Chapitre 21: Janvier

- J'en ai marre.

Comme à chaque fois qu'un ministre ou un député leur demandait de faire le tri et de reclasser tous leurs documents importants, Evangeline prenait plaisir à se plaindre à longueur de journée. Sans doute parce qu'elle savait qu'ils n'auraient pas terminé avant le début de soirée.

- On a commencé il y a une heure, fit remarquer Tomas.

- C'est déjà long, argua Evangeline.

- Oui, et loin d'être terminé.

Tomas regarda la date de validité du dossier qu'il tenait entre ses mains : expirée. Bien, celui-ci partait au recyclage. Il inscrivit sur son carnet de notes qu'il faudrait potentiellement le renouveler, si le ministre de la magie l'estimait nécessaire – sans doute pas, puisqu'il n'avait jusque là fait aucune démarche.

Tandis qu'Evangeline, Etan et Tomas faisaient la partie tri, c'était ensuite Andromède et Jeremy qui se chargeaient de la classification. D'abord par date, puis par ordre alphabétique, et enfin d'importance s'il fallait encore sous-catégoriser. Mieux valait ne pas s'y perdre. Jeremy, pour se faire, se balançait sur sa chaise avec ennui.

Il n'y avait pas un bruit dans le bureau – le ministre de la magie les avait laissé y travailler pour plus de tranquillité – hormis celui des feuilles qui se tournaient et des soupirs d'Evangeline.

Du moins jusqu'à ce qu'une explosion fasse vibrer les murs autour d'eux. Jeremy tomba de sa chaise et les autres magiciens se redressèrent brusquement, aux aguets.

- Qu'est-ce que c'était ? demanda Andromède.

Tous les dossiers qu'ils tenaient furent reposés dans leurs étagères respectives. Jeremy se redressa pour guetter les jardins du palais depuis la fenêtre, mais il ne vit rien d'anormal. En revanche, l'agitation avait pris place dans les couloirs.

Les magiciens quittèrent le bureau pour aller aux nouvelles. Ils virent un attroupement se former au niveau d'une haute figure blonde qui se tenait à dix mètres : la reine Charlyne. Ils entendirent sa voix s'élever, mais elle ne parlait pas assez fort pour qu'ils la comprennent.

Le premier ministre passa devant eux au pas de course pour rejoindre la reine. Ils échangèrent à voix basse, leurs visages barrés par l'inquiétude. À en croire leurs hochements de tête respectifs, ils avaient l'air de tomber sur un accord commun.

- Alors ça... murmura Evangeline.

S'ils commençaient à s'entendre, c'était mauvais signe.

Aujourd'hui, Eloïse transpirait la nervosité. Elle passait son temps à vérifier les actualités de la Cité sur son téléphone, au cas où elle verrait quoi que ce soit lié au quartier Doré. Pour le moment rien d'anormal, mais il était à peine dix heures du matin. Elle espérait obtenir des nouvelles du Seigneur des Ombres rapidement. Peut-être aurait-il découvert quelque chose.

- Tu es sûre que ça va ? lui demanda Andromeda pour la énième fois.

- Oui oui, répondit Eloïse en rangeant son téléphone dans la poche de son pantalon. J'attends un message, c'est tout.

- Il ne va pas arriver plus vite si tu regardes tes notifications toutes les deux minutes, plaisanta Liam.

- L'espoir fait vivre.

Depuis leur dernier exercice en groupe, Eloïse avait fait en sorte de passer davantage de temps avec Liam et Andromeda. Comme elle était nouvelle, ils ne s'étaient posé aucune question quant à sa volonté de rester avec eux en toutes circonstances. De toute manière, ils s'entendaient bien, alors cela facilitait les choses.

- Au fait, ce matin c'est une séance de sport un peu spéciale, annonça Andromeda. Pour célébrer la nouvelle année, on fait une sorte de tournoi de magie en équipes. Je ne sais pas si on t'avait mise au courant.

La réponse était non. Eloïse était courbaturée de son entraînement de la veille, donc elle éviterait d'en faire trop, mais cela pourrait être amusant.

- En général on fait un groupe avec ma sœur et ses amis, poursuivit Andromeda. Je suis sûre qu'ils seront ravis que tu te joignes à nous.

- C'est gentil de proposer, je veux bien.

Avec un peu de chance, cela ferait oublier cette histoire de quartier Doré à Eloïse.

Ils quittèrent le bâtiment de cours et s'aventurèrent à l'extérieur. Eloïse ne l'avait pas vu lors de sa première visite, mais l'académie comptait également un gymnase, qui était dissimulé derrière une rangée de sapins. Plusieurs groupes d'étudiants s'y rendaient, pour la plupart avec entrain.

Dès qu'ils les aperçurent, quatre élèves de septième année s'avancèrent en leur direction et leur adressèrent des signes de mains. Eloïse supposait qu'ils étaient les fameux amis dont Andromeda avait parlé.

- Salut vous deux, dit une grande blonde quand elle fut face à eux. Et bonjour nouvelle demoiselle. C'est toi la fameuse arrivante tardive ?

- Salut Eden, lui répondit Andromeda.

- C'est moi, confirma Eloïse.

La dénommée Eden passa un bras autour des épaules d'Eloïse, qui fut surprise par tant de familiarité – et se sentit minuscule, puisque l'intéressée faisait une demi tête de plus qu'elle.

Enfin, à vrai dire, les nouveaux venus étaient tous grands, ce qui l'obligeait à lever le menton plus que d'habitude.

- Ma petite Eloïse, bienvenue parmi nous. Je suis Eden, et voici mes camarades Heather, Peter et Lucas.

Les intéressés agitèrent la main quand ils furent appelés. Heather était une maigrichonne au front barré par sa frange sombre, Lucas un magicien au regard vert assuré et à l'uniforme débraillé, et Peter, le plus grand d'entre eux, paraissait être le plus réservé à sa façon de se tenir en retrait, la tête légèrement rentrée dans les épaules. Enfin, ils avaient l'air sympathiques.

- Heather est ma sœur, ajouta Andromeda.

- Salut, leur dit Eloïse.

Les magiciens lui répondirent avec plus ou moins d'entrain.

Eloïse se devait encore de vérifier leurs noms de famille, mais était presque certaine d'être tombée sur le reste des magiciens de la liste.

Eden Samahel, Peter Mason, Lucas Spelmann et Heather Hansen. Si c'était bien eux, qu'ils soient tous amis était une étrange coïncidence. Il lui faudrait transmettre l'information au reste de l'Ombre pour qu'ils mènent leur enquête.

- Allez, en avant, décréta Eden. Je compte bien finir en tête du classement, cette année.

- C'est sûr que ça changera de notre dernière performance, grinça Andromeda.

- On avait fait de notre mieux, rappela Liam.

Eloïse arqua un sourcil. Andromeda lui fit un résumé de comment ils avaient fini dans les cinq derniers groupes. Heather ponctua le récit par des remarques sur leur manque de coordination et de communication.

- Ils ne vous font jamais combattre en équipe, je suppose, dit Eloïse.

- Non, répondit Liam. Enfin, on fait des travaux de groupes en classe, mais rien qui ne s'apparente à ça.

- C'est supposé nous apprendre à établir des stratégies, soupira Eden. Il faut croire que ce n'est le point fort de personne ici.

- On ne s'était pas surnommés les Bras Cassés pour rien, plaisanta Lucas.

Visiblement, ils comptaient garder ce nom cette année encore. Eloïse trouvait ça assez amusant. Puisqu'elle était la seule ici avec l'expérience du combat en équipe, elle tâcherait de les tirer vers le haut et de leur donner des conseils. Même si avec aussi peu de temps pour s'organiser, elle ne s'attendait pas à grand chose.

- Il y a des règles ? demanda-t-elle.

- Pas d'essence magique, de sortilèges complexes ou de contact physique, expliqua Lucas. On n'a le droit qu'à la magie blanche et à notre cerveau.

- Je vois.

Ils parvinrent au gymnase et se séparèrent pour se changer dans les vestiaires. Pendant ce temps, Eloïse réfléchit à une potentielle stratégie. Il allait falloir que chacun donne ses points forts et particularités, ce qui, à vrai dire, l'arrangeait, puisque cela lui permettrait de savoir ce qu'ils faisaient sur la liste. Du moins elle l'espérait.

La logique de cette liste lui échappait encore.

Quand ils furent tous en tenue, ils se rejoignirent dans un coin de la vaste salle, entre un trampoline posé à la verticale et un assortiment de tapis.

Tous les groupes paraissaient déjà formés, et les quelques magiciens seuls s'en allaient en quête d'une équipe à rejoindre. Personne ne vint vers eux. Leurs résultats de l'année passée semblaient les poursuivre...

Eloïse passa à l'attaque. Elle se renseigna sur les capacités magiques de chacun et prit mentalement des notes.

Eden était une sorcière – ce qui était particulièrement étonnant vu son nom de famille qui faisait plutôt Madrigan – qui préférait foncer dans le tas plutôt que de perdre son temps à tout examiner. Heather, comme sa sœur, était une Lysirienne très méthodique, mais selon ses dires médiocre en magie à cause de son manque de force physique. Peter était un sorcier rapide dans ses actions mais pas très doué pour viser. Quant à Lucas, il lui expliqua qu'il se débrouillait aussi bien en précision qu'en gestion de sa force et en stratégie, mais qu'avec une équipe pareille, c'était difficile pour lui d'aboutir à quoi que ce soit de correct. Sa remarque lui attira les foudres d'Eden, qui lui rappela à quel point il manquait de patience et que c'était aussi de sa faute s'ils étaient aussi mauvais.

Eloïse, pas satisfaite du peu qu'elle avait obtenu, demanda leur essence magique. Puisqu'ils n'avaient pas le droit de s'en servir, elle prétendit que cela l'aidait à connaître les affinités de chacun.

La pluie pour Eden. Les dragons pour Andromeda et Heather. Les nuages pour Liam. La terre pour Peter. Rien pour Lucas.

- Rien ? s'étonna Eloïse. Pourtant ton niveau magique dépasse le quatre, n'est-ce pas ?

- Oui, mais les anomalies existent, se justifia le magicien.

- C'est vrai, mais tout de même...

Lucas haussa les épaules. Il s'apprêta à ajouter quelque chose quand une puissante vibration, accompagnée d'un bruit sourd qui ressemblait à une explosion lointaine, se fit ressentir sous leurs pieds. Les cheveux d'Eloïse se dressèrent sur son crâne. Un mauvais pressentiment la gagna.

- On dirait que quelqu'un ici a mangé épicé, plaisanta Eden.

- Mais quelle absence de classe chronique, rétorqua Lucas.

- Oh, ça va. Mon cerveau ne produit pas toujours de la qualité.

- Ça j'avais remarqué, depuis le temps qu'on se connaît. Chaque jour qui passe le prouve davantage.

Eden donna une tape sur l'épaule de son ami, ce qui eu le don de le faire rire plus qu'autre chose. Ils n'avaient pas l'air plus alarmés que ça par ce qui venait de se produire.

Eloïse cessa de s'intéresser à leur échange pour se concentrer sur le tumulte dans son esprit. Andromeda, qui vit son air angoissé, lui demanda si tout allait bien. Elle se contenta de hocher la tête, ce qui ne la convint absolument pas.

Vingt minutes s'écoulèrent où les élèves n'obtinrent aucun signe de vie de la part de leurs professeurs. Un brouhaha désagréable gagna peu à peu le gymnase.

- Il se passe quelque chose, c'est pas possible, fit remarquer Lucas. Vous pensez que c'est lié au phénomène de tout à l'heure ?

- C'est une bonne question, mon cher, répliqua Eden. Sans doute est-il temps de mener l'enquête.

Eloïse avait laissé son téléphone dans les vestiaires. L'envie de vérifier les actualités de la Cité la démangeait. Eden, elle, partit questionner les magiciens à proximité.

Au bout de cinq minutes supplémentaires, ce fut un ennui mêlé d'inquiétude qui se fraya un chemin parmi les élèves. Eden revint bredouille et haussa les épaules à l'intention de ses camarades.

- Personne ne sait d'où venait le bruit ni pourquoi les professeurs sont en retard. Sachant que c'est la première fois qu'ils font le coup, c'est bizarre.

Cette fois, Eloïse en avait assez. Sous le regard surpris du groupe, elle s'éclipsa vers les vestiaires pour récupérer son téléphone. Son mauvais pressentiment se confirma : douze appels manqués dans les quinze dernières minutes, la totalité en provenance d'agents du AMI.

Elle composa nerveusement le numéro de Miranda, qui décrocha au dernier moment.

- Bon sang, Eloïse, j'ai tenté de t'appeler trois fois, s'agaça la mage noire.

- Désolée, j'étais en cours. Qu'est-ce qui se passe ?

- Il y a eu une explosion dans le quartier Doré. C'est le chaos. Tous les agents du AMI actuellement disponibles sont réquisitionnés.

Le cœur d'Eloïse se stoppa dès que le quartier Doré fut mentionné. Le fameux Caleb avait donc su ce qui allait se passer.

Elle chassa sa panique naissante. Vu la situation, mieux valait rester composée.

- T'es où ? demanda Eloïse.

- Quartier Miroir. Je me suis posée sur un toit pour te répondre.

- On se rejoint au quartier Doré, dans ce cas.

- D'accord. Par contre, la reine Charlyne a coupé les arches, fait surveiller les Portes des Mondes et ordonné une interdiction de vol. Seuls les chasseurs de prime de la Cité et les agents du AMI ont le droit de voler, mais ils doivent porter un signe distinctif.

- J'ai mon uniforme.

- Parfait. Dépêche-toi.

Eloïse raccrocha et fouilla son sac de cours à la recherche de sa veste du AMI. Fort heureusement, elle la transportait partout pour faciliter ses déplacement entre l'académie et le quartier général. Elle l'enfila au dessus de ses affaires de sport et quitta les vestiaires au pas de course.

Au même moment, les professeurs envahirent le gymnase et demandèrent à tous les élèves de regagner leurs chambres pour des raisons de sécurité. Les questions fusèrent, auxquelles ils répondirent brièvement pour ne pas créer un vent de panique. Ils ne parlèrent pas d'explosion, mais simplement d'incident dans le quartier Doré. Compte tenu de leur inquiétude, les élèves comprirent que c'était plus grave qu'ils ne le laissaient paraître.

Eloïse traversa le gymnase sous le regard inquiet de ses camarades. Quand elle passa à côté des professeurs, ils avisèrent sa veste du AMI et lui souhaitèrent bon courage.

Dès qu'elle fut dehors, Eloïse récita un sortilège de vol. Deux ailes bleues translucides apparurent dans son dos. Un bond en avant et elle décollait.

Il était rare qu'Eloïse vole aussi vite. Déjà parce que c'était fatiguant, mais aussi parce que c'était fortement déconseillé en pleine cité. Cependant, en ce faisant, il lui fallu dix minutes à peine pour traverser le quartier Lumineux et joindre le quartier Doré.

Un nuage de fumée noire lui signala le lieu de l'explosion. Eloïse repéra un attroupements d'agents du AMI qui se rendaient sur place et se posa à côté d'eux.

- Synetelle ! s'écria-t-elle en voyant son ancienne capitaine d'équipe.

La magicienne se retourna. Le roux vif de ses cheveux contrastait avec sa peau livide.

- Eloïse. On arrive en même temps.

- Framboise, Alicia et Kylliadelle sont là aussi ?

- Miranda et elles ont pris de l'avance. Viens.

Eloïse trottina pour la rattraper. Elle lui demanda si elle savait avec précision ce qui s'était passé.

- Aucune idée, répondit Synetelle. La Cité et le AMI vont ouvrir une enquête commune pour déterminer les circonstances de l'explosion. En revanche, il y a quelque chose de préoccupant.

- C'est à dire ?

Synetelle lui indiqua qu'elle le saurait quand elle le verrait, ce qui ne rassura pas Eloïse.

Ils rejoignirent le lieu de l'incident, où un nuage noir et dense était repoussée par un magicien qui devait contrôler le vent. Synetelle, avec son essence magique de la fumée, s'empressa de lui venir en aide.

Eloïse, elle, observa les pavés explosés et noircis avec horreur. Des morceaux de tissus recouvraient les corps souvent démembrés des magiciens qui avaient été pris dans l'explosion. Trois maisons s'étaient effondrées.

C'était la première fois depuis des décennies que la Cité subissait pareille tragédie.

- Eloïse !

La magicienne se retourna vers Miranda, qui s'élançait en sa direction.

- Où est le reste de l'équipe Alpha ? l'interrogea Eloïse.

- Elles éloignent les curieux et sécurisent le périmètre avec les équipes Béta et Tétra. Il faut que tu viennes voir quelque chose.

Miranda l'entraîna à sa suite et longea les pavés éclatés. Un périmètre avait été formé par une vingtaine de soldats, et des chasseurs de prime, accompagnés par des membres de l'équipe Zéta – Eloïse repéra Canelle – recensaient les corps. La zone accidentée devait faire dix mètres de large.

Derrière elles, une équipe médicale s'occupait des rescapés. Eloïse entrevit une femme au dos ensanglanté, où la majeure partie de sa peau était couverte de cloques. À côté d'elle se trouvait un homme dont le bras avait été arraché. Plus elle déplaçait le regard, plus elle voyait de sang.

- Mais quel enfer... commenta-t-elle.

La prochaine fois qu'elle retrouverait ce Caleb en rêve, il aurait des comptes à lui rendre. S'il avait su ce qui allait se produire, pourquoi n'avait-il prévenu qu'elle ?

- Ne m'en parle pas, soupira Miranda. J'ai eu un message en provenance du Conseil des Cinq, qui ont entendu certains membres du gouvernement parler d'attaque en provenance d'une autre cité du continent.

- Quoi ?

- Ne t'en fais pas, ils se trompent. Regarde.

Miranda se stoppa enfin et lui montra un dessin profondément incrusté dans la terre où le pavement avait été totalement explosé. Eloïse sentit son estomac descendre dans ses talons. C'était donc ça la chose préoccupante dont Synetelle avait parlé.

C'était un phœnix.

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