Chapitre 36: 13 ans (3)

30/06/2013.

De nombreux mois étaient passés depuis la première rencontre entre Eloïse et Miranda. De nombreux mois pendant lesquels elles avaient finalement appris à s'entendre, même si les débuts avaient été compliqués.

Le AMI, après délibérations, avait accepté d'embaucher Miranda et de l'intégrer à l'équipe Alpha. En revanche, elle avait eu une période de probation pendant laquelle Synetelle, qui n'avait rien demandé, avait été contrainte de l'évaluer. Même si les deux magiciennes étaient loin de s'apprécier, Synetelle avait donné son feu vert – après le départ de Lana, il avait été difficile de trouver des magiciens compétents qui acceptent de les rejoindre, aussi elle avait dû faire un choix.

Le rapprochement entre Eloïse et Miranda avait cependant causé un éloignement avec beaucoup d'agents qui n'avaient pas confiance en la mage noire, et cela incluait Synetelle, qui l'ignorait la majeure partie du temps. Eloïse avait tenté d'en discuter avec elle en vain, aussi elle avait préféré laisser tomber et passer à autre chose. De toute manière, bien d'autres problèmes étaient venus se greffer à sa vie pour qu'une simple querelle emplisse ses pensées.

La surprotection que le AMI lui vouait n'avait fait qu'empirer au fil des semaines. Eux qui la poussaient à s'entraîner plus que ses coéquipières s'étaient mis à l'exclure de certaines missions, d'abord de façon éparse, puis répétée, pour des prétextes ridicules. Eloïse savait de source sûre qu'en plus de ça, Sakura la faisait surveiller comme elle pouvait afin de s'assurer qu'il ne lui arrivait rien, et ce dès qu'elle était au quartier général. Certes, elle avait eu ses inquiétudes à propos de Miranda, mais il n'y avait jamais eu le moindre problème. Sans compter que ses coéquipière n'écopaient pas du même traitement. Même Framboise s'était mise à questionner Eloïse à propos du comportement du AMI vis à vis d'elle.

Depuis, Eloïse essayait de prendre ses distances, mais c'était difficile quand le AMI possédait sa garde et avait pratiquement tous les droits sur elle.

La magicienne, assise à la table rouge criard de la cuisine du Centre à déguster ses céréales, fit à peine attention quand Julia entra dans la pièce et lui tendit une lettre à son intention.

- Je ne sais pas d'où ça vient, mais c'est pour toi, annonça-t-elle.

Eloïse s'en saisit et Julia lui renvoya un sourire encourageant.

Depuis les deux sortilèges de magie rouge jetés sur ses deux filles, Camille et Rachelle, elles avaient retrouvé la pleine santé. Il y avait eu des effets secondaires notables, comme la décoloration de leurs cheveux du brun vers le gris et l'accélération de leur croissance, mais le reste de l'équipe Alpha avait placé tout ça sur le compte de la condition de Skara et personne ne soupçonnait Eloïse d'avoir fait quoi que ce soit. Elle en était ravie, surtout maintenant que cette histoire était derrière eux.

- Sans doute le collège, répondit-elle. Ils devaient m'envoyer mon bulletin du deuxième trimestre depuis des lustres.

- Je te laisse l'ouvrir, dans ce cas. J'ai beaucoup de choses à faire aujourd'hui.

Julia, le reste du courrier en main, s'éclipsa de la cuisine pour aller le distribuer aux autres locataires du Centre. Eloïse termina ses céréales en vitesse, posa son bol dans l'évier – elle aurait tout le temps de faire la vaisselle plus tard – puis ouvrit la lettre avec peu de délicatesse.

Une feuille pliée en trois, toujours sans destinataire inscrit dessus, se trouvait à l'intérieur. Pour être intriguée, elle était intriguée. Elle la déplia pour découvrir une écriture manuscrite travaillée qu'elle ne reconnaissait pas. Ses sourcils se froncèrent.

À l'intention d'Eloïse Valenski,

Depuis quelques mois, les chasseurs de prime de la Cité sont à la recherche de magiciens à former pour compléter leurs rangs de nouveaux talents. Si vous recevez ce courrier, c'est que votre profil nous paraît particulièrement intéressant.

Étant donné que vous êtes encore mineure, accepter cette proposition nous contraindrait à transférer votre garde du AMI vers le gouvernement de la Cité. Le fait que vous soyez humaine, en revanche, ne posera pas problème, et vous pourrez poursuivre votre éducation sur Terre en toute sérénité.

Je suis disponible pour répondre à vos questions si jamais vous en possédez.

En espérant recevoir une réponse favorable de votre part,

Armändo Alavès.

Eloïse n'en revenait pas. Un courrier du premier ministre de la Cité lui-même ? Sans aucun sceau officiel du palais ou le moindre signe de reconnaissance ? Et cela pour une campagne de recrutement de chasseurs de prime ?

Ça sentait les embrouilles à plein nez.

Elle plia la feuille en quatre et la fourra dans sa poche avant de monter les escaliers vers la chambre de Miranda. Elle ne prit pas la peine de toquer avant d'entrer, ce qui ne plut pas à sa camarade, encore en train de dormir. Eloïse le savait, elle était une lève tôt, et ce n'était pas le cas de tout le monde, surtout qu'il s'agissait du jour de congé de Miranda.

- Qu'est-ce que tu veux ? grommela la mage noire.

- Je viens de recevoir une lettre du premier ministre pour une campagne de recrutement de chasseurs de prime, annonça Eloïse. Je ne sais pas ce que tu en penses, mais ça ne me plaît pas trop.

Miranda se redressa et ramena des mèches de cheveux blancs vers l'arrière.

- Recrutement ? Pour des chasseurs de prime ? Toi ?

Eloïse sortit la lettre de sa poche et laissa Miranda la lire.

- Il n'y avait aucun sceau de la Cité dessus, ajouta-t-elle. Aucun destinataire ou signe distinctif en dehors de la signature du premier ministre que tu vois.

Les yeux de Miranda défilèrent sur les lignes jusqu'à ce qu'elle arrive au bout. Elle transpirait la perplexité.

- Ce n'est pas comme ça que les recrutements sont effectués, et je sais de quoi je parle, puisque j'en ai fait l'objet il y a bien longtemps. Que les procédures aient changé entre temps, d'accord, mais là on voit qu'il y a un problème.

- Ils doivent bien avoir un pôle de communication officiel pour ce genre de documents, répondit Eloïse.

- Il y en a un, oui, et vu la tête de la lettre, personne ne les a consultés avant de l'envoyer. On frôle l'illégal.

Bon, voilà qui n'arrangeait pas les affaires d'Eloïse. De plus, elle se doutait que les chasseurs de prime devaient avoir un âge minimum requis pour les inscriptions et qu'elle ne l'atteignait pas. Quoi que, si ses souvenirs était bon, il fallait avoir quatorze ans, et son anniversaire était dans moins d'un mois. Le temps d'effectuer toutes les démarches, elle rentrerait dans les critères.

- Tu penses que ce n'est pas le palais qui a envoyé cette lettre ? vérifia Eloïse.

- Honnêtement, je ne sais pas. Si quelqu'un cherchait à te faire un piège avec ça, une adresse aurait été donnée pour répondre. Or, là, il est clairement sous entendu que si cette histoire devait aller plus loin, ce serait le premier ministre ou le palais que tu devrais contacter.

Elle marquait un point. Mais Eloïse se demandait pourquoi le premier ministre s'était pris d'intérêt pour elle, qui travaillait déjà pour le AMI. Certes, ce n'était pas la même unité de défense, mais la Cité finançait le AMI, aussi le travail effectué était très similaire.

- Qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-elle.

- Eh bien si tu veux découvrir le fin mot de l'histoire, à ta place, je commencerais pas envoyer une réponse, indiqua Miranda. Il y a de quoi écrire sur mon bureau, fais comme chez toi.

Eloïse ne se fit pas prier. Sa camarade quitta son lit pour la rejoindre et guetter ce qu'elle allait répondre. L'inspiration ne mit pas longtemps avant de pointer le bout de son nez.

Monsieur le premier ministre Armändo Alavès,

J'ai bien reçu votre courrier concernant un potentiel recrutement chez les chasseurs de prime de la Cité, et j'avoue avoir du mal à comprendre pourquoi il m'a été adressé.

Je travaille pour le AMI, donc je défends déjà la Cité, puisque vous participez à notre financement. Or, si je suis une bonne magicienne, mon niveau en combat est bien inférieur. Je sais que les chasseurs de prime se reposent beaucoup dessus et ce serait plus contre-productif qu'autre chose que je change de voie professionnelle pour en emprunter une qui va à l'encontre de mes points forts.

Pour terminer, j'aurais apprécié que cette demande soit un peu plus officielle, puisque tout ceci ressemble à un piège. Aussi, si vous n'étiez pas l'auteur du courrier originel, je vous conseille de trouver qui s'amuse à envoyer des lettres de recrutement sous votre nom.

Je vous informe que ma réponse est donc un non.

Cordialement,

Eloïse Valenski.

- Clair et efficace, commenta Miranda, qui lisait par dessus son épaule. Peut-être un peu trop personnel pour quelqu'un d'aussi haut placé, mais à ta place j'aurais été moins aimable, donc je n'ai pas trop de leçons à donner.

- Je préfère éviter d'avoir des problèmes, répondit Eloïse.

- Compréhensible. Si tu me laisses le temps de me préparer, je t'accompagne la poster.

- Vendu. J'ai un devoir d'anglais à terminer, toque à ma porte quand tu es disponible.

- Ce sera fait.

Eloïse quitta sa chambre. Miranda était rapide, aussi d'ici vingt minutes, elle aurait pris sa douche, avalé son petit déjeuner et enfilé ses chaussures. C'était juste le temps dont Eloïse avait besoin pour terminer son travail.

Comme prévu, Miranda toqua à sa porte au moment où elle termina de remplir sa fiche. Ses professeurs seraient contents, pour une fois qu'elle faisait ses devoirs correctement. Enfin, encore faudrait-il qu'elle soit présente le jour du rendu.

- Allez, lui dit Miranda, la boîte aux lettres nous attend.

Les deux magiciennes quittèrent le Centre pour s'engager dans les rues de Lille, peu remplies à cette heure de la matinée.

Le système postal entre la Terre et Thélis avait un fonctionnement bien particulier. Il existait plusieurs boîtes aux lettres lilloises réservées aux magiciens, couvertes de sortilèges pour que les humains ne puissent pas les voir. Plusieurs fois par semaine, des émissaires venaient récupérer le courrier et le transmettaient vers les centres postaux de Thélis pour qu'il soit correctement distribué. Il existait un système similaire dans l'autre sens, à la différence que les boîtes aux lettres étaient les mêmes pour tout le monde et que le tri se faisait directement aux centres postaux.

Les magiciennes de l'équipe Alpha avaient la chance d'avoir l'une de ces boîtes aux lettres à proximité du Centre, et heureusement, puisqu'elles n'avaient pas l'envie de passer la Porte des Mondes à chaque fois qu'un message écrit devait être transmis.

Il fallut trois minutes à Eloïse et Miranda pour se retrouver devant. Eloïse, prise par une légère hésitation, finit par laisser glisser la lettre dans la fente. Avec un peu de chance, le premier ministre s'en tiendrait à son refus et irait recruter d'autres magiciens.

Un flocon blanc tomba sur son bras encore tendu. Puis un second. En quelques instant, ce fut des dizaines qui s'abattirent sur sa veste. Eloïse, confuse, leva les yeux vers Miranda, qui fixait le ciel gris avec incompréhension.

- Qu'est-ce que...

Le mois de juin touchait à sa fin, et pourtant, voilà qu'il se mettait à neiger.

26/07/2013.

Eloïse avait cru que ce serait la fin des problèmes. Elle s'était complètement trompée.

Non seulement le premier ministre Armändo Alavès avait bien été l'expéditeur de la lettre de recrutement, mais il lui en avait envoyé une nouvelle qui faisait suite à sa réponse. Un ton davantage insistant, ventant les mérites des chasseurs de prime et de tout ce qu'ils pourraient lui apporter, contrairement au AMI. Un salaire plus élevé et des aménagements selon ses goûts. Eloïse n'en avait été que plus inquiète. Pourquoi mettre tant d'efforts pour tenter de la rallier à leurs rangs ? Cela cachait forcément quelque chose.

Si au départ elle avait continué à répondre, elle avait vite compris que c'était inutile. Depuis, les rares courriers de la part du ministre étaient lus et oubliés dans le fond d'un tiroir. Avec un peu de chance, il finirait par se lasser. Surtout qu'Eloïse avait d'autres choses à gérer.

Bientôt un mois que la neige tombait sur Lille dans un flot faible mais continu. Le blanc avait recouvert les rues dans une couche qui repoussait dès que la municipalité tentait de s'en débarrasser. Oh, certains humains avaient beau vouloir se persuader du contraire, tout ceci était nécessairement d'origine magicienne. Qui d'autre aurait la possibilité de faire une telle chose ?

Malheureusement, Eloïse et Miranda n'avaient aucune piste sur qui aurait pu faire le coup. Quant au AMI, malgré les nombreuses tentatives auprès des supérieurs, s'immiscer dans la situation pour tenter de la comprendre ne les intéressait pas le moins du monde. La Terre n'avait pas signé les traités intermondes, aussi interférer chez eux n'était pas autorisé. Comme d'habitude, ils usaient la loi à leur avantage, puisque si tout était d'origine magicienne, ils avaient légalement le droit d'agir.

Faire des efforts était trop leur demander.

La journée, bien longue, aurait dû se terminer par une conversation entre Eloïse et Miranda sur la dernière lettre du premier ministre. Seulement, une mission de dernière minute avait retardé la mage noire, qui avait passé sa soirée à régler le problème. Vu l'heure tardive, afin de ne pas déranger les autres locataires du Centre et d'éviter les oreilles indiscrètes qui pouvaient traîner – Eloïse n'avait parlé à personne d'autre des lettres du premier ministre – elles s'étaient donné rendez-vous à l'extérieur.

Généralement, dans ces situations, elles s'installaient sur les marches d'une église située à dix minutes à pieds du Centre. Eloïse se rappelait que dans son enfance, beaucoup de ses amis apprenaient à faire du vélo sur le large espace dallé qui entouraient la bâtisse. Avec la neige actuelle, c'était mission impossible.

Eloïse, le menton enfoncé dans son écharpe, passa une bonne quinzaine de minutes à attendre Miranda, qui revenait de la Porte des Mondes. Vu l'heure, le AMI avait plutôt intérêt à la payer généreusement pour ses heures supplémentaires.

Lorsqu'enfin, la silhouette de Miranda apparut dans la noirceur de la nuit, elle s'en alla rejoindre Eloïse et s'assit sur les marches en ayant au préalable dégagé la neige qui se trouvait dessus. Un nuage de buée d'échappa de ses lèvres quand elle poussa un soupir qui démontrait de toute sa fatigue. La journée avait été longue.

Au loin, une cloche sonna minuit, douze coup diffus qui vinrent troubler le silence de la rue. Miranda se tourna vers sa camarade. Un sourire moqueur se dessina sur ses lèvres.

- Joyeux anniversaire, Eloïse.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top