Chapitre 15: Mai (2)
La conversation avec ses parents de la veille avait été, aux yeux d'Eloïse, un véritable supplice. Une longue heure où, alors qu'elle voulait plaider la cause de Mila, ils l'avaient questionnée au sujet de sa vie actuelle et lui avaient demandé de revenir.
Eloïse ne savait pas trop comment elle avait réussi à repousser leurs interrogations à de si nombreuses reprises. D'ailleurs, elle ne savait pas non plus comment elle avait simplement réussi à garder la tête froide.
Trois ans qu'ils n'avaient pas échangé et elle aurait aimé que cela dure encore, surtout après leur dernière rencontre chaotique.
Au moins, elle avait réussi à plaider la cause de Mila. Ils acceptaient de l'héberger pour une durée indéterminée, mais en échange, Eloïse avait dû promettre de renouer le contact avec eux d'une façon ou d'une autre. Ils ne fallait pas qu'ils se fassent trop d'illusions, elle retarderait au maximum cette échéance et trouverait des moyens de la contourner.
Afin que Mila ne soit pas laissée seule sans surveillance, Eloïse avait convenu un peu à l'arrache avec Michaël qu'elle l'accompagnerait en cours. Cela n'avait pas plu au directeur, qui lui aussi avait obtenu l'information en dernière minute, mais le prétexte de la magie était toujours bon pour que leurs demandes soient tolérées.
Aussi, Eloïse, accompagnée par Rory, fut devant son ancienne maison à sept heures vingt précises pour que Mila les accompagne. Elle aurait bien laissé ses frères et sœurs s'en occuper et ne pas avoir à faire le déplacement, mais c'était injuste envers Mila de la laisser tomber dès son premier jour ici.
- Si c'est mon père ou ma mère qui ouvre, ils ont plutôt intérêt à ne pas me submerger de questions, marmonna Eloïse.
- Tu ne peux pas leur en vouloir d'en avoir, fit remarquer Rory.
- Non, c'est sûr, mais c'est ni le lieu ni le moment.
Après avoir rassemblé le peu de motivation qui l'habitait, Eloïse sonna à la porte et attendit que quelqu'un vienne ouvrir.
Pour son plus grand plaisir, ce fut sa sœur aînée, Garance, qui apparut devant elle. Eloïse se rappelait que quand elles étaient plus jeunes, on leur répétait souvent qu'elles se ressemblaient, mais les similitudes s'effaçaient d'année en année.
- Oh, salut, lui dit Garance. Tu viens pour Mila ?
- C'est ça, confirma Eloïse.
- Je vais la chercher, elle doit être prête. Ne bouge pas.
Garance s'éclipsa en laissant la porte entrouverte. L'avantage des frères et sœurs d'Eloïse était que la situation les dépassait tellement qu'ils faisaient comme si de rien n'était. Tout du moins c'était ainsi que la magicienne l'interprétait.
- Donc c'est ta sœur, remarqua Rory.
- Garance, confirma Eloïse.
- Il y a un air de ressemblance, même si ce n'est pas frappant. Puis elle est plus grande que toi.
- Tout le monde dans ma famille biologique est plus grand que moi, ne t'étonne pas trop.
Eloïse ne s'était pas étalée sur la découverte de son étrange courbe de taille auprès de Rory, puisqu'ils s'étaient peu vus les derniers jours. Elle y penserait plus tard.
Garance revint vers eux, cette fois accompagnée par Mila. La jeune fille avait ses cheveux blonds attachés dans une tresse, exactement comme quand ils l'avaient trouvée la veille. Elle avait d'ailleurs l'air un peu plus joyeuse, même si vu ses cernes, elle n'avait pas dû beaucoup dormir.
- Salut, lui dit Eloïse. Prête ?
- Pas trop, admit Mila, mais allons y quand même.
- T'inquiète, tout va bien se passer. Au fait, voici Rory. Il m'accompagne souvent en cours.
Le Madrigan lui fit un signe de la main, auquel Mila répondit timidement. Pour elle qui n'aimait pas beaucoup sociabiliser, voilà qu'elle rencontrait une multitude de gens en moins de vingt quatre heures.
Ils se mirent en marche vers le collège.
- Comment ça s'est passé ? demanda Eloïse.
- Très bien, répondit Mila. Tes parents sont sympa et ta sœur m'a prêté des vêtements.
- Tant mieux. Tu as des affaires pour aujourd'hui ?
Mila désigna le sac sur son épaule.
- J'ai des cahiers et de quoi écrire, mais pas de manuels de cours.
- J'ai les miens, tu pourras t'asseoir à côté de moi.
- Je vois que je suis relégué au second plan, ironisa Rory.
- De base, tu n'es pas là pour étudier, rétorqua Eloïse. Ne fais pas comme si être incapable de suivre les cours d'allemand allait te manquer.
Bon, elle n'avait pas allemand aujourd'hui, mais il comprenait l'intention. À l'origine, Rory n'avait jamais fréquenté le moindre établissement scolaire et s'éduquait lui-même depuis des années. Il n'étudiait pas les mêmes matières que sur Terre, et les quelques fois où elles étaient communes, son niveau était bien supérieur à celui du reste de la classe. Comme en mathématiques ou en physique, par exemple. Sachant qu'en plus, il ne passait aucun examen, il n'avait pas à faire beaucoup d'efforts.
- J'irai dormir dans le fond, soupira Rory. Ce qui ne changera pas trop de d'habitude.
- Tu vois, de quoi tu te plains ?
- Excellente question.
Sans compter qu'il venait sans sac et que c'était Eloïse qui payait ses repas à la cantine.
Ils traversèrent un passage piéton, où la voiture qui les laissa passer dévisagea Eloïse et Rory avec les yeux gros comme des soucoupes. Leur apparence criait magicien, tout du moins pour la veste de Madrigan, puisque les cheveux blancs ne leurs étaient pas exclusifs.
- Eloïse, l'appela Mila quand ils furent de l'autre côté, j'ai juste une question. Qu'est-ce que tu as dit à tes parents, hier ?
- Oh, se renfrogna-t-elle. J'ai dit que tu étais une amie d'une autre ville et que tu t'étais retrouvée ici par un concours de circonstances. J'ai aussi dit que les gens qui devaient normalement te loger ont eu un empêchement et que tu t'es retrouvée sans rien.
- Tu leur a menti ?
- Ça simplifiait ma vie.
- Alors c'est pour ça qu'ils m'ont posé plein de questions à ton sujet en supposant que j'avais la réponse ?
Ah. Eloïse aurait dû l'anticiper. Enfin, elle n'en avait pas eu spécialement envie.
- Désolée, la situation avec eux est un peu compliquée. Tu as répondu à leurs questions ?
- Oui, confirma Mila. Comme j'ai pu.
- Tu leur a dit qu'on se connaissait à peine ?
- J'ai été un peu obligée, c'était gênant. Du coup je leur ai expliqué les vraies circonstances de mon arrivée ici.
- Ils n'ont pas trop mal réagi, j'espère ?
La dernière chose qu'elle voulait était de mettre Mila dans un position inconfortable.
- Ils étaient pas ravis, avoua Mila, mais ils ont compris que c'était plus simple que de leur expliquer que j'étais une inconnue que tu avais trouvée sur une autre planète. Après, ils sont vite passés à autre chose et ont posé des questions sur ton tuteur.
Voilà qui sentait mauvais.
- Tuteur ? s'étonna Rory. Tu n'avais pas dit que le Seigneur des Ombres t'avait adoptée ?
- Si, confirma Eloïse, mais je le considère difficilement comme plus que ça.
- Je comprends pas, dit Mila, tu es adoptée alors que tu as une famille ?
- C'est un peu compliqué. Je ne vis plus chez mes parents depuis plusieurs années et ils ne sont pas au courant de ma vie actuelle.
- Alors c'est pour ça qu'ils ont tellement insisté pour en savoir plus sur ton père adoptif ?
Eloïse se passa une main sur le front. Cette histoire allait lui filer la migraine. Ils iraient fourrer leur nez où ils ne devraient pas et elle préférait éviter un conflit entre eux et Victorien, dont la jauge de tact frôlait le néant.
- Et toi, des nouvelles de tes parents ? demanda-t-elle pour changer de sujet.
- Ils ont réussi à trouver des billets de train pas trop cher pour dans cinq jours, répondit Mila. Et ils ont passé un long moment au téléphone avec les tiens hier soir.
- Tu sais ce qui s'est dit ?
- Pas tellement. Mes parents ont toujours du mal à accepter la situation, même si tout le monde leur répète la même version de l'histoire. Je crois que je vais bien me faire engueuler quand ils vont débarquer ici...
- S'ils veulent des preuves de la magie, ou même des voyages entre les mondes, on peut les leur fournir.
- Ce serait sympa, oui, j'aimerais éviter les problèmes. Surtout que je sais toujours pas comment j'ai atterri chez les magiciens.
Mila tripota sa tresse, geste nerveux de sa part. Eloïse, qui n'aimait pas trop lui dissimuler la vérité, usa du reste du trajet vers le collège pour lui expliquer comment fonctionnaient les Portes des Mondes – Rory compléta lorsqu'il l'estima nécessaire. Elle annonça de but en blanc à Mila que quelqu'un l'avait amenée sur Thélis et donc qu'elle devait être poursuivie pour une raison qui leur échappait encore.
Quand ils arrivèrent au collège, Mila était gagnée par l'inquiétude, mais avait les idées plus claires.
- Je suis bien humaine, hein ?
- Oui, confirma Eloïse, et c'est le problème.
- Les magiciens ne s'intéressent normalement pas aux humains, ajouta Rory.
- Alors pourquoi moi ?
- On aimerait avoir la réponse, avoua Eloïse. Tu comprends mieux pourquoi on veut que tu restes sous surveillance à Lille ?
- Oui, mais bon...
Ils rentrèrent dans le collège et la conversation tourna court. Cela ne servait à rien de se faire des nœuds au cerveau pour une chose où ils n'avaient aucun contrôle.
- Je ne t'avais jamais vue aussi en avance, Eloïse, plaisanta Rory.
- C'est uniquement parce que je dois trouver Michaël et le principal avant la première heure de cours. Ils m'attendent dans son bureau.
- Je croyais que la situation était déjà réglée.
- Elle l'est, mais ils veulent rencontrer Mila.
- Rien de grave ? vérifia l'intéressée.
- Non, du tout. C'est juste pour faire bonne mesure.
Eloïse mena le groupe jusqu'à la partie du bâtiment où étaient installés les différents bureaux du personnel éducatif. Quand elle toqua à la porte du directeur, ce fut Michaël qui ouvrit et fit entrer tout le monde.
- Bonjour vous trois, les salua-t-il. Ravi de te voir enfin de retour, Eloïse.
- Les Portes des Mondes d'Astras ont été bloquées quelques jours, j'ai été obligée de sécher, se défendit la magicienne.
- Ah, c'est vrai. J'avais oublié cette histoire.
Les élèves saluèrent le directeur, qui se leva pour échanger quelques mots avec eux. Lui qui n'aimait pas beaucoup les histoires de magiciens depuis qu'elles s'étaient invitées ici presque quatre ans plus tôt, il faisait un grand effort. Michaël devait avoir bien défendu leur cas.
- Alors c'est toi, Mila Carpentier ? l'interrogea-t-il. Tu sais combien de temps tu vas rester ici ?
- C'est moi, confirma-t-elle, mal à l'aise. Non, j'en ai aucune idée.
- Ça va dépendre de différents facteurs, s'immisça Eloïse. Ça peut être une semaine comme pour le restant de l'année. J'espère que ça ne pose pas trop de problèmes ?
Le directeur jeta un coup d'œil furtif à Rory, en particulier sur la veste de Madrigan qu'il ne quittait jamais et qui ne cessait de ramener l'attention sur lui dans les couloirs.
- Un élève de plus, un élèves de moins... Au point où on en est, ça ne change plus grand chose. Je veux juste que ça ne mette pas en péril la sécurité de l'établissement.
- Ça devrait aller, éluda Eloïse.
- Si jamais il se produit le moindre incident, je me réserve le droit de revenir sur ma décision. Nous sommes clairs ?
- Très.
Mila dévisagea Eloïse. Ce n'était certainement pas elle et sa timidité qui aurait répondu aussi nonchalamment au directeur de son établissement scolaire.
Michaël, qui était juste là resté en retrait, prit la parole quand le directeur lui adressa un discret signe de tête. Il se tourna vers Mila.
- Je suis Michaël Zepleski, professeur d'histoire et professeur principal de la classe d'Eloïse, où tu vas rester les prochains temps. Si jamais tu as le moindre problème ou une question, n'hésite pas à me trouver. Je suis un magicien.
- Oh, d'accord, répondit l'adolescente. Merci.
- Sur ce, je pense qu'on a fait le tour. Je ne voudrais pas que vous arriviez en retard en cours.
- Tout est bon pour moi également, confirma le directeur.
Eloïse acquiesça et ne s'attarda pas plus longtemps dans le bureau. Elle traîna ses deux camarades jusqu'à leur salle de classe, au deuxième étage du bâtiment.
- C'était plus court que j'imaginais, remarqua Rory.
- Je l'avais dit, c'est juste pour des formalités, répondit Eloïse. Ça rassurait le directeur. Il n'aime pas beaucoup la magie.
- Vu comme tu attires les problèmes, ça peut se comprendre.
Eloïse lui donna une tape sur le bras et il fit mine d'avoir mal.
- Je ne fais pas exprès, je rappelle.
- Le résultat est le même, se moqua Rory.
- Non, parce que si c'était intentionnel, ce serait largement pire.
- C'est un très bon argument.
Mila écouta leur échange d'une seule oreille, l'esprit focalisé sur autre chose.
- Vous appelez le prof par son prénom ? s'étonna-t-elle. C'est pas un peu trop familier ?
- On a une relation un peu particulière avec lui, expliqua Rory. Je le connais depuis plusieurs années et à l'origine, il enseigne ici pour surveiller Eloïse. On dirait pas, mais il a seulement dix-huit ans.
- Hein ? Mais il est super jeune pour être prof !
- Il a aucun diplôme, tout est falsifié, avoua Eloïse. Je ne pensais pas que le reste du personnel allait l'accepter aussi facilement à cause de ça, mais je crois que ça rassure tout le monde d'avoir quelqu'un qui s'y connaît en magie avec eux.
- Parce que tu attires les problèmes, répéta Rory.
- Si j'avais voulu ton avis, je te l'aurais demandé.
Même si Eloïse admettait qu'il avait entièrement raison. Si des incidents survenaient ici, elle en était nécessairement la cause directe.
- On l'appelle M. Zepleski quand on est en cours ou devant le reste du personnel, compléta-t-elle à l'intention de Mila.
- Je me disais aussi...
Quand ils eurent terminé de gravir les deux étages qui les séparaient de leur salle de classe, la première chose qu'Eloïse remarqua fut l'absence de Lysandre. Décidément, elle n'arriverait jamais à mettre la main sur lui.
Mila, de son côté, tâcha d'ignorer les regards curieux qui se posèrent sur elle. En tant que nouvelle, c'était déjà désagréable, mais en plus accompagnée par deux magiciens, ça ne faisait qu'empirer les choses. Eloïse eut beau lui conseiller d'ignorer les autres, elle eut du mal à passer au dessus du moindre chuchotement qu'elle supposa à son sujet.
Elle espérait que les réponses concernant sa présence sur Thélis arriveraient vite. Lyon et la vie normale qu'elle y menait lui manquaient déjà.
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