Chapitre 8: Avril (6)
Eloïse ne savait pas trop comment elle s'était retrouvée à fouiller son carnet de santé, étalée sur son lit, comme s'il s'agissait d'un chef d'oeuvre littéraire.
En attendant sa démission officielle du AMI, elle avait demandé à Miranda de passer au Centre lui ramener le plus d'affaires possibles pour qu'elle puisse enfin s'installer correctement dans sa nouvelle chambre. Au milieu des vêtements, manuels scolaires et autres babioles, elle était tombée sur le carnet de santé et avait fait défiler les pages avec curiosité.
À vrai dire, elle n'y avait pas touché depuis des années, puisque le AMI se chargeait de le remplir – ils s'en servaient comme comparatif entre les normes humaines et magiciennes – et qu'Eloïse n'était pas très intéressée par son contenu, vu qu'elle retrouvait le même dans son dossier médical.
Aujourd'hui, en revanche, elle avait grandement besoin de se distraire, même par les moyens les plus futiles. Elle n'avait aucunement envie de penser aux conflits grandissant sur le continent, après les attaques qui avaient visé Astras et Caméone. Sans parler de la disparition du sceptre de Valiammée Astrada et des visions qui s'étaient imposées à elle.
Où était passé le sceptre ? Était-elle vraiment celle à l'avoir retiré du sol d'où il était enfoncé depuis deux millénaires ?
C'était si improbable. Et pourtant, Eloïse avait du mal à comprendre ce qui aurait pu se passer d'autre sachant que les dates concordaient parfaitement.
Concernant les visions, Victorien comptait bien tirer les choses au clair, raison pour laquelle il avait convoqué Ilyann pour en parler. Le Madrigan avait d'abord ausculté Eloïse, constaté qu'elle était en parfaite santé, puis rejoint le mage noir dans son bureau pour faire un état des lieux. Sans surprise, Eloïse n'était pas convoquée. Tant qu'ils la tenaient au courant des suites, elle s'en contenterait.
Elle tourna les pages jusqu'à arriver aux courbes de croissance. Là aussi, le AMI avait tout régulièrement tenu à jour.
Eloïse ne s'était pas attendue à grand chose, alors quelle ne fut pas sa surprise en découvrant l'étrangeté de sa courbe de taille. Aux alentours de ses douze ans, alors que la ligne aurait dû continuer à croître, Eloïse ne vit qu'un trait parfaitement horizontal.
Elle avait si brutalement cessé de grandir deux ans plus tôt ? Certes, elle s'était bien rendue compte que sa croissance était restée statique les derniers mois, mais elle ne rappelait pas avoir vu une courbe similaire dans son dossier médical du AMI, qu'elle consultait pourtant régulièrement.
Pour vérifier son intuition, elle sortit son téléphone portable et accéda au fameux dossier. La courbe de taille qu'elle y trouva fut différente, puisque l'étrange ligne horizontale ne s'y trouvait pas. En revanche, Eloïse en était certaine, les chiffres ne concordaient pas.
Sa carte d'identité française, qu'elle avait refaire à ses onze ans avec son nouveau nom, lui donnait une taille similaire à celle de son carnet de santé, mais différente de son dossier médical. Ce qui voulait dire que le AMI avait trafiqué les données pour lui faire croire qu'il n'y avait aucun problème.
Voilà pourquoi ils avaient longtemps gardé son carnet de santé hors de sa portée. Eh bien, ils auraient dû éviter de le lui rendre – quoi que, à bien y réfléchir, elle l'avait récupéré sans leur accord.
Cette fois, Eloïse n'était plus d'humeur à la distraction. Il devait forcément y avoir une raison pour que son corps réagisse ainsi. Vu la date, son arrêt brutal de croissance devait s'être produit à peu près au même moment que le découverte de sa nature d'élue.
La magicienne se redressa, emplie par un mauvais pressentiment. Et si... ?
Elle sauta du lit et quitta sa chambre en emportant avec elle son carnet de santé ouvert à la page incriminante. La meilleure chose à faire pour vérifier sa théorie était de questionner Ilyann, puisqu'il était celui ici à posséder le plus de connaissances en médecine.
Eloïse toqua vigoureusement à la porte du bureau de Victorien. Puisqu'elle n'entendit ni sa voix, ni ses pas quand il vint lui ouvrir, elle supposa que la pièce était insonorisée. Une vieille habitude chez lui, sans doute pour qu'elle évite d'écouter aux portes.
- Un problème ? demanda-t-il.
Bon, vu son expression fermée, il était de mauvaise humeur.
- Je dois parler à Ilyann, dit Eloïse. C'est important.
- Nous sommes un peu occupés.
Ilyann, qu'Eloïse aperçut dans l'entrebâillement de la porte, se leva de sa chaise pour la rejoindre.
- On peut prendre cinq minutes de pause, Victorien, lui dit-il. Puis si Eloïse dit que c'est important, je préfère m'en occuper maintenant.
- Bon, très bien. Je t'attends.
Ilyann s'éclipsa dans le couloir et Victorien ferma la porte du bureau derrière lui.
Eloïse avait toujours du mal à comprendre comment ces deux là pouvaient être aussi proches quand Ilyann était aimable et respectueux et que Victorien était adepte de la politesse quand il avait le temps uniquement.
Ilyann la guida jusqu'au salon pour qu'ils puissent discuter tranquillement assis sur le canapé. Il lui proposa même de lui ramener un verre d'eau, qu'elle refusa. Ce n'était définitivement pas Victorien qui aurait agi de cette façon.
- Alors, quel est ton problème ? lui demanda-t-il.
- Eh bien... commença Eloïse en lui montrant sa courbe de croissance.
Ilyann fut d'abord surpris que ce soit à ce sujet, puis ramena le livret plus prêt pour mieux analyser son contenu en voyant l'anomalie.
- Tu sais pourquoi ça a pu s'arrêter aussi brusquement ? demanda-t-elle.
- Je suppose qu'il peut y avoir beaucoup de facteurs, mais c'est vrai que c'est surprenant que le changement soit aussi abrupte.
Eloïse lui expliqua les différences qu'elle avait constaté avec son dossier médical du AMI et ses interrogations quant à la période où tout cela était survenu. Ilyann, interdit, ne formula aucune hypothèse, mais la magicienne voyait bien que quelque chose lui trottait dans la tête.
- Je ne m'étonne pas que le AMI ait voulu lisser les anomalies, dit-il. De ce que je sais de leur comportement envers toi, c'est bien leur genre.
- Ça, c'est sûr, mais ça doit forcément cacher quelque chose, non ?
- Eh bien... Tu sais que ta magie ne te viens pas de naissance, donc que ton corps a subi un certain nombre de changements pour s'adapter. Ce doit être une conséquence des mutations génétiques. Après tout, un humain n'est pas supposé avoir des pouvoirs.
Eloïse acquiesça. Elle s'était attendue à une telle réponse, mais l'entendre de la bouche d'Ilyann ne la rassurait pas à cause de ce que cela pouvait impliquer.
Elle se décida à lui exposer ses inquiétudes.
- Est-ce que c'est possible que j'ai développé l'espérance de vie d'un magicien ?
Ilyann fronça les sourcils, comme si la question tombait sous le sens. Il s'adoucit en comprenant que jusque là, Eloïse n'avait pas envisagé que ce soit le cas.
- Le contraire m'étonnerait, admit-il.
- Oh.
- Tu n'y avais jamais pensé avant ?
- Pas vraiment, non, avoua Eloïse. J'ai appris très récemment l'origine de mes pouvoirs. Avant, je supposais juste être une anomalie chez les humains. Pourquoi j'aurais eu une espérance de vie différente des autres ?
Ilyann posa une main sur son épaule et tenta de lui adresser un sourire réconfortant.
- Je suis désolé, je ne pensais pas que ce serait aussi surprenant pour toi.
- J'aurais dû y penser avant, soupira Eloïse. Dans le fond, tu as raison, le contraire aurait été étonnant.
Le Madrigan referma son carnet de santé et le lui rendit. Eloïse le posa sur ses jambes. Maintenant, il ne restait plus qu'à digérer la chose.
Quand son entourage humain vieillirait et finirait par s'éteindre, elle serait toujours là sans la moindre ride. L'espérance de vie des magiciens était d'environ 160 ans, mais pouvait s'étendre plusieurs centaines d'années au delà de ça. Le Seigneur des Ombres et ses deux siècles et demi était un bon exemple.
- Tu devrais en parler avec Victorien, lui conseilla Ilyann.
- Pour quoi faire ? répliqua Eloïse. Je ne pense pas qu'il en ait quelque chose à faire, et même si c'était le cas, qu'est-ce que tu veux qu'il fasse de cette information ? C'est pas comme s'il avait déjà été dans cette situation.
- Il est à moitié humain. Je suppose que ce qui t'inquiète, c'est de ne pas vieillir au même rythme que tes proches. Il comprendrait.
Certes, mais Eloïse n'avait spécialement envie de lui parler de ça. Ce n'était comme s'ils entretenaient régulièrement des longues conversations où ils parlaient de leurs vies. Déjà, s'ils se disaient bonjour en se croisant dans un couloir, c'était pas mal.
- Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, dit-elle. D'ailleurs, je préférerais que cette conversation reste entre nous.
- Tu es sûre ? C'est quand même quelque chose de sérieux. Je ne peux pas partir du principe que Victorien raisonnait comme moi. Tu restes un cas exceptionnel dont on ne sait pas grand chose et où on ne peut pas tout prévoir à l'avance.
- On verra plus tard. Pour l'instant, je reste sur ma position.
- Très bien, comme tu préfères. En tout cas, si tu as besoin d'en parler, n'hésite pas à venir me voir.
- Merci beaucoup.
Eloïse était de ravie de pouvoir toujours compter sur lui pour être compréhensif. Surtout ces dernières semaines où elle n'avait pas vu grand monde.
Ilyann se leva du canapé et s'excusa auprès d'elle.
- Nous avons pas mal de choses à régler avec Victorien, donc je vais devoir te laisser.
- Aucun problème, désolée de t'avoir dérangé pour ça.
- Non, tu as eu raison de le faire. Ne te sens pas coupable pour si peu, d'accord ?
Elle acquiesça. En soit, elle ne le faisait pas. Simplement, son but premier en parcourant ses affaires était de se changer les idées. Au final, elle n'avait réussi qu'à rajouter une préoccupation sur la pile grandissante qui s'étendait dans son esprit.
Enfin, Eloïse prenait l'habitude. Elle n'était pas sûre de voir la situation s'améliorer de sitôt.
◊
- Reste concentré, s'il te plaît, demanda Phrixos. Le but est que tu gardes ton contrôle, pas que tu le perdes.
Lysandre avait beau y mettre de la volonté, il avait du mal à réaliser ses exercices de magie correctement, plus particulièrement depuis quelques jours. Fort heureusement, Phrixos était quelqu'un de patient.
Mais comment aurait-il pu garder les idées clairs alors qu'il avait découvert qu'Eloïse était bel et bien en vie ?
Un mois qu'il la croyait morte alors qu'elle était en parfaite santé. Au départ, il lui en avait terriblement voulu, lui qui avait eu du mal à faire son deuil, mais Michaël Zepleski avait fini par lui expliquer qu'Eloïse n'y était pour rien. Elle-même n'avait pas su que ses proches la pensaient disparue pour de bon.
Lysandre voulait comprendre ce qui s'était passé, d'autant que Michaël ne lui avait donné presque aucune information. Et surtout, il voulait renouer avec elle, maintenant qu'il se savait un magicien et qu'elle n'avait plus aucune raison pour le mettre à l'écart.
Retrouver la proximité qu'ils entretenaient depuis qu'ils étaient enfant et qui s'était étiolée ces derniers mois.
Lysandre avait du mal à tenir en place. En conséquence, son contrôle, déjà chaotique, ne faisait qu'empirer.
Depuis qu'il voyait Phrixos deux fois par semaine – dans le secret, même son père n'était pas au courant – il avait nettement progressé, mais il le savait, la route à parcourir serait encore longue avant de pouvoir se sentir tranquille.
Sa magie rouge le rendait instable. Il n'aurait clairement pas tenu six mois supplémentaires sans aide.
Lysandre, assis en tailleurs sur le sol de sa chambre, se redressa pour mieux gérer sa respiration.
- J'essaie, se justifia-t-il. J'essaie vraiment.
- Je sais que la magie n'est pas encore très naturelle pour toi, mais ça finira par venir, lui assura Phrixos. En attendant, ça va te demander davantage d'efforts.
- Non, ça va déjà mieux qu'avant, je suis juste distrait.
- J'avais remarqué, oui. Ça dure depuis quelques jours. Il s'est passé quelque chose ?
Lysandre hésita à lui en parler. Certes, il lui avait accordé sa confiance un peu par hasard, mais ne savait pas s'il voulait s'étaler sur sa vie. Bien sûr, Phrixos en avait appris sur lui au fil des semaines, mais Lysandre était resté vague dans l'ensemble.
- Une amie que je n'ai pas vu depuis longtemps est revenue récemment, éluda-t-il. Je ne sais pas quand j'aurais l'occasion de lui parler, mais on a beaucoup à se dire.
- Vous êtes proches ?
- On se connait depuis qu'on est enfants, donc oui.
- Tu lui as dit que tu étais un magicien ?
Lysandre hocha la tête. Elle l'avait appris en même temps, même s'ils n'avaient jamais eu l'occasion d'en discuter.
- Elle l'a bien pris ? l'interrogea Phrixos. Je sais que ce n'est pas le cas de tous les humains.
- Eh bien, elle est une magicienne elle-même, donc le contraire m'étonnerait.
Les sourcils de Phrixos se froncèrent.
- Je peux être indiscret ?
- Euh, oui...
- Est-ce que ton amie s'appelle Eloïse Valenski ?
Lysandre se figea. Un mauvais pressentiment le gagna. Il la connaissait ?
Rien qu'à voir sa tête, Phrixos sut qu'il avait visé juste.
- Désolé, reprit le magicien, je ne veux pas empiéter sur ta vie privée. Je sais qui elle est à cause de mon travail, où j'ai déjà été amené à la croiser. Sans parler de sa réputation sur Thélis.
Avec les humains qui la voyaient comme une sorte d'extraterrestre, même si cela s'était amélioré avec le temps, Lysandre n'était pas étonné que la situation soit similaire du côté des magiciens. À moins que Phrixos n'ait voulu sous-entendre autre chose en parlant de réputation.
- Comment tu as su que je parlais d'elle ? s'étonna-t-il.
- Elle est dans ton collège et elle y est la seule magicienne, répondit Phrixos. J'ai fait ma supposition en sachant ça. N'y vois rien de trop profond.
Lysandre savait que Phrixos était expert en magie rouge. S'il avait rencontré Eloïse, ce devait être dans le cadre de prestations pour le AMI. Bon, ça se tenait, même s'il n'avait plus trop envie d'élaborer sur le sujet.
- Pour être honnête, Eloïse n'est pas très bien entourée, dit Phrixos. Je ferais attention, à ta place.
- Comment ça ?
- Elle se rapproche de plus en plus de personnes peu recommandables. Je n'ai pas envie que tu sois en danger par association avec elle.
Il parlait du mage noir qui l'avait suivie à plusieurs reprises ? Ou alors de Miranda ? Dans tous les cas, Lysandre n'était pas trop inquiet. Eloïse savait ce qu'elle faisait. Enfin, normalement.
Mais comment Phrixos connaissait-il son entourage ? Lysandre était un peu surpris, puisque depuis qu'ils se connaissaient, Eloïse n'avait jamais été évoquée une seule fois.
Soit le monde était petit, soit des choses se tramaient.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top