Chapitre 34: 12 ans

01/08/2011.

Le fonctionnement du AMI était relativement simple. D'un côté les agents techniques, de l'autre les agents de terrain. Parmi ceux qui combattaient, ils étaient séparés entre ceux qui travaillaient seuls et les équipes, selon des critères de sélection qui prenaient en compte l'âge, l'expérience, la capacité à travailler en groupe et l'indépendance.

La seule chose que les agents de terrain individuels et d'équipes avaient en commun, c'était les examens de grade. Atteindre le plus haut signifiait, théoriquement, la fin de leur période d'apprentissage, même si l'examen de grade un ne prenait pas en compte toutes les spécialisations. Parmi les trois existantes – magie, combat rapproché et maniement d'arme – Eloïse avait sans surprise choisi la première.

Synetelle, Alicia et Framboise, qui avaient déjà passé l'examen les années précédentes, l'aidaient dans ses révisions.

- Bon, je sais que tu t'en sors bien en magie, donc on va plutôt s'occuper de tout ce qui est culture générale, annonça Synetelle. Ton point faible.

Même si Eloïse avait accumulé beaucoup de savoir au sujet de Thélis les trois dernières années, elle n'en restait pas moins étrangère à une bonne partie de leur histoire et de leur culture, elle qui vivait toujours sur Terre. Elle n'avait jamais mis les pieds dans la plupart des cités du continent d'Eole.

- On risque fortement de te demander les dates de naissance et de mort des magiciens légendaires, annonça Synetelle.

- Ils sont morts pendant la grande guerre, non ? répondit Eloïse.

- Une grande partie d'entre eux, oui, mais pas tous.

Synetelle lui expliqua que les origines des magiciens légendaires remontaient à cette époque, puisque la dénomination avait été créée pour huit magiciens qui avaient fortement contribué à repousser la guerre du continent. Sept d'entre eux étaient effectivement morts dans les combats, mais une seule, Anthropa Holloway, la sorcière à l'origine de beaucoup de théories et de projets avec pour sujet la magie, avait survécu, même si la date de son décès était inconnue. Au fil de l'histoire, d'autres magiciens qui s'étaient démarqués de leurs exploits avaient été ajoutés à la liste officielle, les derniers en date en 1832.

- Il y a beaucoup de questions sur ceux de la grande guerre, fit remarquer Framboise. Ils sont des figures importantes de notre monde.

- Oui, approuva Synetelle. Sur les huit, six provenaient d'Astras, les deux autres d'une cité aujourd'hui disparue qui s'appelait Heberen. Astras aime s'en vanter dès qu'ils ont l'occasion, d'ailleurs.

Ce qu'Eloïse avait appris en lisant un livre qui parlait de la société à cette époque, prêté par Alicia quelques mois plus tôt, c'était que ces huit magiciens possédaient des armes supposées augmenter la puissance de leur magie, même si la façon dont elles fonctionnaient n'avait pas encore été décryptée. Comme beaucoup d'inventions d'Anthropa Holloway.

L'une des armes, le sceptre de la magicienne Valiammée Astrada, était planté dans le sol au beau milieu de la cité de Caméone. Personne n'avait réussi à l'en décrocher – la chose était même proscrite, puisqu'il s'agissait pour eux d'un symbole de prospérité.

Il y avait aussi plusieurs mentions d'une dynastie d'élus, ce qu'Eloïse n'avait pas bien compris, puisqu'elle était supposément toujours en place mais que personne n'en voulait.

- Ah, oui, ça, soupira Synetelle. En fait, avant la grande guerre, les élus étaient considérés comme les magiciens légitimes aux trônes. Ils étaient élevés dans des temples et éduqués pour diriger jusqu'à ce qu'on leur donne une cité. Après les conflits, ce sont les Phébéiens qui les ont remplacés, jusqu'à ce qu'ils se fassent chasser à leur tour.

- Pourquoi les élus ? s'enquit Eloïse.

- C'est trop lointain et obscur pour qu'on en sache les origines exactes, mais ce serait à cause de leur mémoire sans faille et de leur facilités en magie. Ils ont été estimés les meilleurs dirigeants pendant longtemps. La plupart des documents à ce sujet ont été détruits dans les combats, cependant.

Désormais, tout était informatisé, mais 2000 ans plus tôt, non seulement la technologie était extrêmement limitée, mais en plus la chronologie n'était pas la même, puisque l'an 0 avait été instauré à la fin de la grande guerre.

- La loi qui leur donne le droit de réclamer les trônes est toujours en place, ajouta Alicia, mais difficile pour un élu sans soutien d'obtenir autre chose que son assassinat.

- Pourquoi elle n'a pas été abolie ? demanda Eloïse.

- Ça demanderait l'accord de toutes les cités du continent, puisque ça fait partie des lois généralisées. Toutes ne veulent pas le retrait.

- Oh.

- Tu n'auras pas de questions là-dessus, affirma Synetelle. Revenons à l'essentiel.

La magicienne lui fit un résumé de ce qu'on lui avait demandé à son examen. Alicia et Framboise vinrent compléter. En soit, tout se rejoignait : événements majeurs de l'histoire, personnalités importantes, systèmes politiques, questions plus théoriques sur la magie... Eloïse se sentait à peu près au point. Pour cette raison, Synetelle décréta qu'elles pouvaient passer à la suite de ses révisions.

- Alors, ne me demande pas pourquoi, mais tu as besoin de connaissances basiques en alchimie pour valider le grade un, l'informa Synetelle. Tu vas donc me faire une potion.

Eloïse arrivait à la partie qui fâchait. Elle avait déjà essayé une ou deux fois dans sa vie d'en confectionner, et le résultat n'avait pas été couronné de beaucoup de succès. Cette fois-ci, elle comptait bien se surpasser.

C'était sans compter sur Synetelle, qui avait pour ambition de lui compliquer la vie.

- Tu vas me réaliser un sérum de vérité.

- Euh, attends, s'inquiéta Eloïse, c'est pas sensé être une potion très difficile ?

- Si. Ça te fera un bon entraînement.

Bon... Elle tâcherait de ne pas mettre le feu à quoi que ce soit, ce serait un début.

Les filles descendirent jusqu'au sous-sol du Centre, dans le local où étaient entreposés tout le matériel d'alchimie qu'elles possédaient. Synetelle avait déjà ouvert le livre de recettes à la bonne page sur la table métallique.

Eloïse se lança. Elle prépara sa verrerie – un ballon, plusieurs béchers et coupelles en verre – ainsi que le chauffe-ballon, l'agitateur magnétique et la balance de précision. Pour les ingrédients, ils étaient tous disposés sur une étagère, qu'elle parcourut en long et en large pour tout dénicher.

Sans surprise, ses débuts furent quelque peu chaotiques. Elle dut recommencer la potion deux fois après avoir ajouté une goutte de trop d'huile essentielle de vanille, ce qui selon Synetelle, allait rendre le tout inutilisable.

- Le principe des quantités, c'est de les suivre, ajouta-t-elle.

Ce qui était parfois plus facile à dire qu'à faire. Eloïse ne se laissa pas décourager. Sa troisième tentative fut largement meilleure. En revanche, elle manqua de s'étouffer en voyant le temps de cuisson de la potion.

- Quatre heures ?

- Oui, répliqua Synetelle. Tu m'excuseras, mais pendant ce temps là, Alicia, Framboise et moi on ira faire autre chose.

- Et vous allez m'abandonner ici à mélanger ?

- On est toutes passées par là.

Eloïse n'en mettrait pas sa main à couper. La plupart des potions prenaient beaucoup moins de temps à être réalisées.

Saisie par l'agacement – pourquoi s'embêter à faire une préparation aussi compliquée ? – Eloïse installa son ballon sur le chauffage et alluma l'agitateur magnétique.

Ce furent sans doute les quatre heures les plus longues de sa vie. L'odeur de la potion, mélange de vanille, poivre et oeuf en décomposition, ne l'incommoda que les cinq premières minutes. Après ça, son nez saturé ne sentit plus rien. Elle réussit à ne rien faire brûler, récita les sortilèges nécessaires et attendit sagement que sa préparation ait refroidi avant de la verser dans un verre qu'elle était allée chercher à la cuisine. Synetelle, Alicia et Framboise, qui la virent faire le déplacement, retournèrent avec elle au sous-sol.

- Voilà, dit Eloïse en leur montrant son oeuvre.

Le liquide était d'un bleu clair translucide, aux légers reflets orangés lorsqu'il était levé à la lumière. Synetelle hocha la tête avec satisfaction.

- Ça m'a l'air pas mal. Il ne reste plus qu'à tester.

- Tester ? répéta Eloïse.

- C'est ce que j'ai dit.

- Tu veux que je boive ce truc ?

- Oui. Une petite gorgée suffira.

Framboise et Alicia retinrent des grimaces. Eloïse, elle, baissa les yeux vers la potion. Avec un peu de chance, elle ne s'empoisonnerait pas. Elle porta le liquide à ses lèvres et manqua de le recracher aussi sec. C'était extrêmement amer, presque piquant, avec comme un goût diffus de détergeant et de menthe.

Framboise l'applaudit quand elle reposa son verre et toussa dans son coude.

- C'est immonde, commenta Eloïse.

- On s'en fiche tant que ça fonctionne, répondit Synetelle. Dis-moi, quel est ton plus grand secret ?

Un blanc suivit sa question.

- C'est un peu indiscret, ça, fit remarquer Eloïse.

- Ça va, c'est une petite plaisanterie. De toute manière, ta potion n'a absolument pas l'air de fonctionner.

Autrement, le fameux secret aurait déjà dû franchir la barrière de ses lèvres dans un torrent incontrôlable.

Framboise, curieuse, but elle aussi une gorgée de la préparation. Elle fut immédiatement prise d'une quinte de toux. Alicia lui tapota le dos.

- Qu'est-ce que tu fais ? l'interrogea Synetelle.

- Eloïse est humaine, on ne sait jamais que ça ne fonctionne pas sur elle. Tu sais, les histoires de génétique différentes.

- Bien vu. Dans ce cas, quel est ton plus grand secret, à toi aussi ? Qu'on rigole.

Comme il s'était précédemment produit avec Eloïse, Framboise resta parfaitement silencieuse. Elle se gratta l'arrière du crâne, gênée.

- Bon... Ça ne fonctionne pas. Mais la tentative était louable.

- On ne réussit pas toujours du premier coup, approuva Alicia. Surtout une potion alchimique aussi compliquée que celle-ci.

Eloïse poussa un soupir et jeta le reste de la potion dans l'évier au fond de la pièce. Avec l'aide de ses camarades, elle s'affaira à ranger les ingrédients à leur place et à nettoyer consciencieusement la verrerie.

Seulement, au bout qu'un quart d'heure, Eloïse se sentit bizarre, la bouche pâteuse. Elle se frotta les joues comme si sa mâchoire était contractée.

- Tout va bien ? s'assura Alicia.

Eloïse voulut répondre que oui, ce n'était sans doute rien, mais des paroles complètement différentes s'échappèrent de son corps.

- J'ai révélé l'existence de la magie à mon ami Lysandre quand le monde n'était pas encore au courant.

Elle porta une main à sa bouche, médusée. Bon sang, la potion fonctionnait, mais avec retardement.

Les yeux de Synetelle flamboyèrent. Elle claqua sa main sur la table.

- Je le savais !

- Attends, tu as fait tout ça juste pour le vérifier ? s'insurgea Eloïse.

- J'avais des doutes depuis longtemps et c'était l'occasion parfaite.

- Ça n'excuse rien ! Tu pouvais simplement me poser la question !

- Parce que tu m'aurais dit la vérité, peut-être ? Je ne suis pas stupide.

Eloïse se pinça les lèvres. Hors de question qu'elle laisse passer ça.

- Je l'ai dit à une seule personne, se justifia-t-elle, et de toute façon maintenant tout le monde est au courant.

- C'était déjà une personne de trop, répliqua Synetelle.

- J'avais confiance en Lysandre.

- Et alors ? Tu n'aurais pas dû lui dire, un point c'est tout. D'accord, maintenant les humains savent, mais ce n'était pas prévu et ça n'excuse pas ce que tu as fait.

Eloïse leva les yeux au ciel. Tout ça s'était produit presque deux ans plus tôt et l'existence de la magie avait été révélée il y avait dix mois de ça. Le ramener sur le tapis maintenant n'avait aucun sens.

Framboise fronça le nez et se racla la gorge, ce qui coupa court à leur altercation. Les filles se tournèrent dans sa direction.

- Eloïse, Synetelle t'a hypnotisée pour que tu la suives le jour où elle t'a révélé que tu étais une magicienne.

Elle avait prononcé ces mots dans un filet de voix, suffisamment distinct pour que toutes les syllabes soient compréhensibles.

Synetelle marmonna des injures dans sa barbe, Framboise s'excusa platement auprès d'elle et Alicia guetta la réaction d'Eloïse, qui ne tarda pas.

- Tu as fait quoi ? s'écria-t-elle.

- Tu n'étais pas supposée l'apprendre, se justifia Synetelle, mal à l'aise.

- J'ose supposer, puisque tu n'as pas daigné m'en parler jusqu'à maintenant ! C'est de la manipulation !

- Le AMI m'a demandé de le faire ! C'était certainement pas mon idée.

- En attendant, tu as quand même suivi les ordres !

Eloïse avait envie de rire. Et après, Synetelle venait lui reprocher d'avoir révélé l'existence de la magie à Lysandre ? Elle n'était pas moins irréprochable qu'elle.

- C'est pas le genre de chose que tu peux contester, maugréa Synetelle. De toute manière, tes pouvoirs allaient finir par apparaître, il fallait que quelqu'un s'occupe de toi.

- Il y avait d'autres manières de s'y prendre, contra Eloïse.

- Parce que tu m'aurais écoutée, peut-être ? Arrête de faire comme si tout était simple. De toute manière, ce qui est fait est fait et c'est sans doute mieux comme ça.

Eloïse secoua la tête. Que se serait-il passé, si le AMI ne l'avait pas trouvée ? Si elle n'avait pas voulu suivre Synetelle ? Ses pouvoirs auraient-ils été hors de contrôle ?

Aurait-elle été celle à révéler la magie aux humains ?

Elle se détestait d'avoir autant de doutes.

- Tu ne dis rien parce que tu sais que j'ai raison, asséna Synetelle.

- Je sais surtout que tu aurais dû m'en parler plus tôt.

- Je suis désolée. On a estimé que c'était mieux que tu ne saches rien justement à cause de ta réaction actuelle.

N'importe qui aurait été outré d'apprendre qu'il avait été manipulé des années plutôt, surtout pour un événement aussi marquant. Cela avait littéralement changé la vie d'Eloïse. Elle ne pouvait pas simplement pardonner Synetelle, même si elle avait agi sous les ordres du AMI et qu'ils étaient intransigeants.

- Ça ira pour aujourd'hui, déclara-t-elle. Je vais finir mes révisions seule.

Eloïse récupéra le manuel d'alchimie et quitta le sous-sol au pas de course pour s'enfermer dans sa chambre. Son esprit, en pleine ébullition, ne parvenait pas à la laisser tranquille. Une pensée la hantait tout particulièrement.

Combien de ses choix avaient en réalité été influencés par des magiciens ?

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