Chapitre 26: Janvier (5)

Deux semaines s'étaient écoulées depuis le centenaire du AMI, et la dernière chose à laquelle Eloïse s'était attendue en ce levant ce matin était de recevoir un message de leur part l'informant que sa période sa stage chez l'équipe Zéta était terminée.

C'était abrupt, elle ne pouvait pas le nier. En revanche, elle savait aussi que beaucoup de gens avaient bataillé pour son cas, en particulier Jerome et Eelis, les supérieurs des équipes Alpha et Zéta. Peut-être avaient-ils fini par faire céder Sakura et les autres responsables de son changement d'équipe ?

Dans tous les cas, Eloïse était ravie, puisque cela signifiait qu'elle pouvait retourner sur Terre et reprendre le cours presque normal de sa vie.

- C'est tout de même louche, déclara Miranda.

- Très louche, approuva Rory.

Eloïse avait originellement prévu un entraînement au combat avec le Madrigan pour occuper sa matinée, puisqu'elle n'avait pas cours, mais en apprenant la nouvelle, elle avait appelé Miranda pour discuter et obtenir son avis. Ils étaient désormais tous les trois assis sur un tronc d'arbre au milieu de la forêt qui bordait la Cité.

- Je sais, oui, soupira-t-elle. Je ne sais pas du tout quoi en penser.

- Tu m'étonnes, rétorqua Miranda. Après tout le foin qu'ils ont fait pour que tu restes dans l'équipe Zéta, qu'ils t'y gardent à peine plus d'un mois est franchement ridicule.

- Peut-être qu'ils y ont été contraints à cause de toutes les plaintes.

- J'ai de forts doutes là-dessus. Ils étaient intransigeants.

Rory acquiesça. Même s'il ne faisait pas partie du AMI, il avait entendu assez d'explications de la part d'Eloïse pour être au courant de ça.

- Quelque chose d'autre a dû les faire changer d'avis, poursuivit Miranda. Autrement, ils t'auraient prévenue à l'avance de la fin de ta période chez les Zéta. Là, ça transpire la précipitation.

- Tu penses ?

- J'en suis même certaine. Rien ne t'as semblé bizarre pendant ton changement d'équipe ?

Eloïse secoua la tête. Tous les entraînements qu'elle avait effectué lui avaient semblé normaux. Même si, dans le fond, quelque chose la chiffonnait.

- En fait, je ne comprends pas pourquoi le AMI m'a envoyée en Zéta, avoua-t-elle. Ça va totalement à l'encontre de la façon dont ils m'ont gérée jusque là. Si le but était au départ de nous séparer toi, Synetelle et moi, cela aurait été plus cohérent qu'ils m'envoient en Tétra, ou à la limite Béta.

- Si j'ai bien compris ce qui a motivé leur choix, c'est ta médiocrité en combat, fit remarquer Miranda.

- Mais justement, ils sont la raison pour laquelle je n'ai pas le même niveau que les autres. Ça fait depuis mon arrivée ici qu'ils limitent mes entraînements au combat et me donnent double dose de magie.

- Tu m'en avais parlé, répliqua Rory. J'avais trouvé ça suspicieux.

- Exactement. Alors pourquoi ils auraient soudainement décidé de compenser mon manque d'entraînement après cinq ans au même régime ? Surtout qu'ils me renvoient en Alpha exactement au moment où je commençais à voir de réels progrès.

- Formulé comme ça, on dirait qu'ils veulent t'empêcher de t'améliorer.

- Mais si c'était le cas, il aurait été plus cohérent de me placer en Tétra. Les Zéta ont des entraînements qui s'apparentent à ceux de chasseurs de prime. C'était impossible que je ne progresse pas.

Rory, pensif, posa son menton sur ses paumes. Eloïse, elle, devenait frustrée. Plus elle soulevait ses interrogations, plus elle désespérait de comprendre ce qui passait par la tête du AMI.

- On dirait presque qu'ils voulaient te tester, remarqua Miranda.

- Développe.

- Ils t'envoient dans une équipe à laquelle tu ne corresponds absolument pas, te donnent des entraînements qu'ils t'ont jusque là limité au maximum, puis te replacent soudainement à ton ancien statut avec ton emploi du temps inégal. C'est comme s'ils avaient fait tout ça pour vérifier quelque chose.

- Tu penses ? Parce que si c'est vraiment ça...

- Restons ouverts, asséna la mage noire. Ce n'est qu'une supposition. On a trop peu d'éléments sous la main pour pouvoir établir une conclusion.

- Le peu d'éléments est tout de même significatif, fit remarquer Rory.

Une bourrasque de vent projeta des feuilles mortes mélangées à de la neige en leur direction.

- Peut-être, mais je rappelle qu'Eloïse a récemment perdu puis retrouvé ses pouvoirs, poursuivit Miranda. Ça pourrait très bien être lié à ça.

- Ils auraient tout aussi bien fait de m'envoyer dans l'aile médicale passer des tests, répliqua Eloïse. Ça aurait été moins suspicieux. Là, si ta supposition précédente est vraie, ce qu'ils ont voulu vérifier est quelque chose qu'ils me cachent.

- On soupçonne les laboratoires et le AMI d'être affiliés, Eloïse. Est-ce que ce serait vraiment étonnant, surtout après tous les coups bas du AMI ?

Non. Ils avaient tout de même falsifié un rendez-vous avec le directeur de l'organisation pour permettre aux laboratoires de la kidnapper. Sans compter son dossier médical tenu à jour sur son ancien nom.

- C'est peut-être mieux de ne pas se poser de questions pour le moment et de voir leurs prochaines actions, admit Eloïse.

- Sans doute, concéda Miranda. Il faudra quand même demander aux magiciens de l'Ombre qui travaillent pour le AMI de faire davantage attention aux incohérences.

- Je demanderai à Canelle si elle a remarqué quoi que ce soit d'étrange pendant mon stage dans son équipe. On ne sait jamais.

- La connaissant, si elle n'a rien dit, c'est qu'elle ne sait rien, répliqua Rory.

Eloïse observa son ami avec circonspection. Il avait l'air plus réservé que d'habitude, presque de mauvaise humeur. Est-ce qu'il s'était passé quelque chose avant qu'elle ne le rejoigne ?

Il n'y avait qu'une seule façon de tirer les choses au clair.

- Miranda, je ne vais pas te retenir plus longtemps, déclara-t-elle. Tu dois avoir du travail et on pourra poursuivre plus tard.

- Du travail ? ironisa la mage noire. La seule occupation que j'aurais pu avoir était un rendez-vous avec mon cher père biologique, que j'ai recalé. Il avait fait de la place dans son emploi du temps pour moi, mais on est bien mieux ici à parler de conspirations.

Il y eut un instant de flottement, le temps que ses paroles s'imprègnent dans le cerveau d'Eloïse.

- Attends. Tu as refusé de rencontrer le Seigneur du Chao Ming ?

- Le Seigneur Chen est ton père ? s'exclama Rory.

- Oui et oui.

Miranda expliqua à Rory l'épisode où elle et Eloïse étaient parties faire des analyses sanguines au Chao Ming, puis les découvertes qui en avaient résultées. Rory était abasourdi.

- Pourquoi tu as décliné son offre ?

- J'ai plus de deux siècles, Rory. Je n'ai pas que ça à faire.

- C'est le dirigeant de l'une des plus grandes cités du continent.

- Peut-être, mais je ne suis pas à son service pour autant. J'ai passé l'âge pour les retrouvailles avec mes parents biologiques.

- Quand même... Tu ne veux pas savoir ce qui s'est passé ?

- Oh, ne t'inquiète pas, il m'en a expliqué les grandes lignes. Ça m'a suffi.

Eloïse l'invita à développer. Mine de rien, elle était curieuse d'en apprendre plus sur le passé de Miranda. Cela arrivait très, très rarement.

Selon ce que le Seigneur Chen lui avait écrit dans un courrier, tout cela remontait à l'époque de l'exécution de l'élue Clémence Chen, sa première fille, alors qu'elle avait à peine treize ans.

Le système politique du Chao Ming ressemblait fortement à une monarchie constitutionnelle, mais le dirigeant n'en restait pas moins choisi par le peuple et ses héritiers n'avaient aucun droit au trône. Jusqu'à ce que la grande guerre vienne frapper le continent d'Eole 2000 ans plus tôt, les élus étaient ceux au pouvoir de l'intégralité des cités. Ils étaient élevés pour remplir ces rôles selon le principe de la dynastie des élus, qui, même s'il avait été renversé après la fin des conflits, n'était pas pour autant aboli dans les textes de lois qui régissaient Eole – trop compliqué de le démanteler pour des raisons politiques.

Autrement dit, que le Seigneur Chen ait une élue comme enfant avait causé des frayeurs au sein du conseil des ministres du Chao Ming, qui affirmaient que cela remettait en cause le pouvoir décisionnel du peuple. Selon leurs propos, Clémence Chen aurait tout simplement pu se passer de votes et récupérer le trône, or puisque son père était l'une des personnes les plus influentes du continent, personne ne pourrait remettre en cause cette ascension au pouvoir.

Il y avait eu un vote, estimé par la majorité de la population comme étant parfaitement injuste. Clémence Chen avait été purement et simplement exécutée – même si dans la forme, cela ressemblait plus à un assassinat, selon les documents qui relataient de l'affaire. Miranda, qui n'avait que quelques mois à l'époque où tout cela s'était produit, avait été mise à l'adoption sur l'île de Terevan. Une autre décision du conseil des ministres, qui avait été entièrement remanié dans les semaines qui avaient suivies devant la pression de la population.

Une page marquante de l'histoire du Chao Ming. Par la suite, il ne s'était jamais reproduit de situations similaires.

- Alors ça, souffla Eloïse.

- Ouais, répliqua Miranda. Histoire compliquée. Vous comprendrez donc que je n'ai aucune envie d'être davantage liée à tout cas.

Eloïse comprenait, effectivement. Que le Seigneur Chen veuille renouer avec elle était une chose, mais cela avait beaucoup d'implications. La population du Chao Ming – voire du continent entier – finirait bien par apprendre qu'il avait retrouvé sa seconde fille, mais qu'elle était une mage noire dont la tête avait déjà été mise à prix. Ce n'était pas une bonne idée.

De plus, Miranda n'aimait pas être sous le feu des projecteurs. Elle avait tous les droits de refuser cet héritage.

- Est-ce que tu lui as répondu, au moins ? demanda Eloïse.

- Oui, confirma Miranda. Mais ça ne regarde que moi.

Bon. Le sujet était clos.

Le débit de neige qui s'écoulait du ciel se multiplia par deux, aussi les magiciens durent quitter leurs troncs d'arbres pour gagner une partie de la forêt plus dense, où ils pourraient se réfugier entre les feuillages. Encore une fois, Rory était bien calme par rapport à son habitude. Eloïse ralentit jusqu'à son niveau et lui tapota l'épaule tandis que Miranda, deux mètres devant, menait le groupe.

- Tu n'as pas l'air dans ton état normal, aujourd'hui. Il se passe quelque chose ?

Rory posa les yeux vers ses pieds. Très bien, il y avait définitivement un problème.

- C'est supposé être l'anniversaire de ma sœur.

- Oh...

- Désolé si j'ai l'air ailleurs. C'est juste que ça fait plus d'un an que je ne l'ai pas vue et que je n'ai aucune nouvelle. À ce rythme, je ne suis pas sûr de la reconnaître la prochaine fois qu'on se verra. Si jamais on se revoit.

- Je suis désolée.

- Tu n'y es pour rien.

Le tatouage en forme de losange sur le poignet droit d'Eloïse lui revint en mémoire. Le pacte qu'elle avait fait avec Rory : il la protégeait tant qu'elle n'avait pas de magie et en échange, elle allait chercher sa sœur au gouvernement de la Cité. Il avait fait son travail. Pas elle.

- Je suppose qu'il est temps que je remplisse ma part du pacte, plaisanta-t-elle.

Rory lui renvoya un regard courroucé. Lui, il n'était pas amusé du tout.

- Tu plaisantes ? Avec tout ce qui te tombe dessus ces derniers temps ?

- J'avais une situation compliquée aussi quand tu m'as fait ta proposition la première fois.

- Peut-être, mais à l'époque ça partait d'une intention égoïste. Je ne peux pas te laisser faire ça. C'est beaucoup trop risqué.

Eloïse l'admettait, il n'avait pas totalement tort. Mais il faudrait bien qu'elle remplisse sa part du marché à un moment donné.

Rory, qui comprit son intention, releva sa veste de Madrigan au dessus de son poignet droit et passa un doigt sur le losange incrusté sur sa peau. Il récita une formule qu'Eloïse ne comprit pas, puisqu'elle ne parlait pas madrigan, et une sensation de picotement lui envahit le bras. Elle fronça les sourcils. Il n'avait quand même pas...

Eloïse baissa les yeux sur son propre poignet. Rory avait brisé leur pacte.

- Mais...

- C'est mieux comme ça, déclara-t-il. J'aurais dû le faire depuis longtemps.

- Tu es sûr de toi ?

- Certain.

Miranda se retourna et leur demanda d'accélérer avant qu'ils ne se transforment en boules de neige. Rory leva les yeux au ciel et Eloïse courut pour la rattraper.

Ils trouveraient une autre solution pour ramener la sœur de Rory.

Théoriquement, il ne restait plus que trois semaines de cours à l'académie avant la courte pause pédagogique et le démarrage de l'année suivante. Mais même en sachant ça, Eloïse ne se sentait pas d'y rester inscrite, maintenant qu'elle pouvait retourner sur Terre, aussi elle comptait saisir la première occasion qui s'offrait à elle pour se désinscrire.

Elle espérait que la directrice et l'intendante ne prendraient pas mal sa décision, elles qui l'avaient immédiatement acceptée.

En revanche, Eloïse comptait bien garder contact avec les amis qu'elle s'était fait là-bas. Puisque Andromeda, Eden et Heather voulaient rejoindre l'Ombre et percer le mystère des listes, elle risquait de les voir régulièrement. Elles se chargeraient de garder un œil sur Lucas, Peter et Liam.

Eloïse se rendit voir l'intendante, dont le bureau était situé au rez-de-chaussée de l'internat. Sans rendez-vous, elle savait qu'elle avait de grandes chances de se faire recaler, et elle ne fut pas déçue. L'intendante lui annonça qu'il y aurait au moins vingt minutes d'attente avant qu'elle ne puisse la recevoir. Elle lui demanda également de rester dans le couloir, au cas où elle pourrait se libérer avant.

Bon. Il allait falloir meubler l'attente autrement qu'en allant rassembler ses affaires dans sa chambre.

Eloïse, puisqu'elle n'avait rien de mieux à faire, alla inspecter les portraits qui constellaient les murs du rez-de-chaussée. Andromeda lui avait un jour expliqué qu'il s'agissait des tous les professeurs qui avaient jamais enseigné à l'académie. Effectivement, Eloïse reconnut plusieurs visages. Ils étaient encadrés par des arabesques argentées et leurs initiales étaient incrustées au niveau de leur cou, encre noire pour les peaux claire et blanche pour les peaux foncées. En dessous, leur nom ainsi qu'une courte description permettait au lecteur de situer la période à laquelle la personne avait enseigné ici.

Un visage en particulier, dont le portrait lui arrivait au niveau de l'épaule, attira son attention. Sourire en coin, sourcils droits et yeux bleu nuit : elle ressemblait à Miranda comme deux gouttes d'eau, à l'exception de ses cheveux, ici d'un noir de jais. Quant aux initiales, elles étaient AD, pour Adriama Delaustray. C'était le même nom de famille que le célèbre écrivain Calixte Delaustray.

Eloïse lut la description. Même date de naissance que Miranda, et à en croire la période où elle avait enseigné, son amie ne devait pas encore être mage noire à l'époque. C'était louche. Est-ce que Miranda avait vraiment été professeure de maîtrise de la magie cent cinquante ans plus tôt sous un faux nom ?

Eloïse prit en photo la fameuse Adriama. Elle aurait un interrogatoire à faire passer.

Elle rangea son téléphone dans sa poche et se déplaça vers la droite. À en croire les dates qui les accompagnaient, les portraits suivaient une chronologie. Par curiosité, elle alla au bout de la rangée à la recherche de ses professeurs. Elle repéra celui de physique tout en haut et celle de lysirien un peu plus bas. Il y avait également celle de maîtrise de la magie, qu'elle trouvait particulièrement sympathique. Et...

Son regard se figea devant les initiales d'une enseignante de sorcellerie.

HR.

Eloïse, piquée par la curiosité s'en alla lira sa description. Hayden Rivière, jeune femme au regard droit, cheveux d'un brun presque noir et yeux rouge vif, qui enseignait ici depuis quatre ans. Il n'y avait pas grand chose concernant ses études ou son passé, contrairement à beaucoup d'autres présentations.

Eloïse, qui avait du mal à croire à une coïncidence, voulut vérifier une théorie. Elle écuma l'intégralité des portraits pour en lire les initiales. XH, JT, AR, PL... Il lui fallut cinq bonnes minutes pour faire le tour, mais elle put en tirer une conclusion.

Il n'y avait qu'une seule personne dont les initiales étaient HR.

L'intendante sortit de son bureau. Le bruit de la porte fit sursauter Eloïse, qui en était venue à oublier où elle se trouvait. L'intendante lui jeta un regard interloqué avant de lui faire signe de la rejoindre.

- J'ai terminé. Vous venez ?

- Euh, oui, j'arrive.

Eloïse laissa tomber sa contemplation, le cerveau en pleine ébullition.

Elle avait trouvé particulièrement étrange qu'un groupe d'amis discret et sans histoire se soit retrouvé sur la liste. Lorsqu'elle en avait parlé avec ses camarades, Eden elle-même s'était demandé qui, en dehors de l'académie, aurait bien pu s'intéresser à eux. Puisqu'ils passaient la majorité de leur temps entre l'internat et le bâtiment de cours, leur vie était limitée à l'enceinte de l'établissement.

Que HR soit enseignante ici pourrait résoudre une grande part du mystère.

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