Chapitre 30: Janvier (8)

Maintenant qu'il savait où chercher pour trouver des informations sur la pierre Ancestrale ayant auparavant appartenu à son frère, Evan avait fait quelques emprunts à la bibliothèque centrale d'Astras. Il profitait de sa pause du midi pour analyser les ouvrages avec Geoffrey et Philéas, qui avait réservé une salle d'entraînement pour leur permettre d'être au calme – l'une de celles aux murs couverts de miroirs.

Ils avaient installés les cinq livres au centre, grands ouverts pour qu'ils puissent passer rapidement de l'un à l'autre.

En l'occurrence, leur but actuel n'était pas de déterminer à quoi servaient ces pierres. Ils avaient déjà résolu cette partie lors de leur dernière séance, quand ils avaient appris que les dix reliques contenaient des magies liées aux éléments primaires répertoriées selon la classification établie par Anthropa Holloway, leur créatrice – eau, air, feu, terre, électricité, glace, sable, lave, ombre et lumière. Plusieurs diagrammes, qui expliquaient comment tous les éléments s'assemblaient entre eux selon ce système, avaient été joint dans les livres. Ce qu'ils cherchaient ici à comprendre, c'était la façon dont les pierres fonctionnaient.

Leur base était similaire aux Pierres Élémentaires, sauf que, étant donné que les magies élémentaires n'étaient pas innées chez les magiciens, aucune n'avait la possibilité de tuer celui qui la touchait. Mais rien n'indiquait non plus que tout le monde pouvait s'en servir. Ils le supposaient, puisque certains Phoenix n'avaient aucun lien avec l'élément qu'ils maîtrisaient.

Le manque de documentation au sujet des pierres rendait la tâche compliquée.

- Les diagrammes n'ont pas de sens, affirma Geoffrey.

- Ils sont plutôt clairs, répliqua Evan.

Quatre cercles s'entrecroisaient à l'encre grisée sur la page du livre le plus épais – également le plus détaillé. Sur les bords extérieurs se trouvaient les quatre premiers éléments : eau, air, feu et terre, qui étaient la base du système, d'où le reste découlait. À la jonction entre les cercles se trouvaient les quatre suivants. Eau et air donnaient glace. Air et terre donnaient électricité. Terre et feu donnaient sable. Feu et eau donnaient lave. Pour les deux derniers, la façon dont ils étaient représentés était plus hasardeuse, puisque les cercles et tout ce qui se trouvait à l'intérieur correspondaient à la lumière, et le reste à l'ombre. Cela suivait la logique mathématique de l'ensemble et de son contraire. A et non A.

- Oui, ce n'est pas ce que je veux dire, se corrigea Geoffrey. Tout est très clair dans la représentation, mais quelle est la logique de ce système ? Ça ne part de rien.

- C'est sa créatrice qui a décrété que ça fonctionnait comme ça, répliqua Philéas. Il n'y a aucun autre fondement.

Le manque de rigueur ennuyait Geoffrey, qui passait plus de temps à enquêter sur le pourquoi du comment Anthropa Holloway avait tout assemblé ainsi qu'à déchiffrer le fonctionnement des pierres.

- Pourquoi ces éléments en particulier ? insista-t-il. La lave et le sable, c'est... Un choix.

- Je trouve ça logique, personnellement, répliqua Evan.

- Tu as bien de la chance.

Philéas, la sphère grise entre les mains, la fit tourner sous la lumière des néons de la salle d'entraînement. Légèrement translucide. Parfaitement taillée. Gorgée d'énergie qui créait des picotements sur sa peau. Comment était-on supposé s'en servir ?

Ses doigts s'arrêtèrent sur une aspérité. Il y avait comme une fine zone plus aplatie qui venait briser l'harmonie de la sphère. Étrange. Anthropa Holloway et son apparente attention aux détails ne l'auraient pas laissé passer.

- Philéas, tout va bien ? l'appela Evan.

- Oui. Je crois que la pierre est abîmée.

- Ah bon ?

Le magicien se rapprocha pour lui montrer – ou plutôt lui faire sentir, puisque c'était plus difficile à voir à l'oeil nu – la partie aplatie.

- Si mon frère l'emmenait partout avec lui, il est possible qu'il l'ait abîmée sans faire exprès, déclara Evan. Ça n'a pas l'air d'être grand chose.

- C'est vrai, soupira Philéas. Mais...

- Mais ?

Philéas se retint d'ajouter quoi que ce soit. Il secoua la tête, dépité.

- Rien. Je dois faire des raccourcis là où il n'y en a pas.

- Qu'est-ce que tu veux dire par là ? C'est peut-être une bonne piste.

- Non, Evan, c'est...

- Stop, les coupa Geoffrey.

Il leur désigna le miroir à leur droite, celui qui faisait face à la porte de la salle. Evan et Philéas ne comprirent pas tout de suite pourquoi Geoffrey réagissait ainsi, avant de voir la surface réfléchissante se mouvoir comme une onde sur de l'eau. Ce fut d'abord discret, des lignes déformées et des formes étirées, puis l'impression s'accentua, jusqu'à ce que des doigts, suivis par une main, ne se fraient en chemin en dehors du miroir.

Les magiciens se relevèrent d'un bond, alertes.

- Qu'est-ce que... commença Philéas.

Il y eut un bras, une épaule, puis un visage, constellé de tâches de rousseurs qui contrastaient avec la chevelure noire qui couvrait son crâne.

Mackenlie Allister. Ils se détendirent.

- Je dérange ? demanda-t-elle.

- Tu aurais pu passer par la porte, répliqua Geoffrey. Je ne savais même pas que tu pouvais faire ça !

- Essence magique des miroirs, se justifia-t-elle.

Elle ne s'en était jamais servie devant quiconque par le passé. Jusqu'à ce qu'Eloïse lui informe qu'elle la possédait, Geoffrey, qui était pourtant son capitaine d'équipe, n'avait rien su à ce propos. Le changement était soudain.

Mais depuis que les laboratoires la leur avaient rendue avec une partie de la mémoire effacée, Mackenlie n'avait plus été la même.

- Tu ne déranges pas, l'informa Philéas. Mais s'il te plaît, la prochaine fois, essayes de nous prévenir avant.

- Désolée.

- Tu as besoin de quelque chose ? lui demanda Evan.

- De réponses.

- Euh, c'est à dire ?

Mackenlie, les lèvres pincées, se balança d'un pied sur l'autre.

- Je vous ai espionné plusieurs fois, avoua-t-elle. Avec les miroirs.

- Tu... commença Geoffrey. Pardon ?

- J'ai besoin de réponses sur ce qu'il m'est arrivé et je sais que vous les détenez. C'est vous qui m'avez retrouvée. Ma mémoire du mois de novembre a été effacée, mais je me rappelle très bien qu'Eloïse était un jour venu me dire que des gens pourraient s'en prendre à moi. Vous collaborez avec elle, n'est-ce pas ?

Les garçons étaient sidérés. Pourtant, Mackenlie n'en avait pas terminé.

- Qui sont les laboratoires ?

- Mackenlie, je ne suis pas sûr que tu veuilles le savoir, lui répondit Evan.

- Je pense le contraire. Ils revenaient souvent dans vos conversations. Ce sont eux qui ont tué Johana et Sunshine, n'est-ce pas ? Ce sont eux qui m'ont kidnappée et débarrassée de mes souvenirs ?

Elle prononçait le nom de ses anciennes amies avec douleur. Ne pas se rappeler ce qui leur était arrivé alors qu'elle avait été présente sur les lieux lui faisait plus mal qu'autre chose.

- De quoi tu es au courant ? lui demanda Philéas.

Mackenlie lui fit un résumé bancal, puisqu'elle ne maîtrisait pas le sujet. Les pierres Ancestrales, les noms des laboratoires du Phoenix et de l'Ombre, les potentielles origines de l'explosion du quartier Doré, leur alliance avec le Seigneur des Ombres, le mystères qui entouraient Eloïse...

Quand elle affirmait les avoir espionnés, elle ne plaisantait pas. Elle en savait bien trop pour qu'Evan, Geoffrey ou Philéas lui fassent croire qu'elle s'imaginait des choses. Ça ne les rendaient pas moins réticents à lui avouer toute la vérité.

- J'ai des sortes de flashs argentés devant ma vision qui ne me quittent pas, ajouta Mackenlie. Des fois, ils sont si puissants que j'ai l'impression de voir des éclairs tomber devant mon nez. Quand c'est comme ça, des fragments de mémoire diffus me reviennent.

Elle en décrivit certains. La forêt en périphérie de la Cité tandis qu'elle était allongée au sol. Une chambre inconnue aux rideaux orange. Deux yeux dont l'iris rouge prenait la couleur argentée qui la hantait.

- Aidez-moi à comprendre, leur implora-t-elle. Je veux juste vous être utile.

- Comprends que tout est compliqué, lui répondit Evan. On aimerait bien, mais il y a beaucoup de choses en jeu.

- Je suis déjà liée à tout ça. Ils s'en sont pris à moi à cause de mon essence magique des miroirs, c'est ça ?

- C'est ce qu'on a cru, admit Geoffrey. Mais dans ce cas...

- Ils ne m'auraient pas échangée contre la pierre Alpha, compléta Mackenlie. Je suis au courant pour ça aussi.

Depuis combien de temps collectait-elle des informations ?

- Tu es sûre que tu veux savoir ? s'assura Philéas.

Mackenlie hocha la tête avec détermination. Les magiciens, après une dernière concertation entre eux, se décidèrent à tout lui révéler – avec ce qu'elle savait, mieux valait la surveiller pour éviter que quoi que ce soit ne lui échappe. En revanche, ils comptaient bien effectuer un pacte avant, par sécurité. Tous les nouveaux membres de l'Ombre devaient s'y coller.

Evan créa une flamme, d'un violet profond, entre ses paumes, tandis que Philéas résumait à Mackenlie ce qui allait se produire et la formule qu'elle devrait réciter. Une fois les explications terminées, la jeune fille tendit sa main en direction de la flamme.

- Meo daste fe iphil idraanostao.

Le feu s'étendit pour venir s'enrouler autour de son poignet. La sensation de froid lui piqua la peau comme si l'on avait posé des glaçons dessus. Quand la magie reflua, Mackenlie observa le motif, un ton plus foncé que sa carnation, qui était apparue dans l'intérieur de son poignet. Une spirale traversée par deux flèches.

- Bienvenue dans l'Ombre, lui dit Geoffrey de son habituel ton ennuyé.

Alors seulement ils lui expliquèrent tout.

Lysandre, assis sur le bord de son lit, fixait ses mains comme si elles étaient celles d'un inconnu.

Il était un magicien. Il était vraiment un magicien. Et à en croire les paroles de son professeur d'histoire – non, de ce Michaël – il était potentiellement instable. Depuis qu'il avait appris la nouvelle, la veille, il y avait eu comme un déclic en lui. Il sentait des choses nouvelles, des sortes de fluctuations qui parcouraient son corps et qu'il avait jusque là consciencieusement repoussées au fin fond de son esprit. En revanche, il ne savait ni comment elles fonctionnaient, ni comment les contrôler.

Il était un magicien. Un mage rouge.

Mais après tout, est-ce que c'était si terrible ? Il avait passé des années à fantasmer sur l'apparition soudaine de pouvoirs. Depuis qu'Eloïse lui avait révélé qui elle était réellement, il avait voulu être comme elle et rejoindre son univers. Il avait voulu combler le vide qu'il avait peu à peu senti se creuser entre eux. Vide qui n'avait en réalité jamais existé.

Peut-être était-ce pour cette raison qu'ils étaient restés amis envers et contre tout. Parce qu'ils partageaient un lien dont ils ignoraient l'existence.

Tout cela provenait de sa mère. Cette personne à qui il devait la vie et dont il ne connaissait rien, pas même le nom. Lorsqu'il tentait d'en parler à son père, il se heurtait à un mur. Du peu qu'il savait, ses parents avaient eu un passé tumultueux et sa mère était partie sans jamais donner la moindre nouvelle. Ce qui devait être simple, si elle habitait dans un autre monde. Lysandre s'était posé de nombreuses questions durant son enfance, maintenant plus que jamais, mais comment espérer obtenir des réponses quand même un simple prénom lui était inaccessible ?

Est-ce que sa mère était encore vivante ?

Est-ce qu'il voulait réellement le savoir ? Ce qu'il avait retiré des explications de Michaël, c'était que transformer un enfant en mage rouge, la plupart du temps, était plus une malédiction qu'un cadeau. Lysandre, s'il ne faisait pas attention ou perdait le contrôle de lui-même, pourrait aller jusqu'à blesser ou tuer son entourage par accident. Cette pensée le terrifiait.

Il ferma les yeux et se concentra sur ses mains et les fluctuations qui y passaient. C'était ainsi que les magiciens étaient supposés s'y prendre, non ? Il tenta des exercices de respirations improvisés, de visualiser une flamme vive entre ses doigts ou encore de prononcer des formules qu'il avait déjà entendues dans la bouche d'Eloïse. Et, après plusieurs minutes à se réjouir d'être seul dans sa chambre pour ne pas passer pour un parfait idiot, il sentit un étrange picotement remonter le long de son bras, puis une sensation de froid sur ses mains. Il ouvrit les yeux.

Une fumée, d'un bleu clair semblable à un ciel dépourvu de nuages, s'en échappait en volutes luisantes. Lysandre sentit son cœur battre plus vite dans sa poitrine. Il ramena ses bras devant son visage, incrédule.

Il avait réussi. En fait, ce n'était pas si difficile que ça, même si l'énergie qui se dégageait de lui était totalement étrangère à sa compréhension.

Pourquoi Rory avait-il tant tardé à lui en parler ? Pourquoi avait-il gardé Eloïse elle-même dans l'ignorance ?

Un élan de colère le submergea sans qu'il ne puisse rien faire pour l'endiguer. Ses pensées devinrent confuses et emplies de haine, sa respiration s'accéléra et sa vision devint floue. La seule chose qui le ramena à la réalité et l'obligea à se calmer fut la sensation de lourdeur qui envahit sa chambre et l'entoura comme un cocon protecteur. Lysandre cligna frénétiquement des yeux, tremblant. Qu'est-ce qui venait de lui arriver ?

Il eut la réponse en baissant les yeux vers ses mains couvertes de magie.

La fumée bleue avait viré au rouge sang.

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