour. Il restait deux ouvrages de magie rouge, un en lysirien et l'autre en anglais, et trois ouvrages en madrigan, ce qui allait être un véritable enfer à décrypter avec sa maîtrise très rudimentaire de la langue. Tant pis, ce n'était de toute façon pas comme si elle avait mieux à faire.
Eloïse s'affaira d'abord à regarder les livres de magie rouge, puisqu'elle se doutait qu'ils retourneraient très vite à leur place – et ce fut le cas – et focalisa ensuite son attention sur le madrigan.
Le premier parlait des courant telluriques et des moyens de communication qu'ils offraient. Le second de la magie blanche liée à l'esprit. Le troisième, elle n'était trop sûre, mais cela ressemblait à quelque chose sur la télépathie. Eloïse avouait qu'elle comprenait déjà à moitié les titres, alors les sommaires... Cela allait être plus compliqué que prévu.
Techniquement, elle aurait pu demander à Victorien de les lui traduire, mais en avait-elle envie ? Pas du tout.
À la place, elle sortit son téléphone portable et chercha sur le réseau de Thélis un outil permettant de traduire le madrigan vers le lysirien ou le français. Par chance, elle en trouva un qui avait l'air de donner des résultats cohérents. Maintenant, il ne restait plus qu'à espérer que le livre n'était pas trop ancien et qu'elle ne tomberait pas sur des mots qui n'étaient plus employés.
Après dix bonnes minutes à retranscrire le texte sur son téléphone, Eloïse obtint un résultat qui était compréhensible, tout ça pour se rendre compte que ce n'était toujours pas ce qu'elle cherchait.
Et, surtout, qu'une présence inquiétante s'était glissée dans la cave à ses côtés.
Eloïse sursauta et ferma le livre d'un coup sec. Le claquement fit à son tour sursauter le garçon translucide qui lui faisait face.
C'était lui qui s'était échappé du Livre des Miroirs quand elle l'avait ouvert. Il était toujours entouré de cette aura sombre, même si elle avait suffisamment diminuée pour qu'elle puisse discerner les traits de son visage.
Il avait l'air assez jeune, peut-être un peu plus de dix-huit ans, et avait une peau brune qui contrastait avec le doré de ses yeux. Il était maigre, plutôt petit pour un magicien, et à en croire le regard qu'il posait sur elle, il se méfiait.
Ils se dévisagèrent dans le silence, séparés par la table de bois, jusqu'à ce qu'Eloïse ne se décide à le briser.
- Victorien ! s'écria-t-elle.
Pas de réponse. Est-ce qu'il l'avait entendue et l'ignorait, ou alors la cave était insonorisée ?
- Victorien ! répéta-t-elle plus fort.
- Une minute, répondit-il depuis ce qui devait être son bureau. J'arrive.
Eloïse alterna entre observer le garçon translucide et les escaliers de la cave. Le nouveau venu n'avait pas l'air de vouloir ouvrir la bouche, même si sa méfiance semblait diminuer au fil des secondes. Maintenant, il observait la pièce autour de lui avec confusion.
Enfin, Victorien, pas de meilleure humeur, fit son apparition en bas des escaliers.
- Donc tu m'ignores depuis deux jours et maintenant tu me demandes de venir ? Je peux savoir en quel honn...
Il remarqua la présence de l'esprit, qui s'était reculé d'un pas par réflexe, et se coupa au milieu de sa phrase. Il fronça les sourcils.
- Je peux avoir une explication ?
- C'est lui qui était sorti du Livre des Miroirs, annonça Eloïse en le désignant. Il vient juste de réapparaître devant moi. On est sensés faire quoi ?
- Avant Valiammée, je n'avais jamais été confronté à un esprit.
- Et donc ?
- Donc qu'est-ce que tu veux que je fasse ?
Le garçon translucide dévisagea l'un, puis l'autre, visiblement confus. Victorien se pinça l'arrête du nez et prit la situation en main.
- Tu as essayé de lui parler ?
- Non, admit Eloïse. Mon premier réflexe c'était de t'appeler. C'est toi l'expert en magie.
- Alors tu devrais commencer par là.
- Yane manes dorikseoko ? demanda l'esprit. Meo iphil jamnseo.
Il avait une voix étonnamment grave pour sa stature frêle. Et il ne parlait pas un mot de français, puisqu'il leur annonçait qu'il ne comprenait rien à ce qu'ils racontaient. Eloïse passa au lysirien.
- Je peux savoir qui tu es, ce que tu fais ici, et pourquoi tu étais dans le Livre des Miroirs ?
- Où est Valiammée ? lui répondit l'esprit, presque soulagé de l'entendre parler la même langue que lui.
- Ça ne répond pas à mes questions, ça.
- Il a parlé de Valiammée, insista l'esprit en pointant Victorien du doigt. Où est-elle ?
Bon, il n'avait pas l'air déterminé à coopérer. S'ils voulaient comprendre qui il était, il allait falloir rajouter Valiammée à l'équation, puisque c'était visiblement ce qu'il voulait.
- La Clé de l'Esprit, demanda Eloïse à Victorien.
- Je vais la chercher. Continue à poser tes questions.
Victorien disparut dans les escaliers. L'esprit l'observa faire, méfiant.
- Où il va ?
- Chercher Valiammée, répondit Eloïse. Est-ce que tu pourrais nous donner ton nom ?
- Elle est ici, alors ?
- Elle est là, oui. Attends deux minutes.
L'esprit n'avait pas l'air spécialement patient, puisqu'il se mit à remuer sur ses jambes. Victorien revint dans un coup de vent, la Clé de l'Esprit en main, et la tendit à Eloïse, qui la saisit sans trop savoir quoi en faire.
D'accord, elle était celle à avoir éveillé l'âme de Valiammée Astrada, mais elle n'était pas trop sûre de comment la faire apparaître. Comment s'y était-elle pris, la dernière fois ?
Eloïse usa d'un peu de magie dessus dans l'espoir de créer une réaction, ce qui fonctionna. La figure translucide aux longs cheveux gris de Valiammée fit son apparition. Elle cligna des yeux, observa les environs, puis se rendit compte de la présence de l'autre esprit. Là, elle se figea, bouche-bée.
- Ténèbres ?
Eloïse vit beaucoup d'émotions différentes traverser le visage de la magicienne légendaire : tristesse, douleur, incompréhension... De son côté, elle tacha de connecter les pièces du puzzle.
Ils se connaissaient et vu son prénom, s'ils venaient de la même période, cela ne pouvait signifier qu'une chose.
- C'est Ténèbres Wu ? Le magicien légendaire ?
- C'est lui, oui, confirma Valiammée. Je ne pensais pas que je le reverrai un jour.
- Où est-ce qu'on est ? lui demanda Ténèbres. Valiammée, je ne comprends rien à ce qui se passe.
- Nous sommes morts.
Ténèbres n'eut aucune réaction face à la nouvelle. Il devait avoir compris cette partie à son réveil.
- Deux mille ans se sont écoulés, poursuivit Valiammée. Nos âmes, qui étaient enfermées dans des objets, ont été réveillées.
- Deux mille ans ? s'exclama Ténèbres.
Il passa ses mains dans ses cheveux, horrifié. Valiammée s'excusa du regard.
- Ça explique beaucoup de choses, admit-il.
- Je suis désolée, Ténèbres. Quand j'ai été réveillée par Eloïse, j'ai hérité de sa mémoire, donc j'ai toutes les connaissances dont j'ai besoin. Je suppose que ce n'est pas ton cas ?
Il secoua la tête. Eloïse se racla la gorge pour ramener l'attention sur elle.
- Est-ce que je peux avoir des explications ?
- L'âme de Ténèbres a été enfermée dans un livre pendant la grande guerre de notre époque, dit Valiammée. Quelqu'un lui avait lancé un sortilège de magie rouge très invasif et destructeur, alors on a dû l'extraire, et...
La fin de sa phrase mourut au bord de ses lèvres. Le souvenir était douloureux.
- Je suis mort, finit Ténèbres à sa place. Je m'en souviens. J''étais conscient de ce qui se passait.
- Un livre à la couverture verte ? vérifia Eloïse.
Valiammée reprit ses esprits et hocha la tête.
- C'est ça, le Livre des Miroirs que j'ai vu dans tes souvenirs. Vous l'avez toujours ?
- Oui, et c'est moi qui l'ai descellé. Toute la magie qui était contenue à l'intérieur, c'était le fameux sortilège invasif ?
- Je ne vois pas ce que ça pourrait être d'autre.
Ça ne sentait pas bon, tout ça. Elle se tourna vers Victorien le mage rouge pour qu'il donne son avis sur la question et fut ravi de le voir rationaliser la situation. Elle n'avait pas envie de s'inquiéter davantage de cette histoire.
- La magie rouge a dû être altérée avec le temps, indiqua Victorien. Ça fait deux mille ans, et s'il agissait comme à l'origine, ça se serait vu immédiatement.
- Sûr de toi ? vérifia-t-elle.
- Oui. De plus, je suppose qu'avec tous les gens ayant voulu l'ouvrir à travers l'histoire, d'autres sortilèges se sont mélangés à celui-là. Ce qui expliquerait pourquoi il y a aussi de la magie noire dans le ciel.
- C'est quand même pas super rassurant.
Eloïse fit le point sur la situation. Quand elle avait descellé le Livre des Miroirs, elle avait libéré un dangereux sortilège de magie rouge qui semblait maintenant flotter dans un état statique sur la Terre et Thélis, mais aussi l'âme du magicien légendaire Ténèbres Wu, qui vivait présentement un choc générationnel pour le moins violent.
- Si c'est moi qui ai réveillé les deux âmes, pourquoi est-ce que Valiammée a hérité de ma mémoire et pas Ténèbres ? Ça aurait clairement facilité les choses.
- Je ne suis pas trop sûre, mais je crois que nos âmes n'ont pas été scellées dans des objets de la même façon, dit Valiammée. Ténèbres, c'était pour empêcher le sortilège qui l'avait touché de se propager. Pour moi et les autres, nous avons été liés à nos armes par la magie rouge.
- Oh.
Elle supposait que ça faisait sens.
- Du coup, reste à savoir si les laboratoires on voulu ouvrir ce livre pour le sortilège qu'il contenait ou pour l'âme de Ténèbres. L'un ou l'autre, ça ne me dit rien qui vaille.
- Je n'ai malheureusement pas la réponse, dit Victorien, ennuyé.
- Qui sont les laboratoires ? demanda Ténèbres.
- Je vais t'expliquer tout ce que je sais, lui promit Valiammée.
Ce devait être frustrant, d'être ainsi le centre d'une conversation où il ne comprenait pas grand chose. Eloïse le plaignait, parce qu'elle savait ce que cela faisait, même si c'était dans une moindre mesure.
Tandis que Valiammée mettait de l'ordre dans ses pensées pour lui faire un résumé de la situation, Eloïse s'éloigna dans un coin de la cave et fit signe à Victorien pour qu'il la rejoigne. Là, elle reprit le français.
- Vu que tu t'y connais en magie rouge, et maintenant qu'on connaît l'origine exacte de la magie dans le ciel, tu pourrais trouver un moyen de t'en débarrasser ?
- Je vais faire des recherches, mais ça doit être possible, oui.
- Et tu es sûr que tu ne sais pas ce que les laboratoires veulent faire avec tout ça ?
- Je n'ai pas la science infuse.
- Tu as travaillé pour eux, rappela Eloïse, et tu as pour habitude de ne pas tout me dire.
- Tous les plans incluant le Livre des Miroirs ont forcément été faits après mon départ, puisque je n'en ai jamais entendu parler à l'époque. Je ne sais rien.
En tout cas, avec ces éléments en plus, contrairement aux théories établies précédemment par l'Ombre, ce n'étaient pas les sortilèges contenus dans le livre qui devaient intéresser les laboratoires.
Également, Eloïse se demandait si les âmes des autres magiciens légendaires étaient elles aussi enfermées dans leurs armes depuis deux millénaires. C'était difficile de savoir, puisque l'emplacement actuel de beaucoup n'était pas de notoriété publique, contrairement au sceptre de Valiammée Astrada.
Quand elle voulut poser la question à Victorien, elle se retint. Il était penché sur les livres en madrigan qu'elle avait sorti de sa bibliothèque. Il ouvrit le premier pour en lire le sommaire.
- Qu'est-ce que tu faisais dans la cave en premier lieu ?
- J'essayais de travailler mon madrigan, répondit Eloïse.
- Avec des livres de magie ? Ce n'est clairement pas l'approche la plus simple.
Il se tourna vers son étagère et avisa les ouvrages où la poussière avait disparue, donc ceux qu'Eloïse avait parcouru à la recherche de ses réponses sur Caleb. Son regard se fit de plus en plus suspicieux.
- Je voulais du vocabulaire très spécifique, se défendit Eloïse.
- Alors pourquoi tu as aussi choisi des livres en français, en anglais et en lysirien ? Ne me dis pas que c'était pour faire quelconque comparaison de mots.
Dommage pour Eloïse, c'était l'excuse qu'elle comptait utiliser.
- J'essaye d'étoffer ma culture, répondit-elle à la place.
- Pourtant, de ce que je vois, il y a comme un thème récurrent, dans tes recherches. Et, je ne sais pas trop pourquoi, mais j'ai l'impression que ça a un rapport avec Caleb.
Eloïse aurait souhaité qu'il arrête d'être perspicace. Elle poussa un soupir et partit ranger les livres à leur place.
- C'est pas trop le sujet, là. Je te rappelle qu'on a deux âmes en train de discuter juste à côté ?
- Je ne risquais pas de l'oublier. Je ne ferai pas de commentaire sur la situation, Eloïse, uniquement parce que tes recherches me laissent supposer que tu te méfies enfin de lui.
Tant qu'il ne s'en mêlait pas, ils pourraient en rester là.
Eloïse tourna la tête pour observer les deux magiciens légendaires en plein échange. D'un côté, Valiammée, gênée de devoir expliquer toutes les bases de la société actuelle à son ami. De l'autre, Ténèbres, les yeux plissés et le visage crispé, qui peinait à intégrer tout ce savoir qui lui tombait dessus.
Jamais elle n'aurait cru que cette histoire de Livre des Miroirs prendrait un tournant pareil.
Le sortilège de magie rouge.
L'âme de Ténèbres Wu.
Que voulaient les laboratoires du Phoenix, et que comptaient-ils faire avec ?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top