Chapitre 20: Mai (5)


L'ambiance à la Cité était rarement aussi festive. À vrai dire, elle ne l'était qu'une fois par an, et ce chaque 14 mai.

Ce jour célébrait la fin de la guerre ayant eu lieu 2000 ans plus tôt et rendait hommage aux magiciens légendaires qui avaient sacrifié leur vie pour le continent. C'était la fête la plus populaire dans de nombreuses cités, et également celle qui engendrait le plus d'animation.

Par un heureux hasard, Eloïse avait découvert qu'il s'agissait aussi de l'anniversaire de Mila, ce qui signifiait qu'elle partageait sa date de naissance avec la magicienne légendaire Valiammée Astrada, dont Eloïse avait potentiellement volé le sceptre. Avec sa disparition, l'ambiance à Caméone ne devait pas être au beau fixe, cette année.

Victorien avait accepté qu'elle passe la journée, et même la soirée, dehors. Selon lui, les chances que les laboratoires attaquent ce jour ci étaient si maigre qu'elle pouvait simplement oublier leur existence jusqu'au lendemain – mais lui déconseillait quand même de rester seule. Elle n'allait pas se prier pour s'amuser en compagnie de ses amis.

Miranda vint la chercher chez Victorien en début d'après-midi et elles se rendirent toutes les deux à la Cité, où Rory les attendait de pied ferme à la Porte des Mondes du quartier Ivoire.

C'était rare de voir autant de bonne humeur dans un lieu ouvert, surtout après les récentes attaques proférées par Pyros et le Futuro. Eloïse n'avait jamais vraiment célébré le 14 mai, puisqu'elle était en cours les années précédentes, alors ça lui changeait.

De plus, aujourd'hui, toutes les arches étaient gratuites pour faciliter l'accès aux différentes animations.

- Il y a le concours d'animaux en flammes au quartier feu, si vous voulez, proposa Miranda.

- J'espère que ça n'inclut pas de brûler quelconque être vivant, répliqua Eloïse.

- Non, ça implique d'utiliser la fontaine de flammes sur la place centrale et de lui donner la forme d'animaux. Si tu rends la chose glauque, tu ne peux t'en prendre qu'à toi même.

- Soit. Pourquoi pas. Le gagnant a un prix ?

- Aux dernières nouvelles, de l'argent, répondit Rory. Sache qu'il y a des gens qui passent leur année à s'entraîner.

- Tu veux tenter ta chance ? plaisanta Miranda.

- Je peux faire un superbe ver de terre, dit Eloïse, mais je ne suis pas sure que ce sera au goût du public.

- Un peu trop simpliste, je pense.

S'il le fallait, Eloïse pouvait aussi faire des serpents et des chenilles. Sans entraînement, le reste était en revanche en dehors de ses compétences, surtout avec sa magie qui faisait des siennes.

Curieuse, et puisqu'ils n'avaient pas pour l'instant décidé du reste de leur programme, le petit groupe emprunta une arche en direction du quartier feu. Ils n'eurent pas à marcher longtemps avant d'atteindre la fontaine centrale. Un attroupement dense était formé autour, même si les magiciens n'eurent aucun mal à se faufiler au travers pour avoir un meilleur visuel sur le concours.

Ils arrivèrent au moment où une petite magicienne qui portait l'uniforme d'une école de sorcellerie leva sa baguette pour former un chat en train de s'étirer. Elle reçut une vague d'applaudissements qui la firent rougir et déguerpit prestement rejoindre ses amis, qui l'attendaient de l'autre côté de la fontaine.

La personne suivante, un homme qui devait avoir bien plus d'expérience, usa la flamme pour former un tigre immense, où même le mouvement des poils sur son corps suivait la trajectoire du vent. Celui là était vraiment impressionnant de détail, Eloïse devait l'admettre. Rory ne mentait pas quand il disait que certaines personnes s'entraînaient d'arrache pied.

Les formes s'enchaînèrent, pas toutes aussi travaillées que les autres – l'un des animaux fut si abstrait qu'Eloïse ne parvint pas à le reconnaître – et ce pendant une bonne dizaine de minutes. Quand les trois meilleurs de la série qu'ils venaient de voir furent sélectionnés pour participer à la finale qui aurait lieu dans la soirée, l'organisatrice annonça une pause. Miranda, Eloïse et Rory en profitèrent pour déterminer la suite de leur programme.

- Qu'est-ce qu'il y a d'autre comme animation sympa ? demanda Eloïse.

- Le jeu des potions dans le quartier Argenté, répondit Rory. Enfin, si on veut. C'est organisé par les magasins d'alchimie.

- C'est quoi le principe ?

- Vingt participants, vingt potions de la même couleur. Aucune n'a d'effets sauf une. Le but c'est de ne pas la tirer au sort.

- Et les effets, c'est quoi ?

- Rien de très palpitant, mais ça dépend des magasins. L'année dernière j'ai vu un sérum de vérité et une potion somnifère.

- C'est... Particulier.

- Les gens s'amusent comme ils peuvent. Je crois.

En tout cas, Eloïse n'était pas déterminée à tester.

Miranda, elle, proposa d'aller voir les combats organisés entre les chasseurs de prime et les soldats de la Cité. Ils se déroulaient dans les quartiers qui bordaient le palais – donc Doré, Diamant, Pierre et Bleu – et les habitants pouvaient parier sur le gagnant.

- Et c'est quoi l'intérêt de ça ? l'interrogea Eloïse, perplexe.

- Voir des gens se taper dessus, répondit Miranda comme si ça tombait sous le temps. C'est toujours amusant.

- Les chasseurs de prime vont gagner, il n'y a rien de très palpitant à ça.

- Oh, tu serais étonnée.

- Ah ? Pourtant j'étais persuadé que beaucoup devenaient soldats parce qu'ils étaient rejetés aux sélections pour les chasseurs de prime, donc étaient automatiquement moins bons.

Miranda secoua la tête.

- Oui et non. Ça peut arriver, mais c'est souvent parce que, même si le salaire est moins élevé, les soldats sont bien moins confrontés au danger. Justement parce que ce ne sont pas eux les combattants d'élite, même s'ils doivent pouvoir se défendre en cas d'incident.

Les soldats remplissaient leurs journées en faisant des rondes dans le périmètre qui leur était attribué. Leur rôle n'était pas uniquement de défendre, mais aussi d'aider et d'aguiller, alors ils ne s'ennuyaient pas. Eloïse comprenait que cela puisse paraître plus attrayant pour certains que de suivre des entraînements stricts chaque jour et de faire partie des premiers à intervenir en cas d'incident.

Puisque les trois magiciens n'avaient rien de mieux à faire, ils partirent au quartier Bleu et n'eurent pas à chercher longtemps avant de tomber sur un combat. Là, en revanche, c'était le chasseur de prime qui prenait le dessus, même si la soldate en face ne se laissait pas faire.

Au final, sans qu'Eloïse ne comprenne comment elle avait fait son coup, la soldate retourna le chasseur de prime et l'immobilisa au sol. La surprise fut presque générale.

- Tu vois, se moqua Miranda, je l'avais dit.

- Je ne sais même pas comment c'est possible d'être aussi souple, commenta Rory, sourcils froncés.

- C'est facile, étire-toi.

- Tu es conscient que Miranda est un véritable élastique, n'est-ce pas ? ajouta Eloïse.

Rory, qui ne l'avait jamais vue à l'œuvre, répondit par la négative. Eh bien, il n'allait pas être déçu, le jour où cela se produirait.

Puisque le combat était terminé et qu'aucun autre n'était sur le point de démarrer, ils parcoururent le quartier à la recherche de nouvelles animations. Eloïse insista pour qu'ils s'arrêtent dans un café quand ils passèrent devant.

- J'ai soif, se justifia-t-elle.

- Donc tu payes pour tout le monde, conclut Miranda.

- Je n'ai plus de salaire.

- Moi non plus, génie. On a démissionné ensemble et je n'ai pas encore pu reprendre mes activités de mage noire.

- Je vais payer, se sacrifia Rory. Ne vous embêtez pas.

Eloïse le remercia d'une légère tape sur le bras. Rory lui renvoya un regard noir.

Ils s'installèrent sur la terrasse, où la dernière table libre leur tendait les bras. Après avoir passé commande, ils se retrouvèrent tous avec une boisson où flottait une paille comestible posée devant eux.

Eloïse, qui préférait la simplicité, avait pris un jus de pêche. Pour ses deux camarades, elle ne savait pas trop, puisque le contenu n'était pas explicite dans le nom de la boisson. Celle de Miranda était violacée et celle de Rory couleur caramel.

- Tu veux tester ? lui proposa Miranda en la voyant lorgner sur son verre.

Eloïse but une petite gorgée. Cela avait un goût fruité et légèrement amer, même si elle ne parvenait pas à déterminer l'ingrédient principal. Elle mangeait rarement les aliments spécifiques à Thélis, alors c'était compliqué de former des liens dans son esprit.

- Qu'est-ce que c'est ?

- Du jus de fruit du démon et de cerise.

- Alors, concernant les fruits de Thélis, autant j'ai déjà gouté l'irale et c'est ignoble, autant je n'ai jamais goûté le fruit du démon.

- C'est sucré, dit Rory, et très vite écœurant.

- Tu as du tarkari dans ton verre et tu oses critiquer le mien ? s'offusqua Miranda.

Eloïse ne savait absolument pas ce dont il s'agissait, mais elle fit tout de même mine de comprendre. Tandis que Miranda et Rory continuaient de débattre sur quel fruit était le pire, elle sirota tranquillement son jus de pêche.

Les premiers flashs parcoururent son champ de vision alors qu'elle n'avait pas encore terminé sa boisson. Elle cligna frénétiquement des yeux pour tenter de s'en débarrasser.

Le cinq premières minutes, elle parvint à faire avec le désagrément. Les cinq suivantes, ce fut plus compliqué. Les flashs étaient si nombreux qu'elle ne voyait plus grand chose devant elle.

Elle ne fut pas surprise quand, en levant les yeux, une vision remplaça complètement ce qui se trouvait autour d'elle.

Un conduit sombre. Des flammes bleu électrique. Des cris. Une lumière éblouissante, puis plus rien.

Cela ne dura qu'un battement de cil. Eloïse, désarçonnée, but une gorgée de jus pour faire comme si de rien n'était. Ni Rory ni Miranda n'avaient remarqué quoi que ce soit, toujours investis dans leur débat.

Cela faisait plusieurs jours que les flashs ne s'étaient pas manifestés. Eloïse espérait qu'il n'y en aurait pas d'autres aujourd'hui, même si en général, après une vision, cela cessait.

Elle aurait bien aimé rester jusqu'en fin de soirée, mais par précaution, ne s'éterniserait pas. La dernière chose qu'elle souhaitait faire était d'inquiéter Rory et Miranda, surtout qu'ils n'étaient pas au courant pour les flashs.

Tant pis. Eloïse pourrait fêter le 14 mai plus longuement l'année prochaine.

Le décès de Quinn avait été brusque.

Ses funérailles, prévues deux jours plus tard, seraient un véritable déchirement pour sa famille.

Comment avait-elle fait pour se blesser si gravement en tombant de moins de trois mètres ? Dès qu'elle avait été admise à l'hôpital, plusieurs os cassés avaient été découverts, dont un qui avait perforé un organe et provoqué l'hémorragie interne qui avait eu raison d'elle.

Ça n'avait pas de sens, même les médecins s'accordaient à le dire.

Ses parents avaient développé une autre théorie. Quinn était sur la trace de magiciens dans son établissement scolaire, aussi l'un d'eux devait avoir fait le coup. C'était impossible autrement.

Ils comptaient bien le retrouver et lui faire payer. Ensuite, ils retournaient à Londres, là où le reste de la division les attendait.

Un bruit retentit dans leur cuisine, similaire à une tasse se brisant sur le sol.

Du moins, ils y retourneraient s'ils n'avaient pas d'autres affaires plus pressantes à régler ici.

- Va chercher une arme, ordonna la mère de Quinn à son mari. Je vais voir.

Elle se saisit du parapluie qui traînait dans l'entrée, faute de mieux, et s'avança discrètement du salon vers la cuisine, qui étaient séparés par un couloir étroit.

Là, elle tomba nez à nez avec un adolescent.

Il était plus grand qu'elle, les épaules couvertes par une cape d'un brun sombre et le visage crispé. Il avait un oeil noir. L'autre était partiellement dissimulé par ses cheveux châtain clair, mais des touches de vert vif étaient visibles à travers.

Tout chez lui criait magicien. La mère de Quinn resserra sa prise sur le parapluie, prête à lui abattre sur le crâne.

Il osait venir chez eux, il le regretterait.

- Où est la carte ? demanda-t-il.

- C'est toi qui a tué notre fille ? l'ignora la femme dans un français où transparaissait un fort accent anglais. Tu viens terminer le travail ?

- Non.

- Arrête de mentir, autrement tu ne serais pas venu jusqu'ici.

- Je ne sais pas qui est votre fille et je n'ai pas que ça à faire. Où est la carte ?

La femme tenta de le frapper, mais il l'esquiva sans mal. Il saisit le parapluie et l'envoya voler dans la cuisine, où il atterrit sur une pile de vaisselle propre, qui alla se briser sur le sol.

Si elle ne voulait rien dire, tant pis. Il irait chercher l'information à la source comme il l'avait fait la dernière fois.

Enfin, c'était sans compter sur le deuxième chasseur de magiciens.

Le Madrigan eut à peine le temps de se baisser quand un couteau vola dans sa direction. Il se planta sèchement dans le mur, à l'emplacement où se trouvait sa tête quelques secondes plus tôt.

Ils voulaient jouer à ça ? Très bien.

Le magicien se redressa prestement et projeta sa magie au sol. Même si la femme voulu l'esquiver, il la maintint en place à l'aide de fils de magie qui s'enroulèrent autour de ses bras et de ses jambes.

Tandis qu'elle s'échinait à se libérer – elle aurait bien du mal, sans pouvoirs ou arme – il se focalisa sur l'homme, qui lança davantage de couteaux dans sa direction. Le magicien leva un champ de force devant lui et avança tandis que les lames se plantaient une à une dans la fine barrière jaune translucide. Les zébrures luisantes qui apparurent dessus furent bien loin de l'inquiéter.

Le chasseur était trop loin pour que la force suffise à briser son bouclier.

- Où est la carte ? s'agaça-t-il.

- Comme si on allait te le dire, répliqua la femme.

Elle réussit difficilement à libérer l'un de ses bras et tenta d'attraper une fourchette sur le plan de travail derrière elle.

Le magicien en eut assez.

Lorsque son champ de force s'effaça, les cinq couteaux plantés dedans tombèrent sur le linoléum dans des claquements étouffés. Il en forma un nouveau sur la porte de la cuisine quand le chasseur tenta de fuir, sans doute pour récupérer de nouvelles armes plus efficaces. Le magicien se téléporta devant lui, chargea son poing droit de magie, puis lui donna un coup de poing dans le crâne si violent qu'il l'envoya s'écraser contre le réfrigérateur. Des projections sanglantes vinrent ternir le revêtement blanc et les aimants en forme d'animaux posés dessus.

S'il survivait à ça, il avait définitivement la tête dure.

La femme, qui s'était débarrassée de plusieurs liens à l'aide de sa malheureuse fourchette, redevint le centre de son attention. De nouveaux fils de magie s'élevèrent du sol et annulèrent tous les efforts qu'elle avait fait. La magie, froide et dense, serra sa peau si fort que la fourchette lui échappa des doigts.

Le magicien avait bien compris qu'il ne servait à rien de poser des questions. Il plaqua une main sur son front, fit abstraction du hurlement de douleur qui emplit la cuisine quand il infiltra son esprit, puis chercha l'emplacement du morceau de carte.

Et, finalement, il le trouva.

Premier étage, dans le coffre fort de leur chambre. Le code pour l'ouvrir était 0907, soit le jour de naissance de leur enfant.

Le magicien retira sa main et dissipa ses fils. La femme, étonnamment toujours en vie, s'écroula sur le carrelage, juste à côté de son mari. Elle n'eut pas la force de se relever ou même de bouger.

En vie, mais plus pour très longtemps, vu comme il s'était attaqué à son cerveau sans aucune retenue.

Il quitta la cuisine pour monter les escaliers. Il usa les souvenirs de la chasseuse pour se guider dans la maison et remonta le couloir du premier étage. La carte était au bout.

Une tête couverte de cheveux sombres apparut dans l'entrebâillement d'une porte quand il passa à côté. Ses yeux apeurés se posèrent sur le magicien, qui retint tant bien que mal son horreur.

Il y avait une petit fille ?

Si jamais elle descendait à la cuisine... Il n'avait pas que ça à faire de nettoyer la scène, mais ne voulait pas non plus traumatiser davantage une enfant qui ne devait pas avoir plus de quatre ans.

- Who are you ? demanda-t-elle.

Il ne parlait pas anglais, mais suffisamment pour comprendre sa question, à laquelle il ne comptait pas répondre.

- Where's mommy ? insista-t-elle. Is she okay ?

- Je ne parle pas anglais, répondit le magicien.

Et, vu l'expression de l'enfant, elle ne parlait pas français. Son inquiétude grandit.

Le magicien, avant qu'elle ne courre se cacher, lui lança un sortilège Madrigan qui l'endormit sur le coup. Elle tomba comme une pierre sur la moquette.

C'était toujours plus efficace sur les enfants. Avec un peu de chance, le bruit de l'affrontement alerterait les voisins et la police serait sur place avant qu'elle ne se réveille.

Il n'avait pas voulu briser cette famille en rendant la petite orpheline, mais ce qui était fait était fait. La carte passait avant le reste.

Il poursuivit son chemin jusqu'à la chambre, déverrouilla le coffre au fond de l'armoire, et en sortit son seul contenu, qu'il leva devant son visage.

Un nouveau morceau de papier déchiré, ou les lignes en différentes teintes de gris lui étaient pour le moment abstraites.

Quatre.

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