Chapitre 29: Janvier (7)

Si la mâchoire de Lysandre avait pu se décrocher jusqu'à toucher le sol, elle l'aurait faite. Plusieurs émotions traversèrent son visage – incrédulité, déni, colère – jusqu'à se figer dans un masque de confusion.

- Non, je ne suis pas un magicien. D'où tu sors ça ?

- Tu ne le sens pas, mais crois-moi que Michaël et moi, on l'a tout de suite remarqué.

- Attends... s'immisça Eloïse. Donc quand tu m'as dit qu'il y avait un magicien dans ma classe, tu parlais de Lysandre ?

Elle avait envie de mettre des claques à Rory. Comment il avait pu garder pour lui une chose pareille ?

- Oui, admit-il. J'ai repéré Michaël, ton professeur d'histoire, juste après.

- Tu plaisantes.

- J'aimerais bien.

Comme pour confirmer ses propos, le professeur d'histoire prononça des paroles en Madrigan et il sembla à Eloïse qu'une couche invisible autour de ses yeux s'envola pour dévoiler qui il était réellement. Un jeune homme, qui ne devait même pas avoir la vingtaine, aux cheveux aussi noirs que ses iris. À bien y regarder, il avait modifié peu de choses. Ses traits de visage, de ses yeux bridés à son nez droit en passant par sa fine mâchoire, étaient les mêmes. Il avait simplement pris la précaution de se vieillir à coup de magie pour prétendre avoir la trentaine.

Un puissant sortilège d'illusion. Eloïse ne comprenait pas comment Rory avait pu voir au travers quand la magie avait été camouflée avec autant d'application.

- Vous êtes...

- Michaël Zepleski, répondit son professeur.

Eloïse fronça les sourcils. Michaël Zepleski ? Le Madrigan qu'Andromède aurait dû épouser ? Le frère de Raven des Magiciens Seconds ?

Une minute. Si Michaël avait eu des connexions avec les Magiciens Seconds, il avait forcément côtoyé Rory. Ce qui signifiait que son ami n'avait pas percé au travers du sortilège. Il l'avait tout simplement reconnu.

La présence de Lysandre se rappela à eux quand l'adolescent s'assit sur le banc, blême.

- Vous êtes... Et moi... Je suis vraiment un magicien ? Je ne suis pas humain ?

- Tu l'es à moitié, lui avoua Michaël. Tu es ce qu'on appelle un mage rouge.

Eloïse sentit son sang descendre jusqu'à ses pieds.

Un mage rouge ? C'était sérieux ?

- Un quoi ? s'étonna Lysandre.

Michaël lui expliqua calmement les détails de la condition de mage rouge. Que si l'un de ses deux parents était humain, l'autre était nécessairement un magicien et lui avait jeté un sortilège lorsqu'il était encore un fœtus pour lui permettre de développer de ma magie. Il parlait exactement comme lorsqu'il jouait le rôle de professeur d'histoire, même si Eloïse avait l'impression de découvrir une toute autre personne. C'était un magicien depuis le début. Bon sang, Lysandre aussi. Comment avait-elle fait pour le manquer ?

Son ami encaissait difficilement la nouvelle.

- Tu vis avec tes deux parents ? lui demanda Michaël.

- Avec mon père. Je ne connais pas ma mère.

- Ça doit être elle, la magicienne, avança Rory. Tu as la moindre information sur qui elle est ?

- Non, aucune...

Lysandre se passa une main dans les cheveux. Michaël, après une hésitation, vint s'asseoir à côté de lui pour tenter de le rassurer.

- Pourquoi vous ne m'aviez pas mise au courant ?

L'attention se porta vers Eloïse, qui bouillait intérieurement.

- Je suis vraiment désolé, lui dit Michaël. Il y avait des circonstances, et...

- Vous étiez un magicien depuis le début ! s'exclama-t-elle. Rory a tout de suite su ! Ce n'est pas une excuse.

Elle ne laissa pas le temps à Michaël de poursuivre et se tourna vers Rory, qui n'était plus aussi confiant qu'avant.

- Sérieusement ? Tu as sérieusement décidé de garder tout ça pour toi alors que ça concernait un de mes amis ?

- Écoute, Eloïse...

- C'est un peu tard que pour je t'écoute.

- Ça aurait changé quoi que je t'en parle avant ? J'ai juste cherché à vérifier ma théorie avant de t'en parler.

Eloïse en avait entendu. Elle pouvait accepter beaucoup de choses, mais pas ça. Rory savait que Lysandre était son meilleur ami et qu'elle avait cherché à couper les ponts avec lui justement parce qu'il n'était pas un magicien et qu'elle avait peur pour lui. Hors de question qu'il s'en tire aussi facilement.

Eloïse récupéra son sac, qui traînait au pied du banc, et s'en alla d'un pas déterminé vers la grille de l'établissement.

- Où est-ce que tu vas ? lui demanda Rory.

Elle ne répondit pas. Il ne chercha pas à la retenir. Tant mieux. Entre ça et les filles de Julia, Eloïse commençait à saturer.

Or, quand elle était en colère, elle avait la fâcheuse tendance de faire des choses extrêmement stupides pour se venger et se défouler.

On lui demandait de faire quelque chose ? Très bien, elle ferait le contraire.

Elle savait précisément où aller pour rendre des comptes avec Rory.

Avant qu'elle n'ait le temps de changer d'avis et d'accepter que son idée était sans doute la pire possible, Eloïse s'était retrouvée dans les jardins qui entouraient le palais de la Cité.

Elle comptait bien avoir une conversation avec le premier ministre. Après tout le mal qu'il s'était donné quelques mois plus tôt pour mettre la main sur elle, il avait plutôt intérêt à faire de la place dans son emploi du temps et à la recevoir.

Eloïse poussa les portes du palais et fut redirigée vers l'accueil, où une secrétaire lui demanda de décliner son identité et de spécifier le motif de sa venue ici – en ajoutant que si c'était pour une recherche d'emploi, il lui faudrait remplir un formulaire avec ses qualifications ou cela ne serait pas pris en compte.

- Je voudrais parler au premier ministre, dit-elle sans préambule.

La secrétaire se retint de lui rire au nez.

- Le premier ministre ne reçoit personne qui n'a pris rendez-vous au préalable. De plus, il faut que votre motif ait une importance non-négligeable compte tenu de ses journées actuelles.

Elle faisait référence à l'explosion du quartier Doré et les remous que cela avait causé au gouvernement. Eloïse, en revanche, n'en avait rien à faire.

- Il me connaît, affirma-t-elle. Je m'appelle Eloïse Valenski.

- Il connaît beaucoup de gens, oui. Je peux au mieux mettre votre nom sur une liste d'attente.

- Ou envoyer quelqu'un pour lui communiquer ma présence. Je vous assure qu'il va rappliquer.

Eloïse préférait feindre l'assurance, parce qu'en réalité, elle n'en était pas certaine. Le premier ministre devait avoir beaucoup de choses plus importantes à faire que de la rencontrer.

La secrétaire, ennuyée, prit tout de même la peine de lui envoyer une notification avant d'inviter Eloïse à patienter, le temps qu'elle reçoive une réponse. Celle-ci ne tarda pas. La surprise se peignit sur le visage de la femme lorsqu'elle fut informée que le premier ministre allait la recevoir au plus vite.

Eloïse, aussi satisfaite que consciente de s'enfoncer dans ses choix douteux, attendit dix minutes à l'accueil, avant d'être redirigée dans une salle d'audience, normalement réservée aux enquêtes judiciaires.

Circulaire et large d'au moins dix mètres de diamètre, le sol était fait d'un marbre blanc au motif de chevrons bordés de doré. Les murs, tapissés de rouge sombre, étaient sertis au dessus des fenêtres de statues de mains qui s'en échappaient comme des excroissances et pointaient vers le plafond constellé de moulures. Celles-ci représentaient diverses scènes historiques ayant pris place à la Cité depuis ses origines millénaires. Sur le sol lustré, plusieurs rangées de bancs en bois massif permettaient à un public d'environ cinquante personnes de s'asseoir et laissaient la moitié de la salle libre de mouvements.

Les pas d'Eloïse furent accentués par le puissant écho qui régnait en ces lieux. Déjà qu'elle n'était pas grande, mais avec la hauteur de plafond imposante, elle se sentait plus minuscule encore. La secrétaire l'abandonna ici en lui promettant que le premier ministre allait bientôt arriver sans pour autant donner plus de précisions. La porte se referma dans un claquement qui résonna dans toute la salle. Eloïse, qui n'avait rien de mieux à faire pour meubler son attente, en profita pour détailler le plafond.

Elle ne connaissait que les bases évidentes de l'histoire de Thélis, aussi elle ne reconnaissait pas toutes les scènes qui se succédaient sous son regard. Elle savait que celle au centre de la salle représentait un épisode de la grande guerre d'il y a 2000 ans, même si la magicienne sculptée lui était inconnue. Puisque les magiciens légendaires de l'époque ne provenaient pas de la Cité, il devait s'agit d'une personnalité moins célèbre, qui brandissait une baguette au dessus de sa tête avec ferveur, entourée par un halo presque céleste. À sa droite, une colonne de flammes s'élevait jusqu'à un magicien dont la chevelure volait derrière ses épaules.

La porte s'ouvrit. Eloïse baissa les yeux. Le premier ministre, bien habillé et propre sur lui comme habituellement, s'avança vers elle d'un pas tranquille.

- Eloïse. Je dois avouer être particulièrement surpris de te trouver ici après nos derniers échanges. Que me vaut l'honneur de ta présence ?

Sa voix se propagea dans la salle entière, même s'il ne parlait pas excessivement fort.

- Il y a des choses sur lesquelles je dois vous interroger.

- Intéressant. Je t'en prie, exprime-toi. Je t'éclairerai si j'en ai la possibilité.

- Pourquoi vous vous obstinez à prendre des enfants à la charge du gouvernement ?

Il parut déçu que ce soit sa seule préoccupation. Eloïse tenta de comprendre pourquoi en analysant son attitude, mais ce n'était pas sa spécialité et le premier ministre était doué pour dissimuler ses véritables intentions.

- Quelle question, pour qu'ils aient un toit sur leurs têtes.

- Vous plaisantez ? Beaucoup ne voulaient pas et vous les avez traqués à travers le continent. Sans compter les assassinats dont vous êtes responsables. Ce n'est pas uniquement ça.

Le premier ministre esquissa un sourire d'amusement, qui fut plus de façade à en croire l'éclat sérieux qui brillait dans son regard couleur cuivre.

- Il y a des raisons à tout ça.

- Lesquelles ? insista Eloïse.

- Écoute, j'apprécie de voir que tu t'intéresses à ces histoires, mais j'aurais tendance à affirmer que cela ne te regarde pas.

- Vous m'avez proposé de devenir à la charge du gouvernement, je vous rappelle. Je suis concernée.

- Oui, et tu comprendras tout à un moment donné. Je t'assures que tu ne tiendras plus le même discours.

La façon qu'il avait d'éviter le sujet lui rappelait étrangement le Seigneur des Ombres. Pourtant, le premier ministre avait plusieurs fois tenté de lui expliquer des choses qu'elle avait à l'époque refusé d'entendre. Il lui avait dit qu'il y avait des choses qu'elle devait savoir, même s'il n'était pas le mieux placé pour les annoncer. Il lui avait affirmé qu'elle ne tenait pas ses pouvoirs de naissance.

Pourquoi avait-il subitement changé d'avis ?

- Tu es venue jusqu'ici juste pour me demander ça ? l'interrogea-t-il. Ce n'est pas que ta compagnie me dérange, mais j'ai des affaires à régler.

- J'étais venue pour récupérer une enfant retenue ici.

- Ça ne fonctionne pas comme ça.

- Vous l'avez prise à son frère !

- Qui devait donc être mineur. Cette fille est et restera une pupille du gouvernement jusqu'à sa majorité à moins qu'un adulte de son entourage ne vienne se porter garant. Elle n'est pas en prison et nous avons des responsables qui s'occupent bien d'elle. Je ne te demande pas de comprendre pourquoi je fais cela, simplement de rester en dehors.

Eloïse sentit la frustration la gagner. Si venir jusqu'ici avait été une mauvaise idée, la suite serait pire encore.

- J'ai un proposition. Vous laissez retourner la fille auprès de son frère et en échange je reste ici.

- Oui, bien sûr, ironisa le premier ministre. C'est hors de question.

- Comment ça ?

- Je sais très bien que tu profiterais de la première occasion venue pour fuir. De toute manière, je n'ai aucune intérêt à ce que tu restes ici.

Eloïse était sidérée. Qu'est-ce qu'il s'était passé depuis la dernière fois qu'il lui avait fait une proposition ? Il s'était donné bien du mal pour tenter de l'embobiner et maintenant il affirmait qu'elle ne l'intéressait plus ?

- Je ne comprends, laissa-t-elle échapper. Vous vouliez que je reste au gouvernement.

- Je le voulais, oui. L'usage du passé est justifié.

- Alors pourquoi ?

- Parce que tu es désormais sous la responsabilité de ce cher Seigneur des Ombres et donc dépendante d'Astras.

Eloïse se figea. Le ministre, qui gardait une certaine distance entre eux, esquissa trois pas, les yeux rivés vers le plafond dans une attitude nonchalante.

- Comment vous savez ça ? l'interrogea-t-elle.

- Crois-le ou non, il m'a tenu au courant.

- D'accord, soit, même si j'ai du mal à le concevoir. Simplement, je ne vois pas en quoi ça change quoi que ce soit.

- Je m'en doute. Mais ça change tout.

Une théorie farfelue émergea dans l'esprit d'Eloïse. Si le premier ministre ne cherchait plus à la récupérer maintenant que le Seigneur des Ombres allait obtenir sa garde, cela voulait dire que son objectif premier était de la retirer à celle du AMI. C'était... Déconcertant. Mais cela expliquerait pourquoi le Seigneur des Ombres avait tenu le ministre au courant de l'évolution de sa situation.

Eloïse en avait mal au crâne. Le premier ministre lui apparaissait comme un mystère plus épais encore qu'avant.

- Ton intention est louable, conclut-il, mais la fille que tu venais chercher va rester sous notre garde, où elle est bien plus en sécurité. Si c'est tout ce que tu avais à me demander, je te prie de m'excuser mais je dois retourner à des affaires plus importantes. J'ai fait un effort pour te recevoir qui ne se reproduira sans doute pas à moins que tu aies une vraie raison de venir jusqu'ici.

- Une minute. Vous vouliez m'extraire de la garde du AMI ?

- Je te laisse penser ce que tu veux à ce sujet. Bonne journée.

Le premier ministre, sourd à ses paroles, quitta la salle d'audience d'un pas assuré. La porte grinça quand il l'ouvrit, puis claqua derrière sa haute silhouette. Eloïse soupira bruyamment quand le silence retomba et l'entoura comme un épais rideau. Bon, elle aurait essayé.

Elle avait pris des risques inutilement, mais entre la révélation des pouvoirs de Lysandre et de la véritable identité de son professeur d'histoire, tout cela dissimulé à sa vue par Rory en qui elle était supposée avoir confiance, elle se sentait dépassée par les événements.

Avec son échec auprès du premier ministre et sa colère toujours bien présente, il ne lui restait plus qu'à rentrer au Centre et à se défouler dans la salle d'entraînement du sous-sol.

La secrétaire entra dans la salle pour la raccompagner jusqu'à l'entrée du palais. Eloïse, les mains dans les poches remonta les jardins, dont le chemin dallé était bordé de buis, d'hortensias et d'ifs. Quelle ne fut pas sa surprise quand, alors qu'elle allait regagner le quartier Bleu, elle repéra le Seigneur des Ombres collé au tronc d'un saule pleureur, qui paraissait l'attendre de pied ferme.

Eloïse, après s'être maudite trois ou quatre fois, le rejoignit, tout en s'assurant que les gardes royaux qui patrouillaient dans le coin ne faisaient pas attention à elle.

- Je peux savoir ce que tu fais ici ? demanda-t-il sèchement.

- Rien qui ne vous concerne.

- Ça, c'est ce que tu crois.

Il se décolla du tronc, posa une main sur l'épaule d'Eloïse et l'entraîna à l'extérieur des jardins. Elle se laissa faire. De toute façon, c'était sa destination originelle.

- Je ne peux pas passer mon temps à te surveiller pour être certain que tu ne vas pas te fourrer dans la pire situation possible toutes les cinq minutes, lui dit le mage noir.

- Oh, ça va. Je me suis pas non plus jetée dans un fleuve plein de piranhas.

- Non, mais pas loin. Si tu étais au palais, je suppose que tu venais parler au premier ministre. Je n'ai aucunement confiance en lui.

- C'est pour ça que vous lui avez dit que j'étais désormais à votre charge ?

Le Seigneur des Ombres ne répondit pas. Eloïse profita de son silence pour en rajouter une couche. Puisqu'elle l'avait sous la main, autant lui soutirer le maximum d'informations possible.

- Depuis le début il cherchait à me retirer du AMI, n'est-ce pas ?

- Oui, confirma le mage noir.

- Pourquoi ?

- Pour la même raison que je suis désormais ton responsable légal.

- C'est pas une réponse qui m'éclaire beaucoup.

- Je ne suis pas une lampe.

Vu la quantité de noir qu'il portait, aucune risque de se méprendre. En revanche, il ne manquait pas de créativité pour éviter de lui répondre.

- Pourquoi est-ce que tu voulais voir le premier ministre ? demanda-t-il.

- Des broutilles.

Elle lui fit un résumé, à contrecœur, de ses dernières mésaventures après avoir reçu un regard particulièrement insistant. Quand elle eut terminé, le visage du Seigneur des Ombres était envahi par l'agacement.

- Ce n'est certainement pas en faisant des idioties pareilles que cela va changer quoi que ce soit à la situation que tu m'as exposée.

- Je n'ai jamais affirmé le contraire.

- Tu es impossible, Eloïse. Le bon sens n'est pas supposé être une option.

Ils quittèrent les jardins du palais, qui marquaient la frontière entre les quartiers Royal et Bleu. Le Seigneur des Ombres, dès qu'il en eut de nouveau la possibilité, régla le téléporteur à sa cheville sans lâcher l'épaule d'Eloïse.

- Minute, l'arrêta-t-elle. Où est-ce que vous comptez m'emmener ?

- À la Porte des Mondes du quartier Bronze, afin que tu puisses retourner sur Terre.

- Je peux prendre une arche et finir à pieds.

- Non.

Eloïse grimaça. Elle n'eut pas le temps de se plaindre davantage que le mage noire activa son téléporteur. La seconde suivante, ils se trouvèrent sur la place centrale du quartier Bronze, où la Porte des Mondes, ici faite d'un bois clair lustré, trônait au milieu d'un cercle de six statues supposées représenter des magiciens connus. Eloïse, même si elle en voyait une partie de dos, n'en reconnaissait aucun.

Le Seigneur des Ombres l'entraîna jusqu'à la porte. Elle n'avait plus beaucoup de temps pour le questionner.

- Comment faire pour apprendre à un mage rouge à contrôler ses pouvoirs ? demanda-t-elle abruptement.

Elle espérait qu'il lui donnerait une réponse détaillée, puisqu'elle allait en avoir trois sous les bras.

- Je suis certain que tu trouveras des informations sur le réseau, répondit-il platement.

- Parce que tout dessus est fiable, bien évidemment. Si vous n'aviez pas compris, je vous ai posé la question parce que vous êtes un mage rouge.

- J'avais compris.

Ils traversèrent la Porte des Mondes. L'horizon de Thélis disparut pour laisser apparaître le parc pour enfant proche du centre de Lille, peu fréquenté à cette heure-ci. Deux amis s'amusaient à escalader l'arbre noeux qui se trouvait sur une motte de terre pendant que leurs parents les surveillaient, mais rien de plus.

- Je réitère ma demande, insista Eloïse.

- Et je réitère ma réponse.

- Vous ne m'aidez pas.

- Ce n'était pas mon ambition. Est-ce qu'il faut que je te ramène jusque chez toi où tu as développé un sens de la conservation entre le palais et ici ?

Tout de même, il pourrait faire un effort. Certes, Eloïse était capable d'écumer le réseau, mais c'était différent que de se renseigner auprès de quelqu'un qui avait vécu la chose.

- Je vais me débrouiller, marmonna-t-elle. Je ne vous remercie pas pour votre aide.

Il ignora royalement sa remarque, lui asséna une pichenette dans le dos pour qu'elle se mette en route, puis retourna sur Thélis.

Eloïse enfonça les mains dans ses poches et prit la direction du Centre. Elle passa les dix minutes de marche avec ses écouteurs dans les oreilles pour tenter de se détendre – ce qui fut plutôt efficace.

Lorsqu'elle arriva sur place et ouvrit la porte, non seulement Rory l'attendait de pied ferme dans le hall d'entrée, mais Miranda était elle aussi présente et transpirait l'agacement. Eloïse referma la porte et se prépara mentalement à se faire incendier.

Quelle belle journée.

- Dis-donc, Eloïse, commença la mage noire. Tu sais qui m'a envoyé un message pour me dire qu'il t'avait trouvée au palais en train de chercher à récupérer la petite sœur de Rory ?

- Laisse-moi deviner, ton ex le grand Seigneur des Ombres.

- Gagné.

Rory avait l'air furieux. Au moins, Eloïse avait réussi son objectif principal. Elle avança dans le couloir pour rejoindre les escaliers. Miranda lui saisit le bras.

- Pas si vite. Je crois qu'on doit avoir une grande conversation, tous les trois.

- Dans ce cas, venez dans ma chambre, répliqua Eloïse.

Elle monta au premier étage et ouvrit sa porte, Rory et Miranda sur les talons. Dès qu'elle l'eut fermée, elle eut droit à bon nombre de reproches de la part du Madrigan.

- C'est ridicule de faire une chose pareille uniquement pour te venger, Eloïse ! s'exclama-t-il.

- Peut-être, mais me cacher pendant des semaines que mon meilleur ami était en réalité un mage rouge n'est pas franchement mieux !

Miranda fronça les sourcils et se tourna vers Rory.

- Attends, quoi ?

- Parce qu'en plus tu ne lui a rien dit ? s'énerva Eloïse.

Elle fit un résumé de la situation à la mage noire, qui à mesure qu'Eloïse fournissait les détails, foudroya Rory du regard.

- D'accord. Vous êtes tous les deux des parfaits idiots. Mais Rory, tu aurais au moins pu m'expliquer tout ça.

Le Madrigan, renfrogné, grommela des excuses. Eloïse attendait plus que trois mots marmonnés avec une sincérité discutable.

- Par contre, Eloïse, reprit Miranda, si tu pouvais arrêter de foncer tête baissée dans les problèmes, ça arrangerait tout le monde. On en a déjà suffisamment.

- Ça va, le Seigneur des Ombres est venu me récupérer.

- Oui, parce que je le lui ai demandé.

Ah. Voilà donc pourquoi il l'avait attendue dans les jardins du palais.

- Enfin, poursuivit Miranda, vous allez tous les deux mettre les choses à plat entre vous histoire qu'on puisse passer à autre chose.

Elle tira Eloïse et Rory pour qu'ils se retrouvent en face à face. Le silence s'étira pendant plusieurs secondes, jusqu'à ce qu'Eloïse ne se décide à faire un effort.

- Désolée, dit-elle. J'étais énervée. J'ai fait ça parce que je savais que ça ne te plairais pas.

- J'avais compris, oui.

- De toute manière, je me suis faite recaler par le premier ministre.

Rory poussa un soupir.

- Même si je n'approuve pas et que ça partait d'une mauvaise intention, on va dire que je te remercie d'avoir essayé. Quant à moi, je suis désolé de t'avoir caché la vérité pour Lysandre et Michaël.

Il lui expliqua que le professeur d'histoire lui avait expressément demandé de garder le secret pour maintenir sa couverture, aussi bien auprès d'Eloïse que du personnel de l'établissement. La magicienne apprit que Michaël Zepleski avait tout juste dix-huit ans. Pour un magicien à peine majeur, il n'avait rien à envier aux autres professeurs d'histoire qu'elle avait connu durant sa scolarité.

Pour Lysandre, Rory avait pris beaucoup de précautions, puisqu'il avait d'abord pensé que l'adolescent était au courant concernant ses pouvoirs et dissimulait la chose à Eloïse. C'était au fil de ses observations et après plusieurs conversations avec Michaël qu'il avait compris que ce n'était pas le cas, mais qu'en plus de ça il était un mage rouge.

- Si je suis venu avec Michaël ce midi, c'était justement pour t'en parler, compléta-t-il. Je ne pensais pas que Lysandre serait là et que les choses évolueraient ainsi. Mon objectif n'a jamais été de te cacher quoi que ce soit, simplement de vérifier que Lysandre n'avait pas de mauvaises intentions avant de t'exposer la situation.

- Je le connais depuis que j'ai quatre ans, Rory, répliqua Eloïse. Si quelque chose ne tournait pas rond avec lui, je l'aurais su.

- Tu n'en sais rien, objecta-t-il. Après tout, tu as passé des années à le côtoyer sans savoir qu'il était un magicien.

Eloïse ne comprenait toujours pas comment elle avait pu passer à côté d'une énormité pareille.

- Comment tu as su, toi ? lui demanda-t-elle.

- J'ai senti plusieurs fois des traces d'énergies proches dans les courants telluriques, quand j'étais avec toi en cours. Il m'a suffit de bien me concentrer quand une nouvelle est apparue pour me rendre compte qu'elle émanait de lui.

- ... Oh.

Rory fronça les sourcils.

- Quoi ?

- J'ai toujours été très mauvaise pour me connecter aux flux telluriques. Ceci explique cela.

Lorsque Synetelle lui enseignait la magie, à l'époque, elle avait plusieurs fois désespéré de la voir en si grandes difficultés. Elle avait mis ça sur le compte de l'humanité d'Eloïse et des différences entre elle et les magiciens normaux. Miranda elle-même avait plusieurs fois été témoin de sa médiocrité et vint confirmer auprès de Rory qu'elle était aussi à l'aise dans le domaine qu'un poisson dans un volcan.

- Lysandre n'a jamais usé de magie rouge à ma connaissance, ajouta Rory. Là, je suppose que tu l'aurais senti.

- Je ne suis pas aveugle à ce point non plus.

- J'espère pour toi. Quand même, que le seul humain de ton âge avec qui tu aies gardé contact soit en réalité un magicien lui aussi, c'est fort.

Eloïse haussa les épaules. Sa vie en général manquait de sens. Elle n'était plus à une bizarrerie de plus ou de moins.

En tout cas, elle était ravie qu'ils aient mis les choses au clair. Elle comprenait mieux la démarche de Rory, même si elle aurait préféré qu'il lui fasse part de ses doutes dès le début pour qu'ils puissent enquêter ensemble.

- Vous voyez, c'était pas si difficile, maugréa Miranda. La prochaine fois, plutôt que de faire n'importe quoi, essayez d'avoir une conversation civilisée. C'est ce que font les gens normaux.

Eloïse leva les yeux au ciel. Certes, elle n'avait pas tort. Mais en tant que seule humaine à posséder des pouvoirs et après tout ce qui lui tombait dessus, la normalité, elle ne la connaissait pas beaucoup.

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