Chapitre 42: Février (9)
Eloïse avait l'impression que des heures s'étaient écoulées depuis le départ de Caleb. Elle était restée assise dans l'herbe, le sceptre de Valiammée Astrada posée à plat devant elle, à tenter désespérément de se réveiller.
Est-ce qu'en dormant elle avait laissé passer sa seule chance de fuir les laboratoires du Phoenix ?
Elle poussa un long soupir et posa son front sur ses genoux. Ses maux de tête la poursuivaient jusque dans ses rêves. Elle commençait à s'en inquiéter.
Eloïse, c'est bien ça ?
La magicienne sursauta. Elle tourna la tête dans tous les sens dans l'espoir d'apercevoir quelqu'un, mais les plaines étaient désespérément désertes. Elle ramassa le sceptre et se releva.
- Vous êtes qui ?
Une amie. Enfin, je suppose.
Rassurant. La voix féminine, douce et assurée, retentissait dans son esprit, un peu moins lointaine à chaque instant.
Je pense pouvoir t'aider à te réveiller.
Eloïse se déplaça à la recherche de l'inconnue, mais encore une fois, elle ne trouva personne. Eh bien, si elle ne se montrait pas, il faudrait la faire sortir.
- Ce serait fort sympathique, mais avant ça j'aimerais bien savoir à qui j'ai affaire.
Ce n'était pas Caleb. Or, il n'y avait personne en dehors d'Eloïse et...
- Oh. Attendez.
Son regard se fixa sur l'objet de métal entre ses mains. Personne en dehors d'elle et du sceptre de Valiammée Astrada.
Bon, d'accord. Les légendes avaient effectivement un fond de vérité.
Tu as compris.
- Ouais. C'est... Bizarre.
Autant pour toi que pour moi.
Eloïse, désormais plus nerveuse qu'autre chose, fit les cent pas. Voilà qu'elle avait affaire à la magicienne légendaire Valiammée Astrada, ou du moins ce qu'il en restait. Elle espérait qu'il ne s'agissait pas d'une ruse de Caleb.
- Bon, soupira-t-elle. Comment je me réveille ?
Le magicien de tout à l'heure... Caleb, c'est bien ça ? Il faut que tu fasses comme lui quand il a utilisé beaucoup de magie.
- Vous voulez dire relier le rêve avec la réalité ?
Oui.
- Plus facile à dire qu'à faire.
Eloïse n'avait jamais réalisé ce genre de sortilèges de sa vie. Elle n'avait absolument aucune idée de la façon dont elle devait s'y prendre.
- Vous n'auriez pas deux-trois conseils à me donner ?
Je ne suis pas beaucoup plus avancée que toi. Essaye peut-être d'utiliser les flux telluriques ?
La voix désincarnée était désolée. Eloïse aussi, puisqu'elle s'apprêtait à se lancer dans le domaine où elle excellait en médiocrité.
Après un soupir de dépit, Eloïse se rassit par terre et abandonna le sceptre derrière elle. Ses mains se posèrent sur l'herbe fraîche et l'agrippèrent dans l'espoir que cela l'aide d'une quelconque façon.
Il lui fallut dix bonnes minutes ponctuées de silence pour sentir les flux telluriques autour d'elle, plus lointains encore que d'habitude. Le rêve ne lui facilitait pas les choses, puisque la notion de haut et de bas n'existait plus. En revanche, quand elle attrapa le fil, elle fit en sorte de ne plus le lâcher.
Sans doute Caleb n'avait pas fait comme ça, mais Valiammée avait raison. Avec beaucoup de magie et un point d'ancrage, elle pouvait aboutir à quelque chose.
Eloïse puisa dans sa force et la projeta en direction du flux tellurique. Elle entendit vaguement la voix de Valiammée lui proférer des encouragements. Tout ce qui l'entourait était soigneusement occulté pour qu'elle se concentre sur sa tâche.
Le fil se tendit, ou du moins c'est ainsi qu'Eloïse ressentit la chose. C'était comme vouloir se hisser sur une surface à la seule force de ses bras.
Ses sourcils se froncèrent. Autour d'elle, les plaines perdirent de leur netteté, les lignes devinrent ondulations et les couleurs s'étalèrent les unes sur les autres. L'herbe entre ses doigts perdit toute consistance et ce fut comme si le monde entier partit en poussière.
Caleb l'avait définitivement sous-estimée.
Bon courage, articula la voix de Valiammée.
Une vague oppressante traversa Eloïse, qui ferma ses yeux. Elle se sentit étirée. Aspirée en dehors de son propre corps. Elle eut la désagréable impression de chuter, puis de heurter une surface moelleuse, comme un matelas.
Eloïse ouvrit brusquement les yeux sur une main posée sur son front, le souffle court.
C'était la chambre qu'elle occupait aux laboratoires. Le bras au dessus d'elle appartenait à Isidorh, qui l'observait avec prévenance.
- Tu es réveillée, constata-t-il. Ça va ?
Eloïse l'ignora, repoussa sa main et se redressa pour s'éloigner le plus possible de lui. Il ne s'en offusqua pas et resta sagement assis sur le bord du lit.
Elle analysa la pièce. En plus d'Isidorh, Kaladria se tenait à proximité de la porte, les bras croisés et la mine sombre. Elle s'approcha dangereusement d'eux.
- Tiens, te voilà de retour à la réalité. On va pouvoir régler nos comptes.
Isidorh se releva et lui barra le passage de son bras tendu. Ses sourcils étaient froncés et lui donnaient un air à la fois ennuyé et agacé.
- Un peu de considération, Kaladria.
- Considération ? Elle nous a fait perdre cinq heures avec ses conneries.
- Ça ne change strictement rien.
- Pousse-toi.
- Non.
Ils se défièrent du regard. Kaladria pointa un doigt accusateur vers lui.
- Toi et ta compassion pour les gamins, vous feriez mieux de vous calmer. Tu n'es pas là pour discuter les ordres.
- Je ne le fais pas, se défendit Isidorh. Mais tu vas la malmener et il serait plus judicieux de la laisser se reposer.
- Elle vient de passer plusieurs heures dans les vapes. Elle n'a pas besoin de repos.
- J'ai une formation en médecine, contrairement à toi, Kaladria.
Kaladria leva les yeux au ciel.
- Elle n'a pas besoin d'être en bonne santé pour la suite. Tu le sais aussi bien que moi.
Ce ne fut pas pour autant qu'Isidorh se laissa faire. Après un énième échange houleux, qu'Eloïse arrêta de suivre, en proie à un mal de crâne carabiné, Kaladria abandonna et quitta la pièce en trombe. Elle comptait chercher un autre supérieur et faire plier Isidorh.
Eloïse espérait qu'elle n'y parviendrait pas, même si elle n'y croyait pas trop. Quand Isidorh se tourna dans sa direction, lui-même ne semblait pas optimiste.
- Comment tu te sens ? demanda-t-il.
Eloïse ne répondit pas. Le silence s'étira.
- Écoute, lui dit Isidorh, tu as peu de temps avant que Kaladria ne revienne accompagnée. Si quoi que ce soit ne va pas, je ne pourrais plus rien pour toi après ça.
- Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
- Moi, rien. Toi, c'est une autre histoire.
Isidorh était indéchiffrable, et ça ne plaisait pas à Eloïse. Mais il travaillait pour les laboratoires du Phoenix, à partir de là, ça ne pouvait qu'être de mauvaise augure.
Non, elle ne se sentait pas très bien, mais elle préférait encore lui affirmer le contraire.
- Je n'ai aucun problème.
- Je sais que tu mens, mais soit. Ça ira ?
- Très bien, grommela-t-elle.
Isidorh n'était pas convaincu du tout. Pourtant, il n'insista pas, et quand des bruits de pas retentirent dans le couloir en leur direction, il poussa un soupir de lassitude.
- Je ne peux rien faire de plus, annonça-t-il.
Il quitta la pièce sans un mot au moment où Kaladria, accompagnée par Anthéon, faisait son grand retour.
Eloïse regretta presque d'avoir chassé Isidorh. Le sourire qu'affichait Kaladria lui inspirait encore moins confiance.
- Alors, Eloïse, l'appela Kaladria. Il est temps de régler nos comptes.
◊
Les chasseurs de prime ennemis poursuivaient leur escapade dans la Cité, même si leur nombre avait diminué dans les trente dernières minutes.
Cela n'avait pas empêché Miranda et Synabella de se frayer un chemin jusqu'à l'appartement de Jefferson et Kathleen lorsqu'elles avaient été appelées en renfort. Avec le Conseil des Cinq toujours au palais et une grosse partie du AMI en pleine effervescence, elles avaient été les seules capables de se déplacer.
Pourquoi la Cité était-elle attaquée ? Que gagnait le Futuro à faire une chose pareille ?
S'ils voulaient obtenir des réponses autres que celles, probablement erronées, que la Cité donnerait au public dès que possible, le mieux était encore de se renseigner eux-mêmes.
Avec l'aide de Célèste, qui parvenait à suivre le parcours des chasseurs de prime à proximité, ils avaient établi un plan. Synabella, qui jouait les appâts au beau milieu de la rue qui bordait l'appartement, n'attendait plus qu'un signe pour se jeter dans le danger.
Célèste posa ses mains sur le parquet et ferma les yeux pour affiner encore davantage sa précision. Miranda, Geoffrey et Canelle, qui guettaient à la fenêtre, attendirent ses instructions.
- Un à deux cent mètres vers l'est, dit Célèste. Un autre à cinq cent vers le sud.
- Tu transmets ? demanda Canelle à Geoffrey.
- Deux secondes, répondit l'intéressé, qui agitait sa main en direction des pavés.
Une fine couche de sable apparut dessus et serpenta jusqu'à former des mots aux pieds de Synabella, qui, après les avoir déchiffrés, hocha la tête en direction de ses camarades.
Ce n'était pas le moyen de communication le plus pratique, mais c'était plus discret que de crier à travers la rue. Après tout, leur plan reposait sur un relatif effet de surprise.
- Le deuxième change de trajectoire, poursuivit Célèste. Le premier se rapproche. Cent mètres.
Geoffrey se dépêcha de modifier son texte. Synabella se tourna dans la direction qu'il lui indiqua et chargea de la magie entre ses paumes. Six sphères lumineuse entre le bleu et le vert qui n'attendait qu'à prendre leur envol apparurent autour d'elle. Elle plissa les yeux et stabilisa ses appuis, le regard rivé sur les toits.
- Vingt mètres, déclara Célèste.
Geoffrey fit disparaître le sable sur le pavé, ce qui fut une instruction suffisante pour Synabella. Un fin sourire se dessina sur ses lèvres.
Le chasseur de prime apparut dans son champ de vision et bondit vers le toit suivant. Juste au dessus d'elle.
Les sphères de magie fondirent sur lui.
L'ennemi fut touché en plein torse par la première. Déstabilisé, il ne parvint pas à atteindre le toit suivant et attrapa de justesse le rebord. Il se maintint en position d'une main, ses pieds collés à la façade, et s'affaira à se protéger de l'autre. Les sphères de Synabella explosèrent contre son bouclier dans des éclats luisant qui l'empêchèrent de voir un fil de magie s'enrouler autour de sa cheville gauche. Avant qu'il ne puisse s'en défaire, Synabella, qui tenait l'autre bout, tira dessus.
La main du chasseur glissa du rebord. Il chuta et se réceptionna contre les pavés dans une roulade. À peine debout, il avait déjà deux poignards entre ses mains et s'apprêtait à régler ses comptes avec Synabella.
Miranda et Canelle sautèrent de la fenêtre pour venir l'encercler.
Le chasseur de prime, conscient qu'il venait de tomber dans leur piège, ne fit pas un pas de plus. Il tâcha de trouver une position où il pourrait les avoir toutes les trois dans son champ de vision, sans succès.
S'il savait que Rory, Geoffrey et Evan n'attendaient qu'un signe pour se joindre à la bataille...
- Qu'est-ce que vous voulez ? leur demanda-t-il.
- Savoir ce que vous faites ici, répondit Miranda.
- Ben voyons. À votre place, j'éviterais de me mêler à tout ça.
- On n'a pas le temps pour les réponses évasives, souligna Synabella. Vous crachez le morceau ou on vous y oblige.
Le chasseur de prime resserra sa prise sur ses poignards.
- Je vous en prie, essayez.
- Vendu, répliqua Miranda.
Elle s'élança dans sa direction. Son ambition première de faire fondre ses lames fut immédiatement anéantie : elles étaient protégées par des sortilèges qui empêchaient la magie d'avoir quelconque influence dessus. Tant pis, ce n'était pas ce qui allait l'arrêter.
Miranda évita habilement les poignards qui l'effleurèrent et lui attrapa le bras gauche pour qu'il lâche le premier. L'arme valsa contre les pavés, trop loin pour que l'ennemi puisse la récupérer. Il repoussa Miranda, qui s'abaissa pour éviter le coup suivant.
Pendant que la mage noire lui tenait tête, Synabella et Canelle cherchèrent une ouverture pour l'immobiliser. Seulement, les chasseurs de prime faisaient honneur à leur réputation d'excellents combattants. L'ennemi parvenait à gérer Miranda tout en bloquant la magie qui fusait dans sa direction. Les deux magiciennes se regroupèrent.
- Il faut s'approcher, trancha Canelle.
- Tu risques d'interférer avec Miranda, contra Synabella.
- Je suis suffisamment douée en combat pour qu'on ne se gêne pas entre nous. Plaque le au sol dès que tu en as la possibilité.
Synabella acquiesça et Canelle se joignit à l'affrontement. Ses mouvements étaient fluides et précis, elle qui subissait l'entraînement rigoureux de l'équipe Zéta, mais pas encore au niveau de ceux d'un chasseur de prime d'élite. Simplement, entre elle et Miranda, qui n'avait plus à prouver son agilité, elles prirent l'avantage face à l'ennemi.
Alors qu'il roula au sol pour éviter le pied qui manqua de peu son visage, Synabella posa ses mains sur les pavés et récita un sortilège en lysirien. Sa magie s'échappa de ses doigts et longea le sol pour l'entourer dans un halo bleu-vert. Le chasseur, oppressé comme si on venait de tripler son poids, eut beau forcer et repousser le sol avec empressement, parvint à peine à se redresser sur ses genoux.
Synabella ne pourrait pas le retenir indéfiniment, mais pour l'instant, il ne pouvait plus bouger.
Les magiciennes se rassemblèrent autour de lui. Le masque qui couvrait le visage du chasseur de prime ne leur donna aucune indication quant à son état d'esprit actuel, mais il devait être furieux.
- Bon, maintenant que vous faites moins le malin, vous allez pouvoir répondre à la question, trancha Synabella. Pourquoi le Futuro nous attaque ?
Il y eut un silence, puis il capitula.
- Pour tuer la reine, répondit platement le chasseur. Ce n'était franchement pas dur à deviner vu que nous allons tous vers le palais.
- La tuer ? Pourquoi ? s'étonna Canelle.
- On me donne des ordres, pas des explications.
Synabella, agacée, poursuivit ses questions, mais le chasseur de prime ne leur donna rien de plus. En le constatant et avant que Synabella ne s'épuise, Miranda l'acheva d'une lame de sa création dans le dos. Il se crispa, puis s'affaissa au sol sans un bruit.
- Eh bien... Radical, commenta Synabella.
- Ça m'agaçait, répondit Miranda.
- Il faut qu'on remonte, les pressa Canelle. Si d'autres ennemis passent par là, on est mal.
Les trois magiciennes abandonnèrent le corps et retournèrent prestement dans l'appartement. À l'intérieur, Célèste était toujours en train de vérifier les courants telluriques par précaution. Le groupe se rassembla.
- Tiens, Geoffrey. Maintenant que tu es là, je peux te dire que tu écris comme un pied, l'informa Synabella.
- Tu crois que c'est facile de faire des mots en sable à plusieurs mètres de distance ?
- Non, mais c'est loin d'être insurmontable. Le AMI ne t'a pas appris à perfectionner ton essence magique ?
La question était teintée d'ironie et Geoffrey n'y répondit que par un soupir d'exaspération.
- Alors ? demanda Rory. Qu'est-ce qu'ils veulent ?
- Tuer la reine, répondit Canelle. On ne sait rien de plus, le type est resté silencieux.
- Tuer la... Quoi ?
La situation entre les deux cités était tendue depuis quelques temps, ce n'était pas un secret, mais pas jusqu'à lancer les hostilités.
- C'est quand même pas l'explosion du quartier Doré qui a fait envenimer les choses ? s'inquiéta Evan.
- On ne sait pas ce qu'il s'est passé en coulisses, lui rappela Kathleen. Cela pourrait effectivement être lié. Après les échanges houleux que la Cité et le Futuro ont eu par le passé, ils étaient les premiers suspects sur la liste.
- Ou peut-être que ça n'a rien à voir et que le roi du Futuro est simplement un connard, contra Geoffrey.
- Franchement, avec notre premier ministre, on est pas tellement mieux, grommela Canelle. Je suis sûre qu'il a sa part de responsabilité là-dedans.
- Il a quand même un sens de la retenue, même s'il est louche.
- Ça, tu n'en sais rien.
Le téléphone de Miranda vibra au fond de sa poche. Elle cessa de suivre l'échange et vérifia l'expéditeur du message. Sans doute Synetelle qui lui demandait de rappliquer en quatrième vitesse pour aider à neutraliser les chasseurs de prime.
Ses sourcils se froncèrent. Ce n'était pas le AMI.
- Miranda, tout va bien ? lui demanda Rory en la voyant fixer l'écran avec préoccupation.
- On va vite le savoir. Je crois qu'on n'est pas encore au fond des problèmes.
Canelle se stoppa au milieu de sa phrase. À vrai dire, c'était toute l'attention qui s'était redirigée vers Miranda après qu'elle ait prononcé ces mots.
- Le message vient de qui ? l'interrogea Rory.
- Du Seigneur des Ombres. C'est par rapport à Eloïse. Il a besoin de notre aide.
Le regard inquiet de Rory se déplaça jusqu'à la fenêtre, où les ennemis se promenaient en toute impunité dans les rues.
- Maintenant ? vérifia-t-il.
- Maintenant, confirma Miranda.
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