Chapitre 41: Victorien & Ilyann
12/11/2002.
Comment les choses avaient pu déraper aussi vite, Victorien avait encore du mal à le comprendre. Il avait suffi d'une succession de coïncidences et de paroles qui auraient mieux fait de ne pas passer la barrière de ses lèvres pour que les rouages du projet Alpha ne se débloquent.
Kaladria, après une courte conversation avec le directeur des laboratoires, avait organisé une réunion et convié tous les supérieurs pour discuter de leur prochain cobaye. Une conversation que Victorien et Ilyann redoutaient plus que tout.
S'ils en étaient là, c'était en partie leur faute.
Ilyann, qui n'avait pas pu faire le déplacement jusque Thélis, assistait à la réunion depuis l'hôpital lillois où il travaillait. Heureusement pour lui, il trouvait toujours un lieu où s'isoler. Son visage était projeté en petit sur le mur blanc de la salle de conférence du rez-de-chaussée.
Ils n'étaient même pas encore entrés dans le vif du sujet qu'une scission s'était déjà opérée. D'un côté, Victorien et Callie Avenski, qui tenait son enfant de quatre ans entre ses bras avec inquiétude. De l'autre, Kaladria, Anthéon et le jeune Haven Redland, qui du haut de ses seize ans, avait visiblement du mal à choisir les alliés corrects.
- Je crois comprendre que vous avez un problème avec le plan que le directeur vient tout juste d'accepter, commença Kaladria.
- Je t'avais dit il y a une heure de ça que je ne l'approuvais pas, répondit Victorien. Ma position n'a pas changée.
- Ah, oui. Les supposés principes que toi et Ilyann partagez. Je crois que je commence à voir à travers vos mensonges.
- Mensonges ? s'insurgea Ilyann. Qu'est-ce que tu racontes ?
- Rien. Nous tirerons les choses au clair plus tard.
Kaladria, bras croisés, détourna son regard de l'image projetée au mur pour dévisager Victorien, qui n'était pas amusé du tout.
- Nous devons avancer sur le projet Alpha peu importe qui en est le sujet, déclara-t-elle. Depuis le temps que tu es là, je pensais que tu l'aurais intégré.
- Peu importe le sujet ? Il y a des vies en jeu. Des vies humaines.
- Et alors ? C'est le cas depuis le début des expérimentations. Je ne me rappelle pas t'avoir entendu dire ça par le passé.
Victorien fronça les sourcils. S'il ne l'avait pas dit, il l'avait en revanche pensé très fort. Sans compter que jusqu'à aujourd'hui, Callie, Ilyann et lui avaient gardé la situation sous contrôle. Oh, les seize tentatives avaient échouées et les cobayes étaient par conséquent morts, mais leur objectif était avant tout d'empêcher le projet Alpha d'aboutir.
Là, ils fonçaient droit dans les problèmes.
- C'est une erreur, Kaladria, insista Callie. Le but a toujours été de rester discrets dans nos actions. Choisir une enfant de trois ans va avoir des conséquences.
- Lesquelles ? Un enfant reste un enfant.
- Tu sais très bien que pour un nourrisson, on peut mettre le décès sur un bon nombre de complications. Pas sur une fillette de trois ans en plein santé.
- Elle a reçu un simple choc à la tête, confirma Ilyann. Je l'ai auscultée il y a trente minutes à peine. Ce qu'elle a, on n'en meurt pas.
- On trouvera bien une excuse, si c'est tout ce qui vous dérange.
Sur l'image projetée, Ilyann secoua la tête et passa une main sur son front. Tout ce qui les dérangeait ? La liste était bien plus longue que ça.
- Une excuse ? Il faut déjà trouver un prétexte pour l'opérer.
- Si elle a pris un coup, dit qu'elle a le crâne ouvert. Tu en profites pour mettre le morceau de pierre en prétextant la recoudre ou l'agrafer.
- Et ses parents ? Tu y as pensé ? Ils sont actuellement avec elle dans une chambre. Ils vont vouloir assister à toutes les procédures une fois que j'aurais rendu mon diagnostic.
- Tu es un magicien, Ilyann. Tu leur jettes un sortilège pour qu'eux et le personnel hospitalier ne soient pas là le temps que tu t'en occupes. Je ne vois même pas pourquoi tu poses la question, c'est toujours ce que tu as fait jusqu'à maintenant.
- Kaladria...
Il ne termina pas sa phrase. Cela ne servait à rien, puisqu'elle avait raison, à la différence près qu'il n'avait jamais eu à manipuler la famille du cobaye. Les contextes avaient été bien différents, et elle n'avait jamais pu être présente au moment des présumés soins. Cela lui avait clairement facilité les choses, aussi bien pour la quantité de sortilèges lancés que pour sa propre conscience.
- Si je peux me permettre, cette Eloïse est le cobaye parfait, avança Anthéon. Si elle est ta descendante, Victorien, elle doit avoir une partie de tes gènes. Tu es un mage rouge, ce qui la rendra naturellement plus résistante aux expérimentations. On ne peut pas laisser tomber cette occasion.
- Des gènes dilués sur plusieurs générations, oui, répondit le mage noir. Ça ne signifie rien.
- Tu sais très bien qu'on n'a besoin que de fragments et que les gènes magiciens sont persistants chez les humains. Elle en aura suffisamment.
- Il faudrait des tests pour s'en assurer, contesta Victorien. C'est ce qu'on a toujours fait.
- Et pourtant on a eu seize morts jusque là, contra Kaladria, ce qui signifie que ce pas n'est nécessaire pour obtenir de bons résultats. De toute manière, pas besoin de s'assurer que ses gènes sont bien de courant Alpha puisqu'on sait que c'est le cas. Tu es une preuve suffisante, Victorien.
- Et on n'a pas le temps de réaliser la moindre analyse supplémentaire, ajouta Anthéon. Elle est venue avec une simple blessure. Si Ilyann ne se dépêche pas de rendre un diagnostic pour l'opérer, on va être contraints de la renvoyer chez elle et de laisser filer l'occasion parfaite.
Exactement ce que Victorien, Ilyann et Callie souhaitaient, mais ça, ils ne pouvaient pas le dire. Du moins pas tout de suite. Vu la tournure que prenait la situation, il allait falloir jouer cartes sur table à un moment ou à un autre.
- Peu importe les efforts que vous mettrez à sortir des arguments, je refuse qu'Eloïse soit utilisée comme cobaye, asséna Victorien.
- Alors quoi ? s'étonna Anthéon. Parce qu'elle fait partie de ta famille éloignée tu essaies de la protéger ? Tu n'as jamais été un sentimental, ne me fais pas boire des idioties pareilles.
- Toutes mes raisons ont déjà été stipulées. La principale étant qu'elle est trop âgée.
- Trois ans reste correct. On va pouvoir en tirer quelque chose.
- Ce n'est que de la pure spéculation, fit remarquer Callie. On a quand même essuyé seize échecs. Rien ne dit que donner de la magie à un humain est seulement possible.
- Les chances sont extrêmement minces, approuva Ilyann.
Le regard de Kaladria se fit de plus en plus suspicieux. Dans un geste nerveux, Callie resserra sa prise sur son fils qui, à moitié endormi, ne paraissait pas se rendre compte de la tension ambiante.
- Soyons clairs, reprit Kaladria, le directeur a approuvé le plan, donc choisir cette fille n'est pas une possibilité mais un ordre.
- Tant qu'il ne met pas fin aux expériences, on se doit de poursuivre, ajouta Haven, qui n'avait jusque là pas dit un mot.
Victorien lui renvoya un regard noir. Oh, il était jeune, mais sa foi envers le directeur était inébranlable. Sans doute était-ce pour cette raison qu'il avait été nommé supérieur si vite.
Comme ses collègues ne voulaient pas entendre raison, il était l'heure de remettre les choses à plat. Ils ne pouvaient pas continuer ainsi.
- Très bien, puisque vous n'avez pas l'air de vouloir m'écouter, reformulons ça de façon plus concise : vous n'avez pas intérêt à toucher au moindre de ses cheveux.
- C'est une menace ? demanda Kaladria.
- Oui, confirma Victorien. Fais avec.
La magicienne se rapprocha de lui, l'expression sombre.
- Puisque nous sommes dans la clarté, c'est mon tour. Tu auras beau tout tenter, Victorien, nous sommes dans l'obligation d'obéir et ce n'est pas ton joli minois qui va m'empêcher de retrouver la gamine. Même si on rate l'occasion aujourd'hui, on en retrouvera une autre plus tard. Comme l'a si bien dit Anthéon, Eloïse est la cobaye parfaite et on n'aura sans doute pas deux chances comme celle-ci.
- Ce n'est absolument pas mon problème. Il te suffit d'appeler le directeur et de dire que je me suis trompé et que ce n'est pas ma descendante.
- Sauf que tu ne t'es pas trompé.
- Qu'est-ce que tu en sais ? Aucune analyse n'a été faite pour le vérifier.
Anthéon grinça des dents quand le sujet des tests fut ramené sur le tapis. Kaladria, elle, perdait sa patience.
- Si c'est pour fausser les analyses dès qu'on tournera le dos, je préfère m'en passer, asséna-t-elle. La prochaine objection, Victorien, sera considérée comme ta lettre de démission. Clair ?
- Tu aimes tant que ça écouter le son de ta voix ? s'agaça Victorien. Tu n'as pas le pouvoir de me renvoyer parce que nous avons exactement la même position hiérarchique, comme tout le monde ici. Arrête de me faire des menaces sans fondements.
- Le directeur peut te renvoyer, lui. Il me suffit de lui dire la vérité à ton propos.
- Ne te fatigue pas, ça ne fonctionnera pas.
- Je vous en prie, calmez-vous, tenta de s'imposer Ilyann.
Il fut royalement ignoré, mais difficile de faire entendre sa voix quand il n'était parmi eux qu'une image projetée sur un mur.
- Il y a discorde, tonna Kaladria. Toi, Ilyann et Callie, je vois bien que vous n'êtes plus à votre place ici. Je me fiche que nous soyons tous sur un pied d'égalité, si vous refusez de poursuivre sur notre lancée, vous partez.
- Il ne manquerait plus que vous soyez là uniquement pour nous empêcher d'avancer, ajouta Anthéon.
Bon. La situation devenait hors de contrôle. Depuis des années que Victorien travaillait ici, il ne s'était jamais senti pris au piège de cette façon.
Quitter les laboratoires maintenant avait bien trop d'implications. Il ne pouvait pas se le permettre.
Quand il avait compris les conséquences que pourraient avoir le projet Alpha, il s'était donné pour mission de le saboter jusqu'au bout. Il échouait bien trop près du but à son goût.
Deux ou trois tentatives infructueuses de plus et le directeur aurait fini par abandonner son idée ridicule.
Victorien échangea un bref regard avec Callie, puis avec Ilyann. Il avait besoin de leur accord avant de brûler pour de bon leur couverture. Accord qu'il obtint sous forme de hochement de tête et de grimace résignée.
- Très bien, trancha-t-il. Si c'est comme ça, nous partons. Mais ne croyez pas que je vais m'en tenir là. À partir de maintenant, nous sommes ennemis.
- Parfait, répliqua Kaladria. Le seul problème, c'est que vous en savez trop.
L'ombre accrochée aux pieds de Victorien s'agita. Si Kaladria s'en prenait à eux, elle allait vite comprendre qu'elle se heurtait à un mur. Victorien ne sortait pas sa réputation de nulle part.
Les laboratoires préféraient que les informations sensibles ne sortent pas de leurs locaux. Ceux qui étaient partis par le passé n'avaient pas fait long feu.
- Je n'aime pas ça du tout, murmura Callie.
- Reste derrière moi, répondit Victorien. Je m'en occupe.
Il faudrait cependant qu'ils fassent une exception aujourd'hui.
Kaladria et Anthéon, magie aux poings, voulurent l'encercler pour le prendre au piège, mais Victorien n'eut aucun mal à les repousser.
Une multitude d'idées envahirent son esprit. Il pourrait tous les tuer. Mettre les laboratoires à feu et à sang. Ce serait un message on ne peut plus clair pour le directeur, même s'il en faudrait sans doute plus pour le faire renoncer. Après ça, il pourrait demander à Jaon Chen de rendre leurs agissements publiques. Le reste des laboratoires n'oserait plus mettre un pied sur le continent par peur des représailles, surtout que Victorien savait comment les traquer jusqu'au dernier.
Il suffisait d'un peu de magie rouge. D'une ouverture. Tant pis si tout lui retombait dessus, si Callie et Ilyann étaient saufs, il s'en contenterait.
Haven, qui s'était écarté des combats et avait longé le mur jusqu'à être à proximité de Callie, déroula le fil de fer dissimulé sous sa manche et le lança pour qu'il s'enroule autour du cou de la Madrigane. Elle se figea. Entre ses bras, son fils, qui ne comprenait pas ce qui se passait, détailla la salle avec inquiétude.
- ... Victorien, l'appela-t-elle d'une voix feutrée.
Le mage noir stoppa ses mouvements dès qu'il vit la terreur dans le regard de Callie. L'ombre à ses pieds redevint statique. Ilyann, depuis l'hôpital, avait perdu la moindre trace de couleur sur son visage.
Avec un empressement non dissimulé, Callie écarta Maximilien d'elle et le tendit vers Victorien. Son geste signifiait "prends-le et pars".
C'était sans compter sur Kaladria.
- Callie, tu ne bouges pas, ordonna-t-elle.
Ce fut sans aucune gêne qu'elle se rapprocha et lui prit Maximilien des bras. À cause de Haven, qui était prêt à tirer sur le fil et à lui trancher la gorge au moindre geste de travers, Victorien ne put rien faire.
- Bien, dit Kaladria, les choses se remettent peu à peu en ordre.
- Arrête, l'implora Callie. Ne touche pas à mon fils.
Le fil autour de son cou se resserra et un filet de sang roula sur sa peau. Haven s'engageait sur une pente très, très glissante. Qu'il mette ses menaces à exécution ou non, Victorien ne le lui pardonnerait pas.
- Haven, tonna-t-il. Tu fais les mauvais choix.
- Ne fais pas ça, l'implora Ilyann. Je t'en supplie.
Haven garda le silence, mais son regard se déplaça vers Kaladria, qui, d'un hochement de tête, l'invita à terminer son œuvre. Il tira d'un coup sec sur le fil.
L'instant s'étira. Callie, choquée, s'effondra sur le linoléum.
Ses cheveux blonds, vite tâchés de sang, et sa main agrippée à son cou, elle tenta en vain de stopper l'hémorragie.
Ilyann, horrifié, se retint de crier tant bien que mal. Au beau milieu de l'hôpital, cela n'aurait fait que lui apporter davantage de problèmes. À la place, il se contenta de murmurer des paroles à peine audibles depuis le micro de son ordinateur. Son impuissance était palpable.
Victorien s'élança vers Callie et s'accroupit à ses côtés. Il tenta d'endiguer le flot de sang à son tour, mais ses instincts de Madrigan lui hurlaient que cela ne servait à rien. La seule chose qu'il aurait pu faire était de transférer sa blessure vers quelqu'un d'autre à l'aide de magie rouge, mais présentement, il n'en avait pas la possibilité.
Quand Callie cessa de bouger et que ses yeux se fixèrent dans le vide, Victorien, les mains couvertes de son sang, réfléchit à toutes les manières possibles de faire regretter leurs agissements à ses collègues.
Sauf que Kaladria tenait toujours Maximilien contre elle, et elle avait d'autres plans.
- Tu es toujours à l'hôpital, Ilyann, l'appela-t-elle. Tu as encore la petite Eloïse sous la main. Nous allons donc passer un marché. Tu l'opères selon nos plans, ou tu ne pourras plus jamais revoir ton fils, si tu vois ce que je veux dire.
Ilyann avait bien du mal à garder des pensées claires. Ses paupières clignaient sans discontinuer et sa respiration irrégulière se remarquait même par écran interposé. Il ne pouvait pas voir Callie, mais la figure de Kaladria et de son fils entre ses mains était suffisante pour l'emplir d'horreur.
Victorien se redressa lentement. Il aurait voulu l'aider ou au moins s'excuser de n'avoir pu rien faire. Ilyann, tout comme Callie, n'auraient jamais dû finir dans une pareille situation.
- Je l'opérerai, capitula Ilyann. Mais je vous en supplie, ne touchez pas à mon fils.
- Vous voyez, nous finissons par trouver un compromis, ironisa Kaladria. Tu as toujours été sage, Ilyann.
Victorien avait envie de lui faire avaler une par une les dents de son sourire satisfait. Assassiner Callie. Prendre Maximilien en otage pour contraindre Ilyann à agir. Quelle serait la prochaine étape ?
Il n'avait pas envie de le savoir. Tout ce qu'il savait, c'était qu'il devrait la contrer.
Les responsabilités, il le prendrait toutes.
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