Chapitre 2: Novembre (5)
- C'est quoi toutes ces choses au bord des trottoirs ? demanda Rory.
Eloïse releva la tête dans sa direction, les mains enfoncées dans les poches de son éternel jean noir.
Ces derniers jours, tout lui semblait étrange. Le AMI qui lui vouait une attention anormale, le mystère des deux dossiers à son nom, la rencontre avec le directeur qui s'était révélée être un piège, puis sa deuxième suspension. Et tout cela n'avait été qu'un début qui avait franchi la barrière du AMI.
Ses pouvoirs avaient disparu.
Le premier ministre de la Cité lui cherchait des problèmes.
Rory lui servait de protection tandis qu'elle était incapable de se défendre.
Et encore, cela excluait toutes les affaires qui concernaient l'Ombre. Les Pierres Élémentaires, le Livre des Miroirs, les laboratoires du Phoenix...
Eloïse en avait mal au crâne.
- Des voitures, répondit-elle.
- C'est ce que vous utilisez pour vous déplacer ?
- Tu te doutes bien qu'il n'y a pas d'arches ou d'équivalent, sur Terre. Les seules Portes des Mondes qu'on a permettent de se rendre sur Thélis et ont été posées par des magiciens.
Rory, vêtu à la façon d'un humain – ce qui ne l'empêchait pas de porter sa veste de Madrigan, d'un vert sombre orné de dorures – ne cessait de regarder avec curiosité et perplexité tout ce qui échappait à sa compréhension. Cela égayait presque le trajet d'Eloïse jusqu'à son collège.
Elle n'avait aucune envie de s'y rendre, mais sécher trop longtemps lui vaudrait des remontrances de la part du AMI.
- Je vois les similarités entre la Terre et Thélis, reprit Rory. On dirait deux facettes d'un même monde, mais qui a évolué différemment à cause de la magie.
- Ça c'est parce que la plupart des inventions humaines proviennent de magiciens qui se croient malins.
- Ah, oui, j'en ai entendu parler.
Beaucoup de magiciens s'étaient rendus sur Terre pour y apporter leur technologie en prétendant que l'invention était la leur. Si l'inverse se produisait peu, les magiciens avaient néanmoins amené le français et l'anglais chez eux après des épisodes de migration vers la Terre. Ils avaient été tellement nombreux que le français avait remplacé le lysirien en tant que langue officielle.
- Tu peux accélérer un peu ? lui intima Eloïse. Te voir t'extasier sur la base de la culture humaine est distrayant, mais je n'ai aucune envie d'arriver en retard.
- Ça va t'apporter des problèmes ?
- Non. De l'attention non désirée.
Rory fronça les sourcils. Ses yeux d'un jaune orangé scrutaient Eloïse avec perplexité.
- De l'attention non désirée ? Ce n'est pas toi la seule humaine magicienne a avoir jamais existé ?
- Justement. Quand je suis en retard, il arrive que mes chers camarades viennent me demander si j'ai accompli je-ne-sais-quel acte de bravoure sur le chemin. Ils plaisantent, mais à la longue ça devient agaçant.
- Les humains te posent beaucoup de questions par rapport à la magie et à Thélis ?
- Presque tous les jours. Je comprends que ça intrigue, mais je ne suis pas une encyclopédie.
- Donc tu sèches régulièrement.
- Gagné, soupira-t-elle.
Maintenant, Eloïse avait prit l'habitude de ne plus répondre aux questions. Quand elle voyait quelqu'un marcher dans sa direction avec l'intention de lui parler, elle s'esquivait ou l'en dissuadait d'un regard noir. Ce n'était pas particulièrement efficace, malheureusement.
Si seulement il y avait moins d'élèves curieux dans le collège, Eloïse s'y sentirait mieux.
Dès qu'ils parvinrent à proximité du bâtiment, Eloïse s'aperçut que certains élèves qui passaient à côté d'eux ralentissaient pour les examiner. Ils connaissaient Eloïse et ne s'étonnaient plus de sa présence – de toute manière, elle ne ressemblait pas à une magicienne – mais Rory attirait l'attention.
- Tu aurais dû prendre une autre veste, le prévint Eloïse.
- Il en était hors de question, répliqua Rory.
Eloïse garda ses réflexions pour elle. Les Madrigans étaient un peuple à la magie puissante et au passif impressionnant, mais ils refusaient, dans la plupart des cas, de sortir sans leurs vestes. Certes, elle leur apportait une protection non négligeable, tissus couvert de sortilèges oblige, mais le monde entier n'ambitionnait pas de leur sauter à la gorge – une chose qui leur échappait encore.
- Tu vas vite comprendre mon quotidien, l'informa Eloïse.
Rory haussa les épaules, indifférent.
Dès qu'ils passèrent la grille du collège, la majorité des élèves présents dans la cour les dévisagèrent avec curiosité. Certains firent des remarques plus ou moins discrètes sur la veste de Rory et sa nature de magicien, mais il les ignora royalement. Eloïse supposait qu'il avait déjà eu affaire à ce genre de comportement, en tant que Madrigan.
Elle esquiva les questions qui fusèrent par la suite et mena Rory jusque dans le couloir où se trouvait sa salle de cours, au deuxième étage du collège.
- Très bien, tu avais raison, admit Rory. C'est agaçant. Les gens sur Thélis me dérangent avec plus de respect.
- Bienvenue sur Terre, maugréa-t-elle.
Rory, qui était auparavant d'une humeur agréable qu'Eloïse lui avait rarement vu, redevint maussade. Elle savait que cela faisait à peine deux semaines qu'ils se connaissaient, mais il était rare qu'ils interagissent sans un minimum de ressentiment. La situation s'était améliorée les derniers jours et Eloïse commençait à croire qu'ils deviendraient amis. Chose, à l'origine, inespérée.
Le professeur d'histoire apparut au bout du couloir et se dirigea vers sa classe. Son regard se riva aussitôt sur Eloïse, puis sur Rory, qu'il dévisagea, décontenancé. Il y eut un instant de flottement où tout deux restèrent le regard fixé l'un sur l'autre. Eloïse, confuse, donna un coup de coude à Rory. Elle écopa d'un regard noir de sa part.
- Quoi ? demanda-t-il.
- À toi de me dire. Tu fixes mon prof d'histoire comme s'il s'agissait d'une apparition divine.
- C'est lui qui me regardait comme si j'étais un extraterrestre, se défendit Rory.
- Parce que pour lui tu en es un, génie.
Rory leva les yeux au ciel. La professeur d'histoire parvint à leur niveau et sortit les clés de la salle de sa poche. Il en profita pour échanger avec Eloïse sur un ton qui alternait entre reproche et inquiétude.
- Ça fait deux semaines que tu es absente, fit-il remarquer. D'habitude, tu ne sèches jamais plus de trois ou quatre jours de suite. Je peux savoir ce qu'il t'es arrivé ?
- Des trucs de magiciens, se justifia-t-elle.
- Oui, merci. Tu sors toujours la même excuse.
- C'est le problème à force côtoyer des magiciens.
Le professeur secoua la tête, ennuyé. Avec Eloïse, ce genre de conversation menait rarement à quelque chose de concret. Il se tourna vers Rory.
- Je peux savoir qui tu es ?
- Rory, un ami d'Eloïse. Je l'accompagne.
- Le AMI me donne l'autorisation d'amener quelqu'un en cours avec moi si besoin, ajouta Eloïse. Vous vous rappelez ?
- Oui. Mais j'aimerais néanmoins connaître la raison de sa présence.
- Longue histoire.
- Bien. Dans ce cas tu viendras m'en parler à la fin de l'heure.
La sonnerie retentit. Le professeur ouvrit la porte de la salle et invita les élèves à y entrer. Eloïse, renfrognée, rejoignit sa place, située sur la dernière rangée, et désigna la table voisine, où Rory s'installa. L'élève qui y siégeait normalement fut relocalisé à l'avant malgré ses protestations.
Le professeur d'histoire devait être celui qui se renseignait le plus sur les occupations et l'état d'Eloïse. Elle ne comprenait pas bien ses raisons, mais supposait qu'il était comme ça avec tous les élèves en situation particulière.
L'heure s'écoula sans qu'Eloïse ne prête attention à ce qui se déroulait au tableau, trop occupée à réfléchir aux excuses qu'elle sortirait au professeur. Rory, lui, ne rata une miette du cours et parut même déçu en comprenant qu'il touchait à sa fin.
Eloïse l'obligea à se lever pour quitter rapidement la salle. Elle avec un peu de chance, elle pourrait s'éclipser avant que le professeur ne l'interpelle.
Celui-ci comprit son intention et alla se poster devant la porte. Il la dissuada de partir d'un regard et elle dut retourner s'asseoir.
Quand les autres élèves furent partis, le professeur ferma la porte et partit à sa rencontre. Son air concerné devenait une habitude.
- Où est-ce que tu étais ces deux dernières semaines ? demanda-t-il.
- Par-ci par-là. Majoritairement du côté des magiciens.
- C'est lié avec l'organisation qui s'occupe de toi ?
- Le AMI ? Non. C'est... Plus personnel.
- Pourquoi tu refuses catégoriquement d'en parler ? voulut savoir le professeur. Si tu ne réponds pas aux questions de façon évasive, tu les évites tout bonnement. Qu'est-ce que ça t'apporte de taire ta vie à part davantage de questions ?
- Ce qui m'arrive ne concerne que moi, se défendit-elle.
Le professeur se tourna vers Rory, qui observait silencieusement l'échange, dans l'espoir d'obtenir des réponses de sa part.
- Elle attire l'attention, répondit-il à la surprise générale. Des gens ont tenté de l'enlever il y a peu et ils ne sont pas les seuls à en avoir après elle, seulement, on ne sait pas pourquoi. Je l'accompagne pour la défendre si besoin.
- Rory ! s'exclama Eloïse, furieuse.
- Quoi ? répliqua-t-il. Tu passes ta vie sous silence et tu t'étonnes qu'on vienne te demander des comptes ?
- Qu'est-ce que ça apporte à des gens qui ne sont pas concernés de savoir ça ?
- Ils te comprennent mieux.
- Ton ami a raison, s'immisça le professeur.
Il se passa une main sur le visage, ravi d'avoir enfin des réponses mais tout aussi abasourdi parce qu'il entendait.
- Ta situation est sérieuse, Eloïse. Plus que je ne l'imaginais. Ce n'est pas quelque chose que tu peux garder pour toi. Que fais l'organisation qui s'occupe de toi ?
- Rien.
- Rien ? Mais ils savent dans quelle situation tu es ?
- Oui. Ils sont potentiellement impliqués.
Le professeur garda le silence, consterné.
- J'en parlerais à mes collègues, que ça te plaise ou non, décréta-t-il. En attendant, fais attention à toi. D'accord ?
- D'accord, marmonna-t-elle.
Le professeur les laissa partir après leur avoir rédigé un mot de retard, étant donné que le cours suivant était déjà bien entamé.
Eloïse et Rory se pressèrent dans le couloir.
- C'était si terrible que ça ? demanda-t-il.
- Ça risque de semer la panique chez le personnel, mais hormis ça, non.
- La panique ? N'exagère pas.
- Rory, tu viens de dire à un professeur que des gens tentaient de me kidnapper et que tu étais là pour me servir de garde du corps. Ce qui leur montre que je peux potentiellement me faire agresser au collège.
- Ils seront préparés, si jamais ça arrive.
Eloïse secoua la tête. Les humains ne seraient jamais prêts à affronter des magiciens. Ils n'en avaient pas les moyens.
Et surtout, elle ne savait pas l'ampleur de la menace qui lui faisait face.
◊
Quand la pause de midi arriva, Eloïse entraîna de nouveau Rory en dehors de la salle telle un ouragan. Il eut beau protester, elle l'obligea à se dépêcher en le tirant par le bras.
- Ça te coûterais quoi de perdre quinze secondes supplémentaires ? râla-t-il.
- J'évite quelqu'un.
Rory fronça les sourcils et se retourna pour observer les élèves qui sortaient de la classe dans un flot continu.
- Tu parles du garçon tout maigre qui se dépêche de nous rattraper ?
Eloïse n'eut pas besoin de vérifier, elle comprit qu'il parlait de Lysandre.
- Lui, oui.
Elle hésita, puis demanda à Rory de l'attendre pour parler à Lysandre. Mieux valait qu'elle lui explique les choses plutôt que de l'ignorer sans qu'il ne sache pourquoi.
- Qu'est-ce qui t'es arrivé ces deux dernières semaines ? demanda-t-il. Pourquoi tu m'évites depuis ce matin ? Et qui est le type qui t'accompagne ?
- Longue histoire, répondit-elle. Je n'ai pas envie de te mêler à ça.
- Eloïse, s'il te plaît. Tu m'as toujours tout raconté.
- Cette fois ça ne va pas être possible. Rester avec moi pourrait te mettre en danger et c'est tout ce que je veux éviter. Je préfère que tu gardes tes distances le temps que je comprenne tout ce qui me tombe dessus.
- Quoi ? s'indigna-t-il. Mais qu'est-ce qui te prends ?
- Je suis possiblement en danger, Lysandre. De fait, mon entourage aussi, et je ne peux pas te défendre, puisque je n'ai plus de pouvoirs.
- Mais...
- Je sais qu'on m'observe. Et je sais qu'on pourrait se servir de toi pour m'atteindre. Je suis désolée.
À ces mots, Eloïse le laissa pour rejoindre Rory, qui attendait, adossé au mur un peu plus loin. Elle fut soulagée de ne le voir poser aucune question malgré la curiosité évidente qui s'affichait sur son visage.
- Je crois qu'on m'a assez vue et tu as sûrement mieux à faire de ton après midi. Tu me ramènes au Centre ?
- Déjà ? s'étonna-t-il.
- J'ai besoin de rester un peu seule.
Rory l'observa un court instant, interdit, puis hocha la tête.
- D'accord.
Ils partirent en direction de l'entrée du collège. Eloïse fut soulagée de voir que Lysandre la laissait tranquille, mais culpabilisait également. Il était l'un de ses seuls amis et elle le repoussait. Mais même si sa décision était injuste, elle avait peur que quelque chose lui arrive par sa faute.
Avec un peu de chance, il lui pardonnerait.
Eloïse dut prétexter une attaque de magiciens quelque part pour que les surveillants à la grille la laissent sortir. À partir de là, la route vers le Centre se fit en silence.
Rory se perdit dans l'observation des alentours. Son esprit faisait des parallèles entre ce qu'il avait sous les yeux et ce à quoi ressemblait Thélis. Il rentra dans un passant par accident et fut coupé dans ses réflexions.
- Désolé, marmonna-t-il.
Une étrange impression s'empara de lui. Rory leva les yeux vers le passant, qui le regardait, surpris. Tout deux se détournèrent prestement après un instant de flottement.
- C'est une manie chez toi de fixer les gens avec insistance ? demanda Eloïse.
- Non. Mais...
Rory secoua la tête. Il ne voulait pas alarmer Eloïse pour le moment.
- Les gens ici me perturbent.
L'excuse fit hausser un sourcil dubitatif à Eloïse, mais elle ne s'attarda pas sur cet épisode davantage.
Rory, lui, le repassa en boucle dans son esprit.
Il savait reconnaître un magicien quand il lui rentrait dedans.
◊
Miranda n'aimait pas la façon que les Alphas utilisaient pour protester. Rester cloîtrées au Centre en compagnie de Synetelle et sa mauvaise humeur avait tendance à entacher la sienne.
Quelle mouche avait piqué le AMI lorsque les changements d'équipes avaient été mis en place ? Il était hors de question qu'elle parte en Béta, ou qu'Eloïse aille en Zéta. Quant à Synetelle, Miranda n'en avait pas grand chose à faire, mais une protestante de plus était toujours à prendre.
Si elle avait pu, Miranda serait simplement allée menacer quiconque avec un pouvoir décisionnel parmi les agents techniques de l'organisation. Jerome avait eu beau affirmer que seul le directeur était responsable, elle était persuadée que quelques menaces feraient resurgir des autorités insoupçonnées.
Miranda jouait avec une boule de métal en fusion quand les filles de l'équipe Alpha descendirent au rez-de-chaussée, équipées de leurs tenues de combat. Elle quitta le salon noir et blanc pour les rattraper avant qu'elles ne partent.
- Où est-ce que vous allez ?
Framboise se retourna, l'air désolée.
- On a une mission.
- Et ? Vous n'étiez pas censées les refourguer à d'autres gens pour pouvoir rester ici ?
- Les missions mineures, oui, répondit Kylliadelle. Celle-là est majeure. Si on ne s'y rend pas, personne d'autre ne pourra le faire et il risque d'y avoir des victimes.
Miranda croisa les bras, en plein conflit intérieur. Synetelle y coupa court en descendant les escaliers à son tour. Ses cheveux roux étaient en pétard et elle tenait entre ses doigts l'écouteur qu'elle avait retiré de son oreille.
- Alors comme ça vous partez et vous ne pensez pas à nous prévenir ? grinça-t-elle.
- Synetelle, soupira Kylliadelle, c'est important. Tant pis pour la protestation.
- Je ne suis pas stupide, je ne compte pas vous empêcher de partir. Je veux venir.
Framboise et Alicia se jetèrent un regard en coin, perplexes.
- Euh... On peut faire ça ? s'étonna Framboise. Techniquement, tu ne fais plus partie de l'équipe...
- On s'en fiche de ça. Vous n'êtes que trois, vous allez avoir besoin d'aide.
- Oui, mais les supérieurs vont comprendre dans le rapport de mission que tu étais là.
- J'ai l'air d'en avoir quelque chose à faire ?
Framboise n'ajouta rien. Après tout, ce n'était pas son problème.
Synetelle rangea ses écouteurs dans la poche de son pantalon, s'attacha les cheveux en chignon et se tourna vers Miranda.
- Tu viens ?
- Oui. Hors de question que je reste ici.
- Parfait. Les supérieurs vont en baver.
- Dépêchez-vous, dit Kylliadelle. On aurait déjà dû être parties.
- Il nous faut deux minutes, répondit Synetelle. Prenez de l'avance si ça vous amuse, on vous rattrapera.
Framboise, Alicia et Kylliadelle quittèrent le Centre. Synetelle et Miranda, elles, partirent se préparer en vitesse. Dès qu'elles furent de retour dans l'entrée, équipées pour combattre, elles échangèrent un regard entendu. Une chose rare, quand elles passaient normalement leur temps à se haïr.
- On va les faire plier, affirma Synetelle. Aucune autre solution n'est envisageable.
Miranda esquissa un sourire en coin. Pour une fois, elle aimait la façon de penser de Synetelle.
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