Chapitre 19: Mars
19/03/2014.
Le vent soufflait dans le dos d'Eloïse, qui commençait à regretter de ne pas avoir pris une veste – il fallait dire qu'elle avait encore peu de vêtements. Le tas qu'elle avait récupéré au Centre était du fait de Maximilien, qui s'y était infiltré discrètement un jour où l'équipe Alpha était en mission, et était loin d'être conséquent.
En parlant de Maximilien, lui et son père n'étaient pas là aujourd'hui. De ce fait, Victorien s'était mis en tête de former Eloïse à sa magie considérablement accrue. Elle craignait le pire.
Victorien n'avait presque pas été présent les derniers jours, et les quelques fois où leurs routes s'étaient croisées, c'était au beau milieu de la nuit quand elle avait été prise d'insomnies. Eloïse se demandait sincèrement s'il dormait.
Puisque les alentours de sa maison ne comptaient pas grand chose d'autre que des étendues d'herbe, ils s'y étaient installés pour l'entraînement.
- Je suppose que tu sens une différence par rapport à avant, commença Victorien.
- Oui. C'est un peu étrange.
- Dans quel sens ?
- J'ai l'impression que mon équilibre a été complètement renversé.
La première fois que ses pouvoirs avaient augmenté, quand Vénérios l'avait touchée alors qu'il tenait la pierre Alpha, le changement avait été gérable puisqu'Eloïse avait encore été capable de sentir ses limites. Là, ce n'était plus le cas.
- Donc il va falloir le retrouver, conclut Victorien. Commençons simple. Crée une flamme.
Eloïse ne posa pas de question et s'exécuta. Utiliser la magie en petites quantités ne posait pas problème, mais elle s'inquiétait davantage pour la suite.
La flamme bleue, haute de cinq centimètres, s'alluma au creux de sa paume. Elle avait à peine utilisé ses pouvoirs depuis l'absorption de la pierre Alpha.
- Jusque là, aucune catastrophe, constata Victorien.
- Je ne suis pas incompétente à ce point, marmonna Eloïse.
- On verra par la suite. Augmente progressivement la puissance.
Ça aussi, Eloïse n'avait pas trop de problème à s'en charger. Quoi que, à mesure qu'elle faisait progressivement croître la flamme, elle se rendit compte que l'augmentation était davantage exponentielle que linéaire. Elle s'obligea à aller moins vite pour garder le contrôle sous le regard ennuyé de Victorien.
- Les choses se compliquent, comprit-il.
- Je fais de mon mieux, se justifia Eloïse.
- Je n'ai jamais affirmé le contraire. Recommence, d'abord lentement, puis plus vite.
Alors ils allaient sincèrement passer l'après-midi à faire des exercices de contrôle basiques ? Des années qu'Eloïse n'avait pas eu à s'y coller et cela ne lui avait jamais manqué. Enfin, elle n'avait visiblement pas le choix. Des changements important dans son équilibre impliquaient de retourner aux fondamentaux, qu'elle les apprécie ou non.
Elle ralentit sa respiration et tenta de vider ses pensées pour ne pas se laisser distraire. La flamme minuscule augmenta en puissance magique si lentement qu'Eloïse crut mourir d'ennui. Cependant, quand elle tenta d'aller plus vite et que son contrôle se retrouva bancal, elle dut se rendre à l'évidence : cela allait être long.
- Si tu cherches à aller trop vite, tout ce que tu fais ne va servir à rien, fit remarquer Victorien. Une chose à la fois.
- J'essaie.
- Pas suffisamment. Recommence.
Eloïse s'attela une nouvelle fois à la tâche, non sans une frustration naissante. Elle réussit l'exercice deux fois, mais uniquement en allant très lentement. À partir du moment où elle accélérait, les choses se compliquaient. Les commentaires de Victorien, moyennement utiles, ne firent qu'épuiser sa patience un peu plus.
- Pourquoi je galère autant ? se plaignit-elle. C'est pas supposé faire autant de changements, non ?
- Je n'en ai aucune idée, personne n'a jamais absorbé une Pierre Élémentaire avant toi.
- Donc tu m'entraînes en ne sachant pas ce que tu fais ?
- Je ne vois pas ce que tu ne comprends pas dans le concept d'occurrence unique. Littéralement personne sur ce monde n'est qualifié, Eloïse.
Dans ce cas, il était possible que ce type d'exercice soit parfaitement inutile, même si Eloïse elle-même en doutait. Si elle n'était déjà pas capable de faire ça, elle ne voulait pas tenter d'utiliser ses pouvoirs dans un autre contexte sous peine de causer une catastrophe.
Victorien, partiellement agacé, s'avança pour la rejoindre. Jusque là, il avait gardé trois mètres de distance, par précaution.
- Donne tes mains.
- Mon contrôle est presque non existant et on est du même courant magique, rappela Eloïse. Tu es sûr de ton coup ?
- Donne tes mains, répéta Victorien.
Elle roula des yeux et accéda à sa demande. Il serra délicatement ses doigts entre les siens.
- Bien. Maintenant, projette progressivement ta magie vers moi.
- Pardon ? Tu es conscient que je pourrais accidentellement te tuer ?
- Le but de l'exercice étant de ne pas le faire. De toute manière, je ne pense pas que tu en sois capable.
C'étaient des suppositions risquées, mais après tout, Eloïse ne parvenait pas à sentir son potentiel maximal. Avec sa forme physique actuelle, elle n'était pas sûre de pouvoir l'atteindre.
Bon, soit, s'il y tenait.
Cet exercice eut au moins le mérite de lui faire doubler sa concentration dans l'optique de ne pas le blesser. Ce ne fut pas pour autant qu'elle parvint à un résultat qu'elle estima acceptable. Trouver un équilibre en ne sachant ni où était le milieu, ni où était la fin avait de quoi la déstabiliser.
- Tes variations sont trop aléatoires, fit remarquer Victorien.
- J'avais senti, merci.
- Recommence.
Combien de fois allait-elle devoir entendre ce mot ? Serait-ce Victorien ou elle qui allait se lasser en premier ?
Elle se lança encore, et encore, et encore, jusqu'à ce que sa frustration grandissante ne lui fasse commettre sa première grosse erreur : ses pouvoirs augmentèrent d'un seul coup quand elle ne fit pas suffisamment attention.
Victorien dut être surpris, puisqu'elle le sentit sursauter.
- Contrôle, Eloïse, insista-t-il en renvoyant une pression sur ses doigts.
- J'ai dit que j'essayais, plaida-t-elle.
- Oui, mais tu te déconcentres. À ce rythme, tu ne vas jamais y arriver.
Il l'invita à reprendre. Une angoisse montante força Eloïse à ramener ses mains contre sa poitrine d'un geste vif. Elle refusait de poursuivre. Elle en avait assez fait.
Victorien poussa un soupir de dépit.
- Tu ne m'as pas blessé, si c'est là ton inquiétude.
La magicienne secoua la tête. Elle en était consciente, la quantité de magie était à peine de quoi le déstabiliser si elle l'attaquait de front.
- On arrête pour aujourd'hui, décréta-t-elle.
- Quel est le problème ?
- J'aimerais bien le savoir.
Elle se remémorait les rares fois où elle avait pu tirer sa force de la pierre Alpha et où tout avait fait sens, contrairement à maintenant.
- Quand j'ai utilisé la puissance de la pierre Alpha avant de l'absorber, c'était complètement différent, dit-elle.
- C'est normal, tu tirais la magie d'un objet externe. Cela demande beaucoup moins d'efforts, et la notion de contrôle qui te pose problème actuellement n'entre pas en compte.
- Forcément. Le contraire serait trop facile.
- La dissociation était en train de te tuer. Il y a autant d'avantages que d'inconvénients.
Eloïse ne voyait que les inconvénients, puisqu'elle était morte de toute façon. Elle se frotta le crâne dans l'espoir d'y remettre de l'ordre.
- Tu vas t'en sortir, lui assura Victorien, mais il va falloir de la patience. Surtout si tu abandonnes si vite.
- Je préfère travailler de mon côté. Je vais aller méditer un peu, on ne sait jamais que ça aide.
Méditer, ou comment se déconnecter du monde pour mieux prendre conscience de la magie qui habitait son corps. Eloïse n'aimait pas trop ça, mais pour le moment, elle ne voyait pas d'autre solution à son problème. À en croire l'expression de Victorien, il n'était pas ravi de sa décision, mais ne s'y opposa pas. Eloïse était presque certaine qu'il lui laisserait quelques jours avant de lui faire subir un nouvel entraînement, et que cette fois il ne serait pas aussi compréhensif.
Cela lui donnait peu de temps pour retrouver son niveau d'antan.
◊
Une semaine qu'Eloïse passait ses journées à s'entraîner au contrôle de sa magie. Une semaine et elle avait l'impression d'avoir fait des progrès si minimes qu'à ce rythme, il lui faudrait plusieurs années pour remonter la pente.
Tout ça l'encourageait à dormir peu pour maximiser son temps, comme en témoignaient ses cernes sombres. Maximilien et Ilyann ne lui avaient pas rendu visite les derniers jours et Victorien avait été à peine présent, aussi personne n'avait pu lui faire de réflexion à ce sujet.
Cependant, aujourd'hui, Victorien était de retour et avait visiblement des choses à lui dire. Si jamais c'était un autre entraînement à la magie, Eloïse ferait mine de s'évanouir pour y échapper.
Il toqua à la porte de sa chambre. Eloïse, même si elle n'avait pas très envie de lui parler, l'autorisa à entrer. En revanche, elle ne prit pas la peine de se redresser et resta sagement assise en tailleur sur son lit.
- J'ai des nouvelles importantes, l'informa le mage noir.
- Ah, du type ?
Victorien lui tendit plusieurs feuilles de papier agrafées entre elles. Eloïse s'en saisit non sans un moment d'hésitation. Pourquoi ne pas simplement lui dire ce dont il s'agissait ?
Il lui suffit de parcourir la première page pour comprendre.
- Tu es adoptée, annonça Victorien.
Le silence qui suivit la déclaration fut si long qu'il en devint gênant. Eloïse fit défiler les pages une à une pour ingérer le maximum de contenu sans pour autant tout lire avec attention.
Elle était extrêmement confuse.
- Quoi ?
Il n'était pas supposé l'adopter ! À l'origine, il n'avait proposé qu'une tutelle, rien de plus. D'où sortait ce changement, et pourquoi ne pas lui en avoir parlé avant ?
Eloïse avait du mal à trouver ses mots et Victorien s'en rendit compte. Il contourna son lit et s'installa sur sa chaise de bureau.
- Tu veux en parler. Je t'écoute.
- Ce n'était pas ce qui était convenu.
- Non, je sais, mais je n'ai pas eu le choix.
Il lui résuma les problèmes administratifs que lui auraient causé le AMI s'il s'était contenté d'assurer leur accord originel. C'étaient les lois faisant suite à la guerre entre les madrigans et les lysiriens qui lui avait permis de contourner la chose, mais il avait fallu faire un choix.
Eloïse comprenait mieux le raisonnement, même si elle maintenait qu'il aurait dû lui en parler avant de la confronter au fait accompli.
- Le AMI n'a légalement plus aucun droit sur toi et n'a aucun recours pour contester, conclut Victorien.
- Oh. C'est une bonne chose.
- C'était l'objectif. Il est rempli.
Ce qui n'empêchait pas Eloïse de se sentir dépassée par les événements. Ses yeux avaient du mal à quitter la première page du dossier entre ses doigts, où elle était enregistrée sous le nom Aprehensen.
- Pourquoi j'ai changé de nom ? demanda-t-elle.
- Valenski est celui que le AMI t'a donné. Tu préférais le garder ?
- Absolument pas, mais... Pourquoi le tien ?
- Je n'allais pas en inventer un autre.
Tout de même, Eloïse était surprise. Son nom originel était Vandeuvre, il aurait simplement pu le lui rendre – même si elle n'en avait aucune envie pour bien des raisons. Elle ne savait pas trop comment prendre la chose.
- C'est une démarche on ne peut plus commune lors d'une adoption, fit remarquer Victorien. Si ça te dérange à ce point, tu peux toujours le changer.
Pour mettre quoi à la place ? Eloïse n'avait pas envie de s'en créer un qui n'aurait aucune valeur ou signification. Avec un peu de chance, celui-ci ferait peur aux laboratoires.
- Je vais le garder, assura-t-elle. Ça ira.
- Bien. Je t'avoue ne pas avoir envie de faire plus de paperasse que ça.
Le dossier qu'Eloïse tenait entre ses mains faisait une dizaine de pages, alors elle pouvait comprendre. À quel moment avait-il commencé les démarches ?
- Ça veut dire que je peux démissionner du AMI ? demanda-t-elle.
- Oui. Et cela va être une obligation plus qu'une possibilité.
- Je ne suis absolument pas contre, pas besoin de m'y obliger. Je n'attends que ça.
- Tant mieux. Tu pourras récupérer tes affaires au Centre quand ta démission sera effective.
Ah, elle allait enfin retrouver une quantité convenable de vêtements. En revanche, elle était toujours aussi gênée d'investir la maison de Victorien, où elle ne se sentait pas à sa place.
Elle savait que la chambre qu'elle occupait, même vidée de son contenu originel, appartenait autrefois à Mahendra, la fille du mage noir qui avait disparue pour une raison que Miranda ne lui avait pas expliquée. Cela faisait plusieurs décennies que personne n'y avait habité, mais c'était presque comme s'installer chez quelqu'un d'autre.
Son inconfort se lut sur son visage, puisque Victorien prit de nouveau la parole.
- Écoute, je sais que la situation n'est pas idéale, mais c'est déjà une avancée.
- Je ne vais pas affirmer le contraire, c'est juste bizarre.
- Je suppose que tu finiras par t'y habituer.
Ça, elle n'était pas certaine, mais elle n'avait pas envie de le contredire. Quand ils tombaient en désaccord, ils avaient tous les deux tendance à devenir désagréables.
- Tu as l'air fatiguée, remarqua-t-il. Est-ce que tu prends la peine de dormir ?
- Pas vraiment.
- Ce n'est pas raisonnable, surtout si tu passes tes journées à travailler ta magie.
- Je sais. J'ai l'habitude.
- Le AMI ?
- Oui et non. Ils ne m'y encourageaient pas mais ne s'y opposaient pas non plus.
Ils lui laissaient faire ce qu'elle voulait tant qu'elle obéissait aux ordres et ne leur mettait pas des bâtons dans les roues.
- Tu vas devoir changer tes habitudes, trancha Victorien.
- Ça reste à voir.
- Je suis là les quinze prochains jours. Je t'aurais à l'œil.
Ce qui aurait pu être un signe de prévenance sonnait chez lui comme une menace. Eloïse grimaça.
Elle n'avait jamais eu l'impression que Victorien l'appréciait plus que ça. Il faisait le minimum, bien sûr, mais Ilyann était facilement deux fois plus impliqué que lui. Sans doute était-ce la raison pour laquelle il passait aussi souvent, si l'on omettait les derniers jours.
Comment avait-elle pu se retrouver dans une situation pareille ?
L'adoption ne voulait rien dire, mais c'était la première fois depuis presque quatre ans qu'Eloïse avait légalement un parent. Jusque là, qu'elle le veuille ou non, le AMI l'avait logée, nourrie, partiellement éduquée et lui avait donné un salaire en échange de son travail dans l'équipe Alpha. Désormais, la majorité de ces responsabilités incombaient à Victorien. Cette pensée l'inquiétait.
Elle le savait, le AMI n'aurait jamais laissé tomber sa tutelle. Elle composait l'un des rouages de leur système, sans oublier l'attention indésirable qu'ils lui portaient. Victorien, en revanche, faisait tout ça pour contrer le projet Alpha uniquement. Eloïse n'était qu'une sorte de dommage collatéral.
Elle avait la sensation de manquer terriblement de contrôle sur sa propre vie.
Allait-il se débarrasser d'elle une fois le projet Alpha terminé ?
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