Chapitre 20: Eluan Robertson

20/12/2006.

Depuis qu'il avait caché le Livre des Miroirs et trahi les laboratoires du Phoenix, Eluan vivait reclus au milieu du Désert Blanc.

Les jours se ressemblaient et l'envie de retourner à son ancienne vie se faisait chaque jour ressentir, mais il savait que cela signerait son arrêt de mort. Alors il repoussait inlassablement ces pensées et continuait d'avancer dans l'ombre du monde.

Il avait joint un campement relativement proche de Romée, où la population parlait en grande partie lysirien et était plus accueillante. Le Seigneur des Ombres lui avait conseillé de s'enfoncer davantage dans les zones recluses pour plus de sécurité, mais Eluan avait refusé. Le but de la manœuvre n'était pas qu'il dénote parmi les natifs du désert.

Au moins, il savait le Livre des Miroirs loin des ceux qui voulaient l'utiliser de façon néfaste.

Evan, son petit frère, avait écopé des instructions pour le retrouver, afin qu'il ne se retrouve pas perdu à jamais. Tout était codé, aussi Eluan espérait qu'il mettrait plusieurs années à le déchiffrer, le temps que les choses se tassent. Même si, à vrai dire, il n'y croyait pas. Le Seigneur des Ombres l'avait prévenu, les laboratoires étaient bien loin d'en avoir terminé et ne s'arrêtaient pas au premier obstacle venu.

Malgré tout ce qui avait pu se passer, Eluan avait beaucoup appris pendant les années à travailler pour eux. En particulier sur la génétique et la manipulation magique. C'était ce qui lui avait valu de travailler pour le projet Phoenix, avant d'en devenir un – contre sa volonté, mais il n'avait pas toujours eu le choix.

C'était après qu'il soit devenu le Phoenix d'air et qu'il ait comprit les véritables intentions des laboratoires que Maximilien Avenski l'avait approché et qu'il avait fini par rejoindre leur réseau caché d'agents doubles. C'était ainsi qu'il avait noué les premiers contacts avec le Seigneur des Ombres et qu'il avait fini par trahir ses employeurs et réduire sa vie à une fuite perpétuelle.

Eluan ne regrettait rien.

Quand il rentra de sa patrouille nocturne avec les vadrouilleurs de son campement, aux alentours de neuf heures du matin, Eluan fut étonné de trouver les vendeurs du marché couvert agités. Ils échangeaient en un dialecte qu'il ne comprenait pas. Dialecte qui, il le savait, était utilisé majoritairement pour que les étrangers et nouveaux venus de la communauté ne comprennent pas. D'habitude, ils parlaient lysirien.

Il se passait quelque chose.

Eluan, qui comptait bien tirer tout cela au clair, s'approcha de la vendeuse de pièces détachées avec qui il faisait parfois la conversation. Elle haussa un sourcil en le voyant.

- Bonjour Eluan. Belle journée.

- Belle, je en sais pas, les gens ont l'air alarmés, répondit-il. Il se trame quelque chose ?

- Une gamine étrangère a débarqué sur le campement et le fouille de fonds en comble.

- Une gamine ? Et ils sont inquiets à cause de ça ?

Dans cette région du désert, les étrangers n'étaient pas une rareté. Il en passait plusieurs par jour, généralement des magiciens en quête de produits qui n'étaient disponibles qu'ici si on y mettait le prix, ou encore d'assassins reclus dont la tête était mise à prix.

- C'est une native du Désert Blanc, expliqua la vendeuse, elle parle le dialecte d'un campement plus au sud avec qui nous ne sommes pas en bons termes. En revanche, à en croire son itinéraire, elle venue depuis Romée. Ça pose question.

Étrange, effectivement. Les magiciens qui quittaient le Désert Blanc, surtout les régions reculées, avaient tendance à ne jamais revenir. Alors faire son retour en transitant par un campement où elle n'était pas la bienvenue... C'était bien trop inconscient pour que ça ne cache pas quelque chose.

Eluan s'apprêta à partir mener son investigation – il était naturellement méfiant et le travail de vadrouilleur était de veiller à la sécurité aussi bien à l'extérieur qu'à l'intérieur – mais la vendeuse le retint avant qu'il n'en ait l'occasion. Elle avait un sourire espiègle sur le visage.

- Oh, Eluan ? Une dernière chose.

- Oui ?

- Elle te cherche.

Sur ces paroles, elle se détourna pour regagner son atelier, le laissant seul avec ses pensées agitées.

Une enfant native du Désert Blanc ? Il y en avait une parmi les laboratoires. Cela ne pouvait pas être une coïncidence.

Eluan, plutôt que de rester statique, regagna son logement, récupéra toutes les armes sous forme de bagues qu'il possédait, puis s'engagea dans les allées de son campement. Le Seigneur des Ombres l'avait averti qu'un cas de figure pareil pouvait survenir. Dans ce cas, il avait deux options : disparaître une nouvelle fois, ou tuer celui qui était à ses trousses.

Tant pis s'il s'agissait d'une enfant, Eluan ne voulait courir aucune risque. Il prenait la seconde option.

Il questionna tous les magiciens qu'il croisa. Est-ce qu'ils avaient vu la fille ? Dans quelle direction était-elle partie ? Avaient-ils la moindre idée de pourquoi elle le cherchait ? La plupart étaient incapables de répondre, mais Eluan avait obtenu suffisamment d'indices. Elle se déplaçait vers la sortie ouest du campement.

Eluan s'activa, nerveux. S'il ne se trompait pas sur l'identité de sa poursuivante, alors il ne l'avait jamais vue se battre et ne savait absolument pas à quoi s'attendre. Mais si elle avait été envoyée seule contre un Phoenix, les laboratoires plaçaient nécessairement beaucoup d'espoirs en elle.

Il remonta la longue allée bordée de serres qui menait à la sortie ouest, et après avoir rabattu ses tissus autour de son visage jusqu'à ce qu'il ne reste plus que ses yeux de visible, s'engouffra dehors. Une nuée de sable brûlant s'abattit sur lui, bien vite écartée par ses propres pouvoirs.

Dans une région où le vent avait tendance à souffler fort, le maîtriser était un avantage considérable. Raison pour laquelle les vadrouilleurs avaient tout de suite accepté la présence d'Eluan parmi eux.

Dehors, la chaleur des trois soleils était écrasante. Le magicien ne savait pas s'il s'y habituerait un jour, raison pour laquelle il évitait de sortir en plein jour. Il apaisa le vent et attendit que les particules de sable autour de lui retombent au sol pour y voir plus clair.

On lui bondit dessus avant qu'il n'ait le temps de comprendre ce qu'il lui arrivait. Eluan, projeté au sol, donna un coup de coude dans les côtés de son assaillant – une fille menue –, roula sur lui-même puis se redressa, les sens aux aguets.

La magicienne s'écarta. Les tissus qu'elle portait sur son visage s'étaient partiellement défaits dans sa chute, révélant ainsi des cheveux noirs, une peau pâle et des yeux d'un gris foncé qu'Eluan avait déjà vu.

Sakura Judrin, agent technique en formation au AMI. En revanche, pour ceux qui travaillaient aux laboratoires, elle était mieux connue sous l'identité de Valentiana Katalina, la magicienne à l'essence magique du polymorphisme.

Eluan l'avait déjà aperçue sous ses deux apparences. Elle n'allait pas le prendre au piège ainsi.

- Je sais que c'est toi, Valentiana, dit-il.

- C'était juste un test, répliqua-t-elle. Mais comme je ne t'ai pas pris au dépourvu...

Elle prit une inspiration et ferma les yeux. La peau de son visage s'étira, devint plus bronzée et constellée de tâches de rousseur, son nez s'allongea, ses lèvres s'affinèrent et sa mâchoire se fit plus carrée. Elle rétrécit de plusieurs centimètres et vit sa longue chevelure noire changer en un roux cendré plus ondulé. Quand elle rouvrit les yeux, ils étaient d'un turquoise vif qu'il connaissait bien.

Eluan ne l'avait encore jamais vue passer d'une apparence à l'autre. Cela avait un côté déstabilisant.

- C'est bon ? lui demanda-t-il. Qu'on en finisse.

- Tu es persuadé que je vais te tuer ?

- Je ne vois pas pourquoi tu te serais déplacée, sinon.

- Pour passer un marché.

Eluan fronça les sourcils. Il était bien évidemment intrigué, même s'il ne comptait rien accepter de la part des laboratoires.

- Tu as coopéré avec le Seigneur des Ombres, poursuivit-elle. On sait qu'il t'a demandé de cacher le Livre des Miroirs pour qu'on n'y ait pas accès. La proposition est simple : dis-nous où il est et on fera comme si tu n'avais jamais existé.

- Ça ne tiendra pas, je reste un Phoenix, argua Eluan.

- On fera sans toi, insista Valentiana. Des Phoenix, on en a d'autres.

Oui, mais ils en avaient peu. Le Phoenix de terre était mort pendant l'expérimentation et ils n'avaient pas encore trouvé de remplaçant. Quant aux autres, ils étaient deux, et rien n'indiquait qu'ils survivraient longtemps. Le projet Phoenix n'étaient pas suffisamment abouti pour assurer un taux de réussite optimal.

Eluan supposait que les laboratoires savaient où placer leurs priorités. Le Livre des Miroirs valait bien un Phoenix en moins.

- Je refuse d'accepter ces termes, répondit Eluan.

- Alors qu'est-ce que tu veux ?

- Ce bouquin est si important que ça pour que tu me poses cette question ? Personne ne l'a ouvert. Personne ne sait ce qu'il fait ou contient. Pourquoi parier aussi aveuglément dessus ?

- J'en sais rien, moi.

Valentiana devait avoir aux alentours de douze ans. Si les supérieurs manigançaient quelque chose, elle n'était pas au courant. Elle en était encore au stade où elle exécutait les ordres sans poser de questions.

- Je ne veux rien qui provient de vous, déclara Eluan. Vous n'aurez pas ce livre.

- C'est ton dernier mot ? Tu ne pourras plus changer d'avis.

- Je sais.

Valentiana replaça ses tissus sur son visage et recula son pied droit pour se mettre en position d'attaque. Allait-elle sérieusement affronter un Phoenix à elle seule ? C'était inconscient. À son âge, il était impossible qu'elle ait le niveau.

Eluan laissa le vent l'entourer comme une armure. Deux ailes invisibles se formèrent dans son dos. Valentiana, elle, fouilla sa poche de pantalon et en sortit un cristal gris taillé en sphère, qu'elle serra dans sa main chargée de magie. Elle s'attendit à une réaction quasi immédiate, mais il ne se produisit rien. Eluan était toujours debout. Pourtant, elle avait utilisé sa pierre de Phoenix, il aurait dû tomber et hurler de douleur.

- Qu'est-ce que...

- C'est une fausse, l'informa Eluan. Je n'allais pas vous laisser avoir autant d'emprise sur moi.

Les sourcils de Valentiana se froncèrent. Elle retenta son opération, au cas où il lui aurait menti, mais elle dut se rendre à l'évidence, ce n'était pas la bonne pierre.

Il avait mieux soigné sa sortie que prévu. Si les supérieurs ne s'étaient rendu compte de rien, cela voulait dire que les deux sphères étaient absolument identiques.

Eluan fit deux pas dans le sable et décolla du sol dans un nuage ocre, qu'il repoussa habilement pour ne pas que son champ de vision se retrouve obstrué. L'une des bagues sur sa main droite se transforma en poignard. Valentiana, d'abord déstabilisée, l'évita d'une roulade quand il tenta de la planter au vol. Elle se redressa, tendit les mains en avant, et Eluan sentit l'air dense qui l'entourait se défaire. La surprise l'envahit. Comment pouvait-elle...

Ce fut quand elle tenta de rediriger ses propres bourrasques contre lui qu'il comprit.

Elle maîtrisait elle aussi le vent. Voilà pourquoi les laboratoires l'avaient envoyée.

Une magicienne à deux essences magiques. Décidément, ses anciens employeurs mettaient toujours la main sur cas particuliers pour grossir leurs rangs. En revanche, elle n'avait pas l'air particulièrement habile en magie.

Eluan abandonna sa forme de Phoenix et se laissa retomber au sol. Face à elle qui pouvait le contrer, ce serait plus un poids qu'autre chose. Il restait un meilleur magicien entraîné par le AMI. Sa magie Lysirienne et son aptitude au combat suffiraient.

Sa main qui ne tenait pas le poignard se couvrit de fumée rose. Il s'élança vers Valentiana, forma une nuée de sphères de magie autour de lui, puis les dirigea droit contre elle. La magicienne s'entoura d'un champ de force, qui fut brisé au cinquième impact. La dernière sphère la projeta la tête la première dans le sable.

Elle se releva sans attendre et se frotta les yeux. Eluan, lui, était déjà au dessus d'elle, prêt à mettre fin à sa vie.

Les laboratoires avaient misé une grande partie de son assassinat sur sa pierre de Phoenix. Dommage pour eux.

- Si tu fais ça ils vont tuer ton frère ! s'écria Valentiana.

Eluan se figea dans son geste. Non, ils n'oseraient pas toucher à Evan ? Il avait toujours fait son maximum pour que les laboratoires restent loin de lui et de sa petite sœur. S'il osaient...

Il se rendit compte trop tard de son erreur. Deux lames lui traversèrent le dos. Eluan, dont le flot de pensées avait été coupé net, s'effondra dans le sable, traversé par une douleur insoutenable.

Le manque d'attention dont il avait fait preuve se rappela à lui.

Il aurait du remarquer lorsque Valentiana avait légèrement relevé le bras droit. Il aurait dû remarquer comme la direction du vent derrière lui avait été altérée. Un courant puissant qui était remonté vers le haut, capable de déloger un objet enfoui dans le sable et de moduler sa trajectoire. Bien évidemment, elle était sortie avant lui. Elle avait eu le temps de mettre en place son stratagème en enterrant deux poignards.

Il avait suffit qu'elle parle de son frère pour qu'Eluan oublie toute once de bon sens.

Valentiana, le regard empli d'horreur, se releva et épousseta ses vêtements. Elle cacha le tremblement qui agitait ses mains et sortit son téléphone de sa poche pour composer le numéro d'un des supérieurs.

Tandis qu'Eluan agonisait sous la chaleur écrasante du désert, Valentiana se recula le plus possible. Pas assez pour le perdre de vue, mais suffisamment pour ne plus voir le sang qui imbibait ses vêtements.

La conversation téléphonique dura trois minutes.

Quand Valentiana revint sur ses pas pour prendre son pouls, Eluan était mort.

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