Chapitre 27: Juin (3)
Mila avait passé la dernière heure absolument tétanisée.
Elle n'avait aucune idée d'où elle se trouvait et avait beau se creuser la tête sans relâche depuis son réveil, elle ne se rappelait pas comment elle y était arrivée.
Elle était retournée à Lyon, allée en cours, et ensuite ? Que s'était-il passé ?
C'était forcément ces laboratoires qui avaient effacé sa mémoire une nouvelle fois. Ils devaient l'avoir attrapée dès que l'occasion s'était présentée.
Mila combattit l'envie de se ronger les ongles et joua nerveusement avec sa tresse à la place. Elle le savait, elle aurait dû rester à Lille. Si seulement ses parents n'étaient pas allés à l'encontre du bon sens...
La pièce où elle était enfermée était un peu plus grande que la chambre qu'elle occupait à Lyon, mais bien plus vide en contenu. Il y avait un lit simple positionné en dessous d'une fenêtre aux volets fermés, une chaise métallique installée au centre, mais aussi une armoire qu'elle n'avait pas réussi à ouvrir malgré ses tentatives. Il y avait deux portes, dont l'une menait à une salle de bain étroite.
Mila, assise au bord du lit, analysa ses options une énième fois. Elle avait déjà fouillé tout ce qu'elle avait sous la main, à savoir pas grand chose, et la porte qui lui permettait de sortir de la pièce était définitivement fermée. De toute manière, même si elle avait pu sortir, aurait-elle eu le courage de le faire ? Qu'y avait-il de l'autre côté ?
Quelqu'un viendrait-il lui ouvrir à un moment donné ? Elle commençait à avoir faim.
Eloïse et les autres magiciens parviendraient-ils à la retrouver ? Ses parents devaient déjà s'être rendu compte de son absence, même si Mila ne savait pas combien de temps s'était écoulé depuis sa nouvelle disparition. Or il y avait un fossé assez prononcé entre savoir qu'elle n'était plus là et découvrir son emplacement.
Et si on ne la retrouvait jamais ? Que lui arriverait-il ?
Que lui voulaient les laboratoires ?
Mila passa les vingt minutes suivantes à pleurer silencieusement. À vrai dire, elle ne savait pas comment elle s'était retenue de le faire pendant une heure entière.
Elle se redressa brusquement quand la poignée de la porte menant vers l'extérieur bougea. Il y eut un cliquetis métallique, comme une clé tournant dans une serrure, puis la porte s'ouvrit.
Vénérios entra, presque surpris de la voir sur pied.
- Bien dormi ?
Mila était outrée de le voir poser la question avec autant de prévenance quand c'était sans doute à cause de lui qu'elle se trouvait là. Elle ne répondit rien et il ne s'en formalisa pas.
Vénérios s'installa sur la chaise. Avec ses deux iris rouges braqués sur elle, Mila se sentait presque agressée. Elle avait envie de saisir la couette derrière elle et de s'enfouir à l'intérieur.
- Tu as les yeux gonflés, remarqua-t-il. Ça va ?
- Il s'est passé combien de temps ? l'ignora Mila.
- On est le lendemain matin, donc un bon paquet d'heures. Tu avais du sommeil à rattraper.
- À cause de toi.
Vénérios, désarçonné par l'accusation, fronça les sourcils.
- Quoi ? J'ai fait quelque chose ?
- J'arrivais pas à dormir parce que je savais que vos laboratoires allaient revenir me chercher, se justifia Mila.
- Ah, je vois. Désolé.
- C'est toi qui m'a kidnappée, n'est-ce pas ? vérifia-t-elle.
- Oui, confirma Vénérios.
Et il osait ensuite s'excuser ? Alors qu'il était le seul responsable de sa présence ici et donc de sa détresse ?
- Pourquoi vous avez besoin de moi ? demanda Mila.
- Je n'en ai aucune idée, avoua Vénérios. Si Eloïse aurait dû t'informer d'une chose à propos de moi, c'est que personne ne me tient au courant des projets. On me dit le minimum, pour que je puisse faire ce qu'on me demande.
- Pourquoi ?
- Je suppose qu'on n'a pas assez confiance en moi, ce qui est vexant sachant que j'ai grandi ici.
Mila ne savait absolument pas quelle réaction avoir. Elle ne s'était attendue ni à ce qu'il lui raconte sa vie, ni à ce qu'il tente d'entretenir une conversation civilisée.
- Pourquoi tu fais ce qu'on te demande sans même savoir ce que ça implique ? se corrigea-t-elle.
- Parce que je n'ai pas trop le choix, répondit Vénérios comme si ça tombait sous le sens. À force on prend l'habitude.
- Et t'en as pas marre ?
- Ça dépend des jours.
Mila ne comprenait pas comment elle parvenait à ressentir de la compassion pour ce type. C'était de sa faute si elle était chez les laboratoires. Et pourtant...
- Tu as quel âge ? s'entendit-elle demander.
- Seize ans depuis le début du mois, répondit Vénérios.
- Et tu as grandi ici ?
- J'y suis pratiquement né, ouais.
Mila ne sut pas quoi répondre. Elle aurait voulu lui poser de nombreuses questions, en particulier sur comment ses parents avaient pu le laisser ici sans culpabiliser chaque seconde de leur existence, mais ne savait pas si c'était un sujet sensible. Peut-être qu'ils travaillaient ici, ou peut-être qu'ils étaient morts. Dans tous les cas, Vénérios avait l'air coincé dans cette situation.
La normalité de leur échange encouragea Mila à y mettre un terme. Tout était devenu bien trop personnel.
Il fallait qu'elle garde en tête ses priorités.
- La première fois, pourquoi je me suis retrouvée au milieu de nulle part ? demanda-t-elle à la place.
- Même moi je suis pas sûr, admit Vénérios.
- Mais c'était toi, non ? C'était toi qui m'avais attrapée ?
- Oui, mais c'est un peu plus compliqué que ça.
Le magicien, qui n'avait visiblement rien de mieux à faire de son temps, lui expliqua ce qui s'était passé ce jour là.
Il l'avait récupérée à Lyon alors qu'elle rentrait de cours, avait passé une Porte des Mondes pour atterrir dans une zone assez déserte d'Astras, puis avait volé en direction des laboratoires. Alors qu'il arrivait à proximité, l'un de ses supérieurs l'avait rejoint et lui avait demandé de se poser. Apparemment, il avait repéré quelqu'un de suspect qui rôdait dans le coin et avait voulu tirer les choses au clair avant qu'il ne s'approche trop, par précaution.
- Mon supérieur m'a demandé de faire attention, puis est parti. Ensuite, j'ai un trou, conclut Vénérios. C'est lui qui m'a retrouvé allongé sous un arbre à un kilomètre et qui m'a ramené ici. Tu n'étais plus là.
Mila fronça les sourcils.
- Tu veux dire que quelqu'un est venu me chercher ?
- Je vois pas trop ce qui peut s'être passé d'autre.
- Et ton supérieur, il ne t'a rien dit ? Il n'a rien vu ?
- Isidorh n'est pas spécialement bavard, confessa Vénérios. S'il était parti chercher la personne qui rôdait, mais que c'est sur moi qu'elle est tombée à la place, il n'a pas dû voir quoi ce que ce soit.
Mila ne comprenait pas. Alors quelque part dans ce monde, quelqu'un avait tenté de la défendre ? Était-ce pour cette raison qu'elle s'était retrouvée sur le chemin d'Eloïse et des trois autres magiciens ?
Cette personne allait-elle revenir l'aider ?
Mais surtout, pourquoi se retrouvait-elle au centre d'une histoire pareille ?
- Je veux rentrer chez moi, murmura Mila.
Cette fois, Vénérios ne répondit pas qu'il était désolé. Il lui dit qu'il lui ramènerait quelque chose à manger et s'éclipsa de la chambre.
La clef tourna dans la serrure, puis Mila se retrouva dans le silence complet.
◊
Personne n'avait retrouvé de traces de Margaux. À croire qu'elle s'était tout simplement volatilisée.
Son père ne comprenait pas. Un instant il allait lui parler pour s'assurer que tout allait bien, et le suivant elle n'était plus là. La fenêtre grande ouverte de sa chambre, tout comme celle du couloir, lui laissait supposer qu'il lui était arrivé quelque chose.
Sachant que Margaux était en possession d'un morceau de carte, le magicien récalcitrant était forcément à l'origine de sa disparition.
Parmi les chasseurs de magiciens du coin, une réunion de crises s'était organisée quelques jours plus tard.
Fallait-il détruire certains morceaux de carte pour que leur ennemi ne puisse jamais la compléter ?
Ils avaient beaucoup débattu et hésité, mais la réponse finale avait été non. S'ils faisaient ça, alors eux-mêmes perdraient des informations capitales.
Ils n'étaient pas ceux à l'origine de la carte. Bien sûr, ils savaient à quoi elle menait, mais leur objectif n'était pas d'aller le récupérer. Simplement de le garder hors de la portée des magiciens.
La Terre n'était pas leur monde et ils n'avaient pas à l'envahir comme ils le faisaient depuis des siècles. Beaucoup avaient regagné Thélis durant les deux cent dernières années par leur seule influence, mais il en restait encore trop.
Non, détruire la carte n'était pas la solution, tout du moins pas en premier recours. Tuer le magicien l'était.
Il fallait lui tendre un piège.
Mais comment s'y prendre quand ils ne savaient pas à quel moment il comptait s'inviter, ni qui était la prochaine cible ?
En désespoir de cause, ils avaient installé des caméras et des détecteurs de mouvements autour des trois derniers lieux. Ensuite, ils avaient positionné des chasseurs là-bas vingt quatre heures sur vingt quatre et déplacé les morceaux de carte ailleurs.
Ce qu'ils ne savaient pas, c'était que le Madrigan attendait qu'ils fassent exactement ça.
Il n'était pas stupide. Il avait une longue liste de noms de chasseurs de magiciens, qu'ils soient anglais ou français, sous la main. Le tout était de savoir qui était le plus susceptible de participer activement à la protection de la carte. Pour ça, quoi de plus simple que de fouiller la mémoire du premier venu ?
C'était ainsi qu'il avait obtenu l'emplacement des trois premiers morceaux, et ainsi qu'il aurait les trois derniers.
Il savait déjà où se rendre.
Si les chasseurs de magiciens l'attendaient en banlieue de Londres, c'était à la place vers Nancy qu'il partait. Là où l'un des morceaux avait été déplacé pour le tenir hors de sa portée.
Ses adversaires étaient définitivement en train de le sous-estimer. Peut-être qu'il était seul sur le terrain, mais ce n'était pas le cas en dehors.
Le magicien, habillé comme un humain et les iris couverts par des lentilles de contact marron clair, passait inaperçu dans les rues de Nancy. Si les chasseurs de magiciens avaient une idée approximative de ce à quoi il ressemblait, cela aurait au moins leur mérite de semer le doute le temps qu'il se débarrasse d'eux.
Il s'éloigna du centre ville à la recherche d'un appartement en particulier. Quand il le trouva – non sans mal, il ne maîtrisait pas bien les outils de géolocalisation des humains –, il sonna au rez-de-chaussée, prétendit être l'ami d'un voisin et attendit qu'on le laisser entrer.
À sa grande surprise, ce fut une femme âgée qui vint lui ouvrir la porte d'entrée. N'aurait-elle pas pu simplement déverrouiller la porte à distance ? De ce qu'il savait, les logements ici fonctionnaient comme ça.
- Bonjour, dit-il pour rester poli.
Puisque les magiciens n'accusaient pas de signes de vieillesse comme le faisaient les humains, il était assez déconcerté de se trouver face à quelqu'un au visage ridé et abîmé par le temps. Il tâcha de le masquer pour ne pas paraître désagréable et se faire fermer la porte au nez. La dernière chose qu'il voulait présentement était d'utiliser ses pouvoirs.
- Bonjour mon garçon, répondit la femme. Désolée, je préfère vérifier qui je fais entrer ici, on a déjà eu des cambriolages les derniers mois.
- Pas de problème, répondit le magicien. Je suis juste là pour voir Nathan. On a un projet d'anglais à terminer.
- Vas-y, entre ! Tu lui diras bonjour de ma part.
Heureusement qu'il avait trouvé le nom des voisins. Au moins son mensonge paraissait crédible.
La dame s'écarta pour le laisser passer. Le magicien la remercia et se dirigea vers les escaliers de bois ancien situés au bout du couloir sombre. Quand il les gravit, leur faible grincement le fit grimacer.
Certes, la vielle dame n'allait pas le soupçonner de quoi que ce soit – les humains donnaient très facilement leur confiance aux jeunes personnes – mais il ne fallait pas non plus que quiconque entende qu'il montait au mauvais étage.
La dame habitait au rez-de-chaussée, le dénommé Nathan et sa famille au premier, et la chasseuse de magiciens qu'il cherchait au deuxième.
Aussi, après avoir gravi le premier palier, le magicien redoubla de discrétion et monta un étage plus haut. Fort heureusement, l'escalier ne fit pratiquement aucun bruit et il se retrouva bien vite en face de la porte en bois.
Il toqua. En attendant que quelqu'un vienne lui ouvrir, il repoussa ses cheveux hors de son visage au maximum, chose qu'il détestait faire à cause de ses yeux hétérochromes. Heureusement qu'il avait des lentilles, son malaise était déjà assez présent comme ça.
Une femme aux courts cheveux bruns et à la chemise parsemée de petits parapluies lui ouvrit. Elle le dévisagea, confuse, et la suspicion ne tarda par à l'envahir.
Le magicien fit mine de ne pas s'en rendre compte et tenta de lui adresser un sourire.
- Bonjour, je viens voir Nathan. On a un travail d'anglais à finir ensemble.
La femme se détendit un peu. Elle observa le couloir derrière lui, comme si quelqu'un allait surgit de l'ombre pour lui attraper la gorge.
- Tu t'es trompé d'étage, répondit-elle, il habite de dessous.
- Ah bon ? On n'est pas au deuxième ?
- Nathan habite au premier.
- Pourtant il m'avait dit qu'il était au deuxième...
Bon, son jeu d'acteur n'était pas excellent, mais il espérait que la femme prendrait cela pour l'expression de son malaise.
Contre toute attente, elle secoua la tête lui adressa un sourire désolé.
- C'est pas la première fois que le gamin confonds le concept de rez-de-chaussée et de premier étage. Il habite en dessous, mais je crois qu'il est parti promener son chien il y a peu.
- Ah.
- À ta place j'irai l'attendre dans les escaliers, il ne devrait pas trop tarder.
- D'accord, merci.
Il lui suffisait d'une occasion. S'approcher assez vite pour qu'elle ne recule pas, lui lancer un sortilège, et entrer chez elle récupérer le morceau de carte.
Le Madrigan allait se lancer quand une seconde personne rejoignit la chasseuse à la porte. Un homme au crâne à moitié dégarni et à l'air sévère.
- Qui est-ce ?
Il reconnaissait la voix. C'était le père de Margaux. Alors il avait fait le déplacement de Montpellier jusqu'à Nancy pour surveiller le morceau de carte ?
- Un garçon qui s'est trompé d'étage, répondit la chasseuse.
- N'ouvre pas à n'importe qui.
- Ça va, il est resté sur le palier...
Plus une seconde à perdre ou sa fenêtre d'action allait se refermer. Le magicien profita qu'ils discutent entre eux pour poser ses mains sur leurs front. Ils tentèrent immédiatement de se dégager, mais c'était trop tard.
Il paralysa leurs nerfs d'un sortilège de magie rouge.
À partir de là, les deux chasseurs de magiciens furent incapables de bouger, de parler ou simplement de cligner des yeux. Ils pouvaient encore respirer, ce que le magicien estimait être amplement suffisant.
Il fouilla la mémoire de la chasseuse, non sans violence vu comme elle résistait à sa présence, et trouva ainsi l'emplacement du morceau de carte. Quand il quitta son esprit, du sang avait coulé de son nez et de ses oreilles. Si elle ne s'effondra pas sur le sol, ce fut uniquement parce que le sortilège l'en empêcha.
Au moins comme ça, personne ne faisait de bruit qui pourrait alerter les voisins.
Le magicien récupéra ce pourquoi il était venu, le fourra dans son jean, puis quitta l'appartement aussi sec.
Il s'arrêta dans l'entrée, là où se trouvaient toujours les deux chasseurs – même si la femme, droite comme un piquet, était depuis décédée. Fallait-il qu'il se débarrasse du père de Margaux ou lui effacer la mémoire était suffisant ?
Il ne sut pas trop ce qui le fit hésiter – le fait de priver Margaux de son père ? D'attaquer lorsque ce n'était pas nécessaire ? – quand jusqu'alors il n'avait eu aucun remord.
Non, il devait le tuer. Il ne pouvait pas prendre de risques.
Le Madrigan, pour ne pas que cela ressemble à un meurtre aux yeux des humains, le tua de la même façon qu'il avait fait avec l'autre. Pour lui aussi, le sang s'écoula des cavités de son visage et glissa jusqu'à son t-shirt blanc.
Le sortilège qui les paralysait durerait encore vingt bonnes minutes. Après ça, ils retomberaient sur le palier. Quelqu'un finirait bien par y trouver leurs corps.
Le magicien, le morceau de carte récupéré, descendit les escaliers pour regagner les rues de Nancy.
Deux.
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