Chapitre 36: Février (3)
Eloïse cligna des yeux et remua sur son matelas.
Il faisait sombre. Des flashs argentés constellaient sa vision. Lentement, elle poussa sur ses bras pour se redresser. Son esprit était confus, comme enroulé dans une couche de coton.
La pièce dans laquelle elle se trouvait ne contenait qu'un lit et une chaise disposée en son centre. Eloïse eut beau se creuser la cervelle, elle n'en retrouva aucune trace dans sa mémoire. Où était-elle ?
Elle poussa la couverture qui la recouvrait et s'assit au bord de lit. Ses chaussures étaient posées à côté de l'un des pieds métalliques. Elle était vêtue d'un pull gris délavé et d'un jean noir.
Eloïse fronça les sourcils. Dans son dernier souvenir, elle portait un pull mauve et une autre paire de chaussettes. Elle tapota ses poches à la recherche de ton téléphone, mais ne le trouva pas. Elle baissa les yeux vers son bras quand elle sentit un frottement inhabituel.
En plus du bracelet qu'elle portait toujours à son poignet droit, un nouveau s'était ajouté. Un coupe-magie.
Cette fois, Eloïse bondit sur ses jambes, paniquée. Que s'était-il passé ? Quel était cet endroit ? Elle tenta de retirer le bracelet, sans succès.
La porte de la chambre se déverrouilla. Les craintes d'Eloïse se confirmèrent quand elle vit Vénérios entrer, une bouteille d'eau à la main. Il haussa les sourcils.
- Ah, réveillée ?
- Qu'est-ce qui se passe ? Je suis aux laboratoires du Phoenix ?
- Ouais.
Vénérios lui tendit la bouteille d'eau. Eloïse, hésitante, finit par l'attraper. Elle devait l'admettre, elle mourrait de soif. Il l'invita à s'asseoir et s'installa sur la chaise, face à elle.
- Tu as dormi pendant cinq bonnes heures. Désolé, j'y suis allé un peu fort.
- Tu m'as effacé la mémoire, c'est ça ?
- Oui. Désolé, mais j'en avais un peu marre de te courir après. C'est pas que j'aime pas ta ville, mais j'ai pas franchement l'habitude de m'y rendre.
- À part les nombreuses fois où tu m'as agressée.
- Il y avait moins de monde, et surtout je n'étais pas contraint de prendre le métro. Tu permets ?
Il désigna son cou. Enfin, il s'agissait plutôt de l'arrière de son crâne.
- Pourquoi ? demanda Eloïse.
- Te rendre tes souvenirs.
- Tu peux faire ça ?
- Bien sûr. Je ne les efface pas, je les bloque.
Il attendit qu'elle lui donne l'autorisation pour s'approcher. Eloïse finit par hocher la tête. Alors seulement Vénérios posa une main sur sa nuque. De près, la racine de ses cheveux était blonde, presque blanche. Le reste était châtain aux reflets gris harmonieux. Eloïse trouvait ça étrange, mais comme la démarcation était naturelle, elle n'y fit pas plus attention. Surtout qu'une sensation de froid remonta le long de sa colonne vertébrale et l'obligea à fermer les yeux. Elle se crispa et grimaça.
Un flot de souvenirs remonta à sa mémoire comme si elle s'était pris un coup de poing. Eloïse se pencha en avant et serra son crâne entre ses mains. C'était presque douloureux.
- Ça va ? demanda Vénérios, de nouveau assis.
Eloïse l'ignora royalement. Une réalisation s'était imposée à elle maintenant qu'elle faisait le tri dans son esprit. Il lui avait retiré trois jours de souvenirs. Voilà pourquoi tout lui paraissait aussi incohérent.
Vénérios se racla la gorge en voyant son expression déconfite.
- J'y suis définitivement allé trop fort, s'excusa-t-il. Combien de jours ?
- Trois, grinça-t-elle.
- Oh. Franchement, ça aurait pu être pire.
- Mouais. Pourquoi je suis ici ? C'est quoi le but des laboratoires ?
Vénérios poussa un long soupira et se passa une main dans les cheveux.
- Depuis le temps, je pensais que tu aurais compris qu'ils ne m'expliquaient rien.
- Je ne sais vraiment pas pourquoi tu continues à leur obéir aveuglément.
- Pour la même raison que tu es contrainte d'obéir AMI. Je suis à la charge d'une supérieure des laboratoires, Kaladria. J'habite ici.
- Et ça ne te dérange pas ?
- On s'habitue. Tu as faim ? Ou peut-être que tu veux quelque chose contre le mal de crâne ?
Eloïse secoua la tête. Visiblement, il n'avait pas envie d'étaler sa vie privée.
- Non merci. Ce que j'aimerais, c'est rentrer chez moi.
- Je me doute. Mais c'est pas à moi qu'il faudra faire cette réclamation.
Vénérios se releva. Eloïse avait encore un bon nombre de questions, mais elle savait qu'il ne pourrait répondre à aucune, ou presque.
- Si tu as besoin de quelque chose, tape à la porte, dit-il. Quelqu'un viendra.
- Trop aimable, grommela-t-elle.
Vénérios lui renvoya un dernier regard désolé, puis quitta la pièce en la refermant à clés. Eloïse, de nouveau seule, fit les cent pas dans la pièce.
Il lui fallait trouver un moyen pour quitter cet endroit. Et il fallait qu'elle le trouve vite.
◊
Eloïse n'était pas rentrée de sa journée de cours. D'ailleurs, en appelant son établissement scolaire, Miranda avait réalisé qu'elle n'y était tout simplement pas allée. Pourtant, son sac, ses chaussures et son manteau étaient aux abonnés absents.
Miranda avait bien eu un appel manqué de sa part à treize heures quarante, mais puisqu'Eloïse n'avait pas laissé de message, elle avait supposé que ce n'était pas urgent. Maintenant, elle était persuadée que quelque chose s'était passé. Elle contacta immédiatement le reste de l'Ombre dans une conversation audio, même si à en croire le nombre très retreint de participants, tout le monde n'était pas disponible. Présentement, ils étaient huit. Rory, Etan, Evangeline, Synabella, Andromeda, Canelle, Philéas et elle.
- Personne n'a de nouvelles d'Eloïse ? leur demanda Miranda.
- J'ai eu un appel manqué tout à l'heure, mais sans message, répondit Rory. J'ai voulu en savoir plus quand je m'en suis rendu compte, mais elle ne répondait pas.
- Toi aussi ? s'étonna Andromeda.
- Bon, très bien, dit Synabella. Qui ici a eu un appel manqué de sa part ?
Tout le monde, et ce à quelques minutes d'intervalle. Miranda fronça les sourcils.
- Vous voulez dire qu'elle a littéralement tenté de contacter un par un les membres de l'Ombre et que personne n'a répondu ?
Un silence suivit sa déclaration.
- C'était journée d'examens à l'académie, expliqua Andromeda. Beaucoup ne les ont pas encore terminés.
- J'avais un test d'aptitudes pour mon poste d'infirmier à l'hôpital du quartier Ivoire, ajouta Philéas. Téléphone obligatoirement éteint.
- Pareil pour nous, renchérit Etan. On avait une inspection au palais. On n'a pas eu une minute de répit de la journée jusqu'à maintenant.
- Rencontre pour la Résistance, déclara Synabella. Mes parents refusent que j'ai le moindre écran sur moi.
Pour Canelle, c'était un entraînement intensif avec l'équipe Zéta. Elle n'entendait jamais son téléphone dans ces moments. Quant à Rory, il avait passé la journée avec Jefferson et Kathleen pour accueillir la fameuse Célèste Edessa, Magicienne Seconde en provenance d'Astras.
- Et vous pouviez pas décrocher ? s'agaça Miranda.
- Non puisque nous avons dû aller dans les souterrains d'Astras, ou le réseau passe mal, argua Rory. Et toi, alors ?
- J'étais en mission avec l'équipe Alpha. Les autres sont toujours au quartier général pour finaliser le compte rendu.
Miranda n'en revenait pas. Les laboratoires avaient choisi le seul jour où absolument tout le monde était injoignable pour lancer leur attaque ? Si c'était dû au hasard, ils avaient visé un peu trop juste.
Elle savait que Evan et Geoffrey avait dû passer la journée à s'occuper des nouvelles recrues. Pour Cara, Synabella expliqua qu'elle se trouvait en sa compagnie – de toute manière, elle n'aurait pas été d'une grande aide à Eloïse, puisqu'elle ne savait pas combattre.
Pendant quelques secondes, il n'y eut pas un bruit sur le flux audio.
- Bon, trancha Synabella. Qu'est-ce qu'on fait ?
- Je vais contacter Ilyann Avenski, déclara Evangeline. Son fils Maximilien travaille pour les laboratoires, alors peut-être qu'il aura des nouvelles.
- Moi, je vais voir avec le Seigneur des Ombres, compléta Miranda. On ne sait jamais qu'il soit au courant de quelque chose.
- D'accord, nota Synabella. Si jamais vous obtenez la moindre information, prévenez-nous.
◊
Depuis plusieurs jours, Lysandre essayait de se donner des cours de magie avec ses maigres connaissances. Ce n'était pas très concluant, mais puisqu'Eloïse n'était toujours pas retournée en cours aujourd'hui – d'ailleurs, cela devenait inquiétant, d'autant qu'elle n'avait pas répondu aux messages qu'il lui avait envoyé plus tôt par dépit – il ne pouvait pas faire autrement.
Pour faire apparaître sa magie, il avait à peu près compris la marche à suivre. En revanche, pour la modeler ou en varier la puissance, il avait encore du chemin à faire. Il avait l'impression d'avancer à l'aveugle.
Après trente minutes de tentatives plus ou moins fructueuses, il entendit la porte de son appartement s'ouvrir. Ah, son père rentrait du travail. Vu l'heure, il devait être resté discuter avec des parents d'élèves à la sortie des classes.
- Lysandre, tu es là ? l'appela-t-il.
- Ouais ! répondit l'adolescent.
Lysandre quitta sa chambre pour le rejoindre. Son père posa son sac à dos dans le couloir de l'entrée et partit se laver les mains à la cuisine.
- Alors, ta journée ? demanda-t-il.
- Comme d'habitude, dit Lysandre. J'ai eu onze à mon devoir surveillé de maths.
- Eh bien, tu devais être très en forme, plaisanta son père. Tu t'accroches, c'est bien.
- J'essaie. Et la tienne ?
- Comme d'habitude, rien de très palpitant. Qu'est-ce que tu veux manger ce soir ?
Lysandre répondit un plat basique un hasard. Il n'était pas très inspiré et ses pensées voguaient ailleurs.
Il se déplaça jusqu'au cadre accroché à l'aide d'aimants sur le côté de son réfrigérateur. Dessus, lui et Eloïse étaient côte à côte et arboraient de grands sourires. Ils devaient avoir six ans et se trouvaient dans un parc d'attractions. Autour d'eux se tenaient le frère jumeau, la sœur aînée et les parents d'Eloïse. Pour Lysandre, il n'y avait que son père. La photo avait été prise par un passant sympathique.
C'était à cette période qu'il avait vraiment commencé à se poser des questions sur sa mère biologique et que son père avait cherché à clore le sujet pour de bon.
À cause de tout ça, il ne savait jamais trop sur quel pied danser lorsqu'il en parlait, mais aujourd'hui, il voulait faire bouger les choses.
- Ça va ? demanda son père. Ça fait plusieurs jours que tu as l'air pensif.
- C'est une histoire compliquée, soupira Lysandre.
- Tu veux en parler ?
- J'aimerais bien, mais...
Son père vint poser une main sur son épaule.
- Mais ?
- Est-ce que tu accepterais de me parler de ma mère ?
Comme il s'y attendait, la question amena un froid. Son père poussa un soupir de lassitude.
- Il n'y a pas grand chose à dire sur le sujet. Elle est partie peu après ta naissance et n'a plus jamais donné de nouvelles.
- Oui, tu m'as déjà raconté tout ça, mais elle était comment ? Son apparence, sa personnalité ? Et tu sais pourquoi elle est partie ?
- Lysandre, si je ne t'en ai jamais parlé, c'est pour une bonne raison. Tu ne sais rien de cette femme et c'est sans doute mieux comme ça.
"Cette femme" ? C'était ainsi qu'il la qualifiait ? Mais qu'est-ce qu'elle lui avait fait, bon sang ?
Lysandre sentit une colère irrationnelle l'envahir. Il dut batailler avec lui-même pour ne pas laisser s'échapper des mots qu'il regretterait plus tard. Le sang battait à ses tempes et son corps était empli de fourmis. Même l'atmosphère s'alourdit. Heureusement, son père ne parut pas s'en rendre compte, envahi par l'inquiétude.
- Lysandre ? Quelque chose ne va pas ?
- Non, répondit l'adolescent dans un souffle, c'est...
Il ne parvint pas à finir sa phrase et fut contraint de fermer les yeux. Ses bras tremblaient. Il avait du mal à respirer.
La seconde suivante, son père tira une chaise pliante qui gisait contre un placard et l'installa dessus. Il devait le croire en plein crise d'angoisse.
- Ça va aller, d'accord ?
Lysandre hocha la tête, même s'il avait l'impression qu'au contraire, tout empirait. Le monde tanguait sous ses pieds. Il étouffait.
Sans qu'il ne puisse la contrôle, la magie rouge s'échappa de son corps dans des volutes de fumée glaciales. Il ouvrit les yeux pour découvrir que son père avait esquissé un mouvement de recul, les yeux écarquillés par la terreur.
- Tu... Tu es...
Les mots ne sortirent pas, mais ils étaient assez explicites.
- Oui, confirma Lysandre. Ça fait... Depuis...
Il déglutit, toujours incapable d'aligner une phrase, et se força à regagner son calme. Sa colère n'avait pas de sens. Il devait la faire taire.
- Tout va bien, se dit-il à lui-même.
Il inspira par le nez, puis expira par la bouche. Lentement. Au bout de ce qu'il lui parut une éternité, la magie en lui se calma, son corps cessa de trembler et son esprit redevint clair.
Lorsqu'il était allé la voir, Miranda avait évoqué une histoire de crises. Il était presque sûr d'en avoir vécu une.
Son père s'accroupit devant lui et lui prit les mains quand il fut sûr que le danger était écarté.
- Tu te sens mieux ?
- Oui, acquiesça Lysandre. Je suis désolé. Vraiment désolé.
- Tu n'y es pour rien. Je crois que ta mère est la seule à blâmer dans l'histoire. J'aurais sans doute dû me douter qu'on en arriverait là.
Lysandre fronça les sourcils. S'en douter ?
- Attends, tu savais qu'elle était une magicienne ?
- Oui. En revanche, je ne pensais pas que tu en deviendrais un toi aussi. Elle m'avait dit de bien faire attention à toi, mais je ne pensais pas que...
Que ce serait parce que son fils était en réalité un mage rouge. Même si son père ne devait pas connaître cette spécificité des magiciens. Lysandre tâcherait de tout lui expliquer plus tard, quand ils auraient tous deux un peu mieux digéré la situation.
- Je l'ai appris peu avant son départ, poursuivit son père. Au départ, je n'y ai pas cru, mais elle m'a montré des preuves qui m'ont obligé à revoir mon jugement et m'a fait promettre de garder ça pour moi. Quelques jours plus tard, elle avait disparu.
La dernière phrase était emplie de douleur. Lysandre sentit son cœur se serrer.
- C'est pour cette raison que tu as eu autant de mal à accepter Eloïse ? demanda-t-il. Parce qu'elle était elle aussi une magicienne.
- Oui. Je suis désolé, Eloïse est une gentille fille, mais après que l'existence de la magie ait été révélée, je ne pouvais pas croire que la personne avec qui tu étais le plus proche était elle aussi une magicienne. Pas après tout ce qui s'était passé à ta naissance.
Lysandre le savait, il y avait probablement d'autres magiciens dans son entourage élargi – que son professeur d'histoire en soit un le prouvait – mais Eloïse était l'une des seules à l'afficher publiquement, même si ça n'avait pas été par choix. Il comprenait qu'aux yeux de son père, la coïncidence puisse être désagréable.
- Elle était comment ? demanda-t-il. Ma mère ?
- Très grande et très blonde. Je n'ai pas de photos d'elle et ça fait quatorze ans que je ne l'ai pas vue, alors la description ne sera pas très précise, désolé. C'était quelqu'un de calme et méthodique, mais attentionnée. Je sentais qu'elle gardait beaucoup de choses pour elle, au delà du fait qu'elle était une magicienne, mais je n'en ai jamais su plus.
Lysandre se retint de poser un grand nombre de questions futiles pour ne pas obliger son père à se replonger dans ses mauvais souvenirs. En revanche, il y en avait une qu'il ne pouvait garder pour lui. Une qui le hantait depuis des années.
- Comment elle s'appelait ?
- Elle était ici sous un faux nom, l'informa son père. Nathalie Arapega. Mais quand j'ai appris pour sa véritable nature, elle m'a aussi donné son vrai nom.
Pour que son père s'en souvienne après tant d'années, il devait l'avoir marqué. Lysandre n'en était que plus intrigué encore.
- Elle s'appelait Naheri Anaxagoras.
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