Chapitre 41: Février (8)
Eloïse, le sceptre de Valiammée Astrada dans les mains, fixait Caleb avec incompréhension.
- Et alors ? Je suis spéciale, d'accord, mais ça change quoi ?
- Beaucoup de choses, à vrai dire.
- Si vous pouviez développer un peu plus...
Caleb poussa un soupir. La seconde suivante, ils se retrouvèrent un l'autre bout du parc aérien, juste à côté d'un banc de bois où le magicien s'installa. Eloïse le préférait assis, au moins comme ça elle n'avait pas à lever les yeux pour le regarder.
- Si j'avais eu la possibilité de tout t'expliquer, je l'aurais déjà fait, mais ce n'est pas une option, s'excusa-t-il.
- Forcément, grommela-t-elle. Je commence à être fatiguée de tous ces mystères ridicules. Entre vous et le Seigneur des Ombres, il n'y en a pas un pour rattraper l'autre.
- Je comprends. Mais il y a beaucoup de choses en jeu.
- Dans ce cas on va commencer simple. Pourquoi vous vouliez que j'ai ce sceptre ? Une vraie raison, autre que "tester de nouvelles expériences".
- Parce que je t'estimais légitime successeuse de cette relique.
Bon, ça allait prendre du temps. Eloïse planta la partie pointue du sceptre dans le sol et s'appuya dessus. En plus d'une arme, c'était un très bon poteau.
- Alors, premièrement, votre jugement n'est basé sur rien du tout. Deuxièmement, ce n'est pas à vous de décider ça. Le sceptre appartient à la cité de Caméone.
- Les reliques originaires de la grande guerre n'ont pas de propriétaires, contra Caleb. C'est dans la législation d'Eole.
- Donc le sceptre n'est pas à moi non plus.
- Tu l'as réveillé. Tu es déjà beaucoup plus légitime que Caméone.
- Réveillé ?
Le terme lui semblait inapproprié. De plus, les sortilèges qui le maintenaient en place avaient été posés par Caméone, alors pour elle, c'est purement et simplement du vol, peu importaient les législations.
- Les armes des magiciens légendaires de la grande guerre étaient liées à eux. Quand ils sont morts, elles se sont en quelque sortes scellées. Tu viens juste d'en éveiller une.
- En même temps si personne n'avait le droit de la toucher...
- Justement, des gens ont essayé. La cité a fini par abandonner après avoir essuyé échec sur échec.
Eloïse fronça les sourcils. Elle essayait de convaincre qu'il n'avait aucun intérêt à lui mentir là-dessus.
- Alors pourquoi moi ?
- Parce que ta trace magique est proche de celle de Valiammée Astrada. Une élue Madrigane.
- Et ils n'ont trouvé personne qui remplissait ces critères en 2000 ans ?
- Les élus ne courent pas les rues, et pendant longtemps après la grande guerre, ils se cachaient ou n'étaient simplement pas au courant de leur particularité.
À bien y réfléchir, les seuls élus actuellement répertoriés sur le continent étaient Synabella, Jefferson et elle. Deux Ancestrales et un Lysirien. Effectivement, ça ne collait pas. Elle était, en quelque sorte, une exception, et ce parce qu'elle avait hérité des pouvoirs du Seigneur des Ombres.
- Admettons, déclara Eloïse. Et maintenant que le sceptre est réveillé, qu'est-ce qui va se passer ?
- Rien, répondit Caleb. Tu peux t'en servir, voilà tout.
- Donc vous me tirez dans un rêve à un moment pas du tout opportun pour me faire un "cadeau". Je résume correctement ?
- Pas du tout opportun, c'est à dire ?
- Vous voulez des informations sur ma vie, donnez m'en sur la votre. Autrement, c'est pas drôle.
Caleb avait l'air sincèrement inquiet, ce qui ne fit pas pour autant flancher la résolution d'Eloïse.
- Je ne peux pas, répéta-t-il. Mais je préfère m'assurer que tu es saine et sauve. Qu'est-ce qui se passe ?
- Des problèmes, comme d'habitude. Disons que je suis en mauvaise posture. Comment je me réveille ?
- C'est à moi de faire la démarche, mais je doute que ce soit judicieux si tu es en danger.
- Pardon ? Et vous pensez que ça va changer quoi ?
- Les gens qui s'en prennent à toi, ils ont besoin de que tu sois éveillée ?
- Je crois bien.
- Alors rester ici sera plus sûr pour toi.
D'une certaine façon, oui, mais cela l'empêchait aussi de s'enfuir. Cela revenait à mettre la situation en pause. Si elle manquait l'occasion de suivre Maximilien à cause de ça...
- Il y a forcément un autre moyen, argua-t-elle. Vous ne pouvez pas être ma seule façon de me réveiller.
- Eloïse, si tu as réussi les deux dernière fois, c'est uniquement parce que Victorien était là et qu'il a usé de magie rouge.
- Écoutez, Caleb. Ce n'est pas à vous de décider ce qui est le mieux pour moi. S'il vous plaît, réveillez-moi.
Il garda le silence, ce qui tapa sur les nerfs d'Eloïse. Pour qui il se prenait à prendre les décisions à sa place ?
- Faisons un marché, proposa-t-il. Si tu arrives à me battre en duel de magie, je consens à te réveiller parce que ça me donnera la certitude que tu pourras te défendre face à ceux qui s'en prennent à toi.
- C'est ridicule, s'agaça-t-elle.
- C'est à prendre ou à laisser.
Elle ne parviendrait jamais à le battre. Elle avait bien vu à quel point il était puissant, et la magie qu'il avait déployé pour décrocher le sceptre le confirmait. Autant foncer dans un mur.
- Vendu, accepta Eloïse.
Caleb se leva. La magicienne n'eut pas le temps de faire un pas en avant qu'elle se sentit tomber.
Le sol avait disparu. Ou plutôt, le haut et le bas s'étaient inversés et elle tombait vers le ciel. Eloïse laissa échapper un cri et raffermit sa prise sur le manche du sceptre.
- C'est quoi ce bordel ? s'écria-t-elle au dessus du bruit du vent.
Caleb tombait à côté d'elle, mais il était serein. Il eut même le culot de lui adresser un sourire amusé.
- Une nouvelle expérience, répliqua-t-il.
D'accord, il se moquait. Eloïse dégagea sa main droite pour l'attaquer et manqua de lâcher le sceptre dans le processus. Elle changea de plan et fit apparaître des ailes pour se stabiliser. Tandis que Caleb l'imitait pour ne pas s'éloigner, elle pointa le sceptre dans sa direction et concentra ses pouvoirs. S'en servir ne devait pas être trop difficile.
Les pierres qui constellaient le manche se mirent à luire, tout comme les veines de verre, qui permettaient à sa magie d'aller d'un bout à l'autre de la relique. Une sphère de magie extrêmement concentrée se forma entre les deux pointes du croissant le lune. Eloïse fronça les sourcils. Elle avait l'impression que ses pouvoirs étaient plus puissants, mais ce devait justement être l'effet de la concentration.
Elle projeta la sphère vers Caleb qui l'arrêta d'une main. Bon, Eloïse se doutait qu'elle allait devoir faire un peu mieux que ça. Combattre avec la relique n'était pas sa préférence, mais ce n'était pas comme si elle pouvait la jeter ou demander à Caleb de la tenir pour elle – enfin, peut-être pouvait-elle s'en débarrasser, mais elle ne connaissait pas les règles qui régissaient cette réalité.
Ce qu'elle retenait, c'est qu'il lui était possible de modifier l'espace à sa guise. Peut-être serait-ce un moyen pour elle de déstabiliser le magicien face à elle.
Elle se concentra et, l'instant d'après, ils se retrouvèrent à Lille, devant le Palais des Beaux-Arts, soigneusement posés sur le sol.
- Oh, je ne suis encore jamais venu ici, fit remarquer Caleb.
Eloïse ne prit pas la peine de répondre et envoya une nouvelle sphère de magie en sa direction, bien plus puissante que la précédente. Cette fois encore, son bouclier suffit à l'intercepter, même si la magicienne vit quelques fêlures se glisser dessus.
Les impacts ciblés nécessitaient plus de force à arrêter.
- On va continuer comme ça longtemps ? demanda-t-elle.
- C'est à toi de voir.
- Je n'ai aucune envie de me battre.
- Alors reste dormir, ça vaudra mieux.
Certainement pas. Elle planta le sceptre dans le sol – le goudron devint malléable à sa volonté – et chargea ses poings de magie. Un cercle de concentration se dessina sous ses pieds.
Puisqu'elle n'avait pas le choix, autant sortir le grand jeu.
Elle immobilisa Caleb en enroulant ses pieds et tibias de cristal épais. Il ne chercha ni à s'en dégager, ni à l'empêcher de poursuivre, ce qui eut le don de passablement l'agacer. Parce qu'en plus il comptait faire le minimum ?
Des filets de magie s'échappèrent des mains d'Eloïse et volèrent jusqu'au dessus de Caleb, qui leva les yeux de façon nonchalante. Trois points lumineux.
- Spezileo, grinça-t-elle.
Sa magie s'étira jusqu'à former des cercles de concentrations. Eloïse canalisa son énergie et esquissa un vague geste de la main.
- Krir.
Les cercles s'illuminèrent, puis des éclairs s'en échappèrent comme un véritable torrent qui déchira le silence de cette version déserte de Lille et aveugla Eloïse. Caleb s'entoura d'un champ de force pour repousser son attaque. Elle eut beau forcer, augmenter la puissance de son sortilège, impossible de venir à bout de sa protection. Au bout d'une dizaines de secondes interminables à s'échiner, Caleb daigna répliquer et brisa ses cercles. Le cristal qui entourait ses pieds fut le suivant sur la liste et il retrouva son entière liberté de mouvement.
Des étincelles de magie flottaient dans l'air comme un rideau de poussière lumineuse.
- Tout ça ne rime à rien ! s'exclama-t-elle. Je ne peux pas vous battre et vous le savez.
- Oui, admit-il. Mais ça me permet de voir ton niveau.
- Alors pourquoi me faire une proposition irréalisable et pas simplement stipuler clairement vos intentions ? Ça faciliterait grandement les choses.
Caleb alla s'asseoir sur un muret. Le même sur lequel Eloïse s'était installée le jour de son enlèvement par les laboratoires, quand elle avait désespérément appelé l'Ombre à l'aide, sans succès.
Voir le parvis du Palais des Beaux-Arts aussi vide en ce qui devait être une pleine journée lui faisait bizarre. C'était presque oppressant.
- D'accord, dit-il simplement. Ayons une discussion, ça te va ?
- On en a déjà eu. Tout ce que vous arrivez à me dire, c'est que vous ne pouvez rien m'expliquer. Je préfère encore taper dans le vide, c'est moins frustrant.
- Les réponses viendront plus tard, je te le promet. Là n'est pas le moment.
Il tapota la place à côté de lui. Après une hésitation, Eloïse récupéra son sceptre et vint s'asseoir à côté de lui. Elle poussa un soupir de lassitude.
- Je ne comprends pas vos intentions, avoua-t-elle. Vous n'avez pas l'air hostile envers moi et vous prétendez vouloir me défendre, mais vous êtes tellement... Indéchiffrable. Avec votre façon singulière de communiquer, c'est difficile pour moi de vous cerner.
- Je m'en doute et je suis désolé. Je t'assure que tu peux me faire confiance, Eloïse. Ma façon de t'approcher et de te parler n'est pas conventionnelle, je l'admets, mais je n'ai pas d'autre option. Il m'est impossible de te rejoindre.
- Pourquoi ?
- Je ne vis pas sur le continent.
Oh. Il devait habituer sur l'une des îles qui bordait Eole. C'était même plutôt logique, pour lui qui était un Phébéien. Ils étaient si peu nombreux sur le continent qu'Eloïse n'en avait encore jamais croisé de sa vie. À vrai dire, Caleb était le tout premier qu'elle rencontrait.
- Ma confiance va être difficile à obtenir, poursuivit-elle. Après la fois où vous m'avez jeté un sortilège, celle où vous avez tenté de fouiller mon esprit et la menace du quartier Doré, c'est pas en me donnant le sceptre de Valiammée Astrada que ça va tout effacer.
- Eh bien je prendrai le temps qu'il faudra, répondit calmement Caleb. S'il me faut plusieurs mois pour te prouver que je ne cherche qu'à t'aider, je m'y plierai.
-J'attends de voir ça.
Elle ne savait vraiment pas quoi penser de Caleb. Sans doute avait-il des raisons de toute garder pour lui comme le faisait le Seigneur des Ombres. D'ailleurs, il était vrai que tous les deux se connaissaient et ne s'appréciaient pas du tout.
- D'où vous connaissez Victorien ? demanda-t-elle.
- Tiens, d'habitude tu ne l'appelles pas par son prénom, fit remarquer Caleb.
- Parce que vous faites attention à ça ?
- Son nom ne m'inspire pas beaucoup de joie, je dois avouer. Donc oui.
Un passif tumultueux. Difficile d'attendre autre chose de la part du mage noir, qui avait l'air d'avoir du mal à s'entendre avec tout le monde. Enfin, hormis Miranda, mais elle était une exception. Il fallait aussi y ajouter Ilyann et Maximilien Avenski, selon les propos de ce dernier.
- Nous... Avons eu quelques altercations sur un sujet qui ne regarde que nous, résuma Caleb. Il me déteste et c'est réciproque.
- J'avais compris cette partie.
- Ne le laisse pas trop t'influencer. Il n'est pas une personne que tu veux avoir dans ton entourage.
- Actuellement, c'est mon seul espoir de me sortir dans la situation foireuse dans laquelle je suis, donc je préfère qu'il soit là. Puis, théoriquement, il fait partie de ma famille.
- De ta famille distante, corrigea Caleb. Il y a combien de générations entre vous ? Sept ?
- Quelque chose comme ça, oui. Pourquoi vous tenez tant à ce que je garde mes distances avec lui ?
Le Phébéien perdit de son enthousiasme.
- Parce que sa présence peut faire plus de mal que de bien. Ses intentions ne sont pas forcément mauvaises, mais c'est tout ce qui gravite autour de lui qui me dérange.
- Parce que c'est un mage noir ?
- Parce que c'est le Seigneur des Ombres.
Eloïse comprenait son raisonnement, mais elle préférait faire confiance au jugement de Miranda plutôt qu'à celui d'un inconnu partiel.
- C'est théoriquement mon responsable légal, annonça-t-elle. Il a juste à terminer les papiers.
- C'est... Comment ça ?
L'inquiétude envahit Caleb. Un pli se forma entre ses sourcils blonds.
- Il m'a fait une proposition que j'ai acceptée, expliqua Eloïse. Ça ne veut pas dire que je lui fais confiance.
- S'il te plaît, fais attention à toi.
- Il n'a jamais été hostile envers moi, plutôt le contraire.
- Ça ne veut rien dire et tu le sais très bien.
Eloïse chercha à repousser le doute qui s'insinuait en elle. Le Seigneur des Ombres était son allié. Elle avait fait un pacte avec lui. Elle n'avait aucune raison d'en douter.
Caleb se leva. Le décors changea et il furent de retour sur les plaines de ruines, où l'herbe s'étendait à perte de vue. Eloïse était désormais assise sur un morceau de statue plat, le sceptre toujours entre ses mains.
- Je vais te laisser, lui dit Caleb.
- Deux minutes. Vous devez me réveiller.
Il secoua la tête avec un regard désolé. Le temps qu'Eloïse se redresse pour l'invectiver et lui ordonner de l'écouter, il avait disparu.
Elle se retrouva seule dans l'illusion, la bouche entrouverte et les cheveux projetés en arrière par le vent.
- Merde, marmonna-t-elle.
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