Chapitre 17: Décembre (8)

Valentiana détestait lorsqu'on ne la prenait pas au sérieux. Pourtant, elle avait expliqué toute la situation à Anthéon, son supérieur, mais c'était comme hurler dans le vide de l'espace.

- Eloïse et Miranda savent que je suis une polymorphe, insista-t-elle. Elles sont devenues bien trop suspicieuses envers Sakura.

- Si j'ai bien compris, elles n'ont fait que te traiter de menteuse, répondit Anthéon. Avec ce qu'elles savent déjà, ce n'est pas étonnant, et cela ne veut pas dire qu'elles sont au courant pour autant.

- Eloïse a parlé de double face. Je suis certaine que ce n'est pas par hasard.

Sans compter le Seigneur des Ombres qui tentait de se rapprocher de leur groupe et qui était au courant de son essence magique de polymorphisme. Ils avaient dû faire le lien.

Si on regardait trop près, l'assassinat d'Himiko Yomoë puis de Cristal Aurora menaient les preuves en direction de Sakura.

- Je ne le saurais pas à moins de les faire avouer, poursuivit Valentiana.

- Ça ne sert à rien de te tracasser autant, jugea Anthéon. Si elles savent, tant pis. Sinon, tant mieux. Dans tous les cas, elles n'ont aucun moyen de t'empêcher de poursuivre ta mission.

- Comment on peut en être sûrs ?

- Écoute. Si c'est vraiment nécessaire, on enverra Vénérios leur effacer la mémoire.

Avec le retour des pouvoirs d'Eloïse, laisser Vénérios l'approcher ne serait plus aussi simple. Sans parler de Miranda, qui était coriace. Ce serait déployer beaucoup trop d'efforts pour quelque chose qu'elles finiraient par apprendre de nouveau.

Puis les laboratoires ne savaient pas combien de personnes s'étaient alliées à elles.

Quant à Vénérios... Avec ses réactions imprévisibles des derniers jours, elle n'était pas sûre que le garder au premier plan était une bonne idée. Certes, il était un Phoenix, mais il était aussi maintenu dans une ignorance qui le déplaisait au plus haut point et l'encourageait à aller à l'encontre des ordres.

Ce qu'il ne comprenait, c'était que ses actions renforçaient la détermination des supérieurs à ne rien lui dire.

- Je ne sais pas...

- Valentiana, soupira Anthéon. Tu es inquiète parce que leur groupe a l'air nombreux, c'est ça ?

- Oui. J'ai identifié certains magiciens, mais pas tous.

- Ce n'est qu'une question de temps avant qu'on obtienne tous les noms.

- Pourquoi ne pas questionner les deux qu'on a sous la main ?

Synabella Evans, informatrice de la Résistance, et Geoffrey Dawkins, capitaine de l'équipe Béta au AMI. Ils avaient forcément des informations judicieuses à leur donner.

- Parce qu'ils ne répondront pas à moins qu'on use de violence et qu'on a besoin d'eux en un seul morceau, répondit Anthéon.

- Donc vous n'allez même pas essayer ?

- Non.

Les supérieurs ne se rendaient pas compte à quelle vitesse avançait le camp adverse. Valentiana était de plus en plus agitée. Quand ils comprendraient que la situation n'était pas à prendre à la légère...

- Sinon, Eloïse s'est inscrite à l'académie Adénora Calléor, annonça-t-elle.

- Je suis au courant, oui. Pour rester loin du AMI.

- C'est forcément en rapport avec la liste de noms qu'on a trouvé en leur possession. Il s'agit de l'académie la moins accessible de la Cité entière, alors pourquoi irait-elle s'embêter là-bas sans une bonne raison ? Il y en d'autres avec un internat qui n'ont pas de sélection.

- Pour le coup, je rejoins ton inquiétude. J'en parlerai aux autres. On verra ce qu'on trouve.

- Et concernant Eloïse ?

- Qu'elle soit au AMI ou à l'académie ne change rien. Oublie tout ça, on s'en occupe. Est-ce que tu as retrouvé son dossier ?

Valentiana détourna les yeux. Il n'était jamais réapparu dans la salle des archives.

- Non. Il n'a pas été retourné et ne le sera sans doute jamais.

- Bon, soupira Anthéon. Tant pis. On fera un copie si besoin. Autre chose ?

- Pas pour le moment.

- Dans ce cas, retourne travailler. Ne t'inquiète pas pour le reste, on verra comment les choses évoluent.

Valentiana acquiesça, mais le cœur n'y était pas.

Eloïse inspira, puis expira. Elle fit le vide dans son esprit. Chercha à retrouver la sensation exacte qui l'avait habitée par le passé. Mais elle eut beau se concentrer et y mettre toute sa volonté, sa magie resta tout aussi Ancestrale que si elle n'avait strictement rien fait. Elle laissa retomber ses bras le long de son corps. Encore une fois.

- Alors ? demanda Rory.

- Rien.

- Même pas un peu ?

- Aussi Madrigane qu'un chat est un chien.

Il était six heures sept du matin. Cela faisait presque une heure que Rory et Eloïse s'étaient retrouvés en pleine forêt pour tenter de faire apparaître sa magie Madrigane. Il était désormais difficile de s'y prendre à un autre moment puisque la magicienne commençait ses enseignements à huit heures et passait une bonne partie de son après-midi au AMI. Au moins, aussi tôt dans la journée, elle était sûre que personne ne remarquerait son absence.

Rory retint un bâillement à grand peine.

- On recommence ? proposa-t-il.

- Je ne suis pas sûre de réussir cette fois non plus. Je ne sais pas comment m'y prendre.

Eloïse leva une main devant elle et forma une sphère en lévitation au dessus de sa paume. En soit, il lui suffisait de changer la structure de sa propre magie, mais la théorie et la pratique étaient deux choses bien distinctes.

C'était le Seigneur des Ombres qui avait réveillé ses pouvoirs Madrigans. Elle désespérait de plus en plus de savoir comment il s'y était pris.

Quand un point blanc tomba sur la manche de son manteau, Eloïse dissipa sa sphère et leva les yeux au ciel.

- Tiens, de la neige le jour de Noël. C'est de circonstance.

Le vent bruissa entre les arbres dépourvus de feuilles et les flocons se mirent à tomber avec plus d'énergie.

- Dommage qu'il n'y ait pas de gui, plaisanta-t-elle.

- Eh bien, répliqua Rory, je ne te pensais pas aussi entreprenante.

Eloïse se figea, la bouche entrouverte. Il avait compris le sous-entendu ?

Rory lui répondit par un haussement de sourcils amusé.

- Tu sais, dit-il, j'ai fait un peu de recherches sur votre culture depuis que je vais régulièrement sur Terre. Je suis tombé par hasard sur cette fameuse histoire de gui. Je crois que c'était l'univers qui me faisait passer un message.

- ... C'est malencontreux.

- Si peu. Tu viens ?

Rory s'éloigna entre les troncs. Eloïse trottina à sa suite pour le rattraper.

- Où est-ce que tu vas ?

- Trouver du gui. Je croyais que tu en voulais.

- Parce qu'en plus il y en a dans cette forêt ? s'indigna-t-elle.

Eloïse sentait que sa remarque allait devenir un motif récurrent de moqueries entre eux.

- Il y en a, confirma Rory.

- Mais qu'est-ce que j'ai fait à l'univers pour en arriver là...

- Bonne question.

Ils marchèrent pendant deux bonnes minutes. Enfin, le Madrigan se stoppa, les yeux rivés vers le ciel. Un flocon de neige tomba sur le bout de son nez, un autre au milieu de ses cils. Il se tourna vers Eloïse et tendit son doigt vers l'arbre derrière lui.

Du gui.

- Félicitations, lui dit Eloïse. Tu en as trouvé.

- Tu n'as pas l'air particulièrement ravie par cette perspective.

- Peut-être parce que tu es ouvertement en train de te moquer de moi. Qui sait.

En réponse, Rory fit un pas supplémentaire dans sa direction et rapprocha son visage du sien.

Il osait. Très bien.

Eloïse passa sa jambe derrière le pied du Madrigan et tira d'un coup sec dessus. Il s'écrasa dans un tas de feuilles mortes à moitié gelées.

- Oups, souffla-t-elle. Mon pied a glissé sur une plaque de verglas.

Rory se releva et chassa la saleté qui avait constellé sa veste de Madrigan, un air de défi collé au visage. D'un geste vif, il laissa sa magie glisser sur le sol et propulsa les feuilles mortes en plein sur Eloïse, qui agita les bras pour se protéger.

- D'accord, marmonna-t-elle. On est quittes.

- Parfait, répliqua Rory.

Eloïse retira un morceau de branche et une feuille décomposée qui s'étaient coincés dans ses cheveux. Ils avaient assez plaisanté. Mieux valait qu'elle reprenne son entraînement avant de devoir retourner à l'académie.

Son regard fut attirée par les dernières étincelles rouges qui s'éteignaient dans l'air.

Une idée germa dans son esprit.

- Je crois que je sais comment faire, déclara-t-elle.

- Faire quoi ?

- Utiliser la magie Madrigane. Donne ta main.

Rory, dubitatif, fit néanmoins ce qu'elle lui demandait. Eloïse la saisit dans la sienne.

- Utilise de la magie, lui demanda-t-elle.

- C'est supposé faire quoi ?

- Me donner un exemple à suivre.

Rory laissa une faible fumée rouge s'échapper des doigts qu'Eloïse tenait. La magicienne se concentra dessus. Elle tenta d'en analyser la trace énergétique pour ensuite la reproduire. Ce n'était pas son fort, mais avec de la persévérance, elle en était capable.

Eloïse leva sa main libre et forma une sphère de magie. Au départ, il ne se passa rien, puis à mesure qu'elle modulait son pouvoir à partir de celui de Rory, elle le sentit changer. La lumière bleue devint plus vive, la température baissa légèrement et la sphère se dilata, si bien qu'elle dut la densifier davantage.

En revanche, impossible de se tromper, il s'agissait de magie Madrigane.

S'habituer aux leçons fournies par l'académie Adénora Calléor avait pris moins de temps qu'Eloïse ne se l'était imaginé. En quelques jours, elle avait rattrapé son retard dans la moitié des matières – il fallait dire qu'elle avait des facilités en sciences et un bien meilleur niveau en anglais que les magiciens de son groupe.

Non seulement les professeurs ici ne la traitaient pas comme une bizarrerie, mais en plus, deux magiciens de la liste étaient dans la classe des cinquième années.

Andromeda Hansen et Liam Enderson qui étaient, du peu qu'elle avait vu, de bons amis.

Eloïse terminait sa journée par un cours de maîtrise de la magie, qui était organisé par table de quatre. Autant dire qu'elle ne laisserait pas passer l'occasion de s'asseoir avec eux.

Tandis que les élèves rentraient un à un dans la salle, Eloïse fit mine de ne pas savoir où s'installer. Andromeda et Liam s'étaient tous les deux placés au fond, aussi elle recula jusqu'à être à leur niveau.

- Je peux m'asseoir ?

- Je t'en prie, répondit Liam.

Eloïse posa ses affaires et tira la chaise.

Andromeda était une jeune fille aux longs cheveux rose clair dont la frange barrait son front, aux grands yeux noirs et à la stature frêle. Liam, à côté d'elle, arborait un calme mêlé d'assurance. Ses cheveux sombres touchaient ses épaules et ses yeux rouges tranchaient sur la peau pâle de son visage.

La professeure fit son entrée. La quatrième chaise de leur table resta vide. Au moins, Eloïse pourrait faire son investigation tranquillement.

Ils obtinrent les consignes pour l'heure à venir.

Chaque table se voyait attribuée un récipient contenant un litre d'eau. Le but était que les élèves allient leur magie pour donner une forme spécifique au liquide.

Un travail de groupe, parfait. C'était le meilleur moyen pour engager la conversation.

- Eloïse, c'est ça ? commença Andromeda. Tu as déjà fait ce genre d'exercices dans ton ancien établissement ?

- Non. À vrai dire, j'étais scolarisée sur Terre.

- Sur Terre ? Donc tu n'as jamais pratiqué de magie dans un cadre scolaire ?

- Techniquement, non. Mais je suis agent au AMI, donc ça compense.

Tandis qu'ils commençaient l'exercice et concentraient leurs efforts, Eloïse leur expliqua que, contrairement à ce qu'ils devaient sans doute penser, elle n'était pas une mage rouge, mais bel et bien une humaine pur souche. Si Andromeda et Liam furent d'abord surpris, ils reconnurent ensuite qu'ils avaient déjà entendu parler d'elle. Eloïse leur narra dans les grandes lignes comment elle s'était retrouvée scolarisée ici, ce qui encouragea les deux magiciens à parler d'eux en retour.

Andromeda était une Lysirienne originaire de l'île de Riss. Elle et sa sœur étaient venues sur Eole pour poursuivre leur éducation, devenue hors de prix sur leur île natale. Elle raconta avoir eu de la chance, puisque la seule raison pour laquelle l'académie les avait accepté était leurs essences magiques : les dragons, qu'elles avaient toutes les deux, et l'ouïe en plus pour Andromeda.

Quant à Liam, il était un sorcier de courant Tétra – comme en témoignait sa baguette sombre sertie de rubis –, orphelin sous la tutelle d'une famille aisée de la Cité. Il ne savait pas exactement comment l'académie l'avait admis alors que selon ses dires, ses pouvoirs étaient basiques tout au plus, mais s'en satisfaisait.

Quand la professeure passa voir leur travail, les trois magiciens avaient modelé le liquide en suspension en forme de grappe de raisin. L'eau était entourée d'un halo mélange de bleu, de vert et de rouge.

- Pas mal, commenta-t-elle. Cela manque de définition au niveau du centre, mais pour une première avec ce groupe, c'est correct.

Elle leur donna trois nouvelles formes à travailler. Les élèves s'y attaquèrent aussitôt. La grappe devint un parapluie, puis une cape et une Porte des Mondes. De l'eau retomba dans le récipient quand ils changèrent de forme, mais en communiquant davantage sur qui influait sur quelle partie de l'eau, ils parvinrent à gagner en fluidité dans leurs mouvements.

Eloïse remarqua que les groupes qui avaient terminé leurs manipulations s'attaquaient à un nouvel exercice. La professeure – qui visiblement maîtrisait la pierre – créait des cibles sur l'un des murs de la salle et demandait aux élèves, les uns après les autres, de lancer un tir de magie au centre.

- Qu'est-ce qu'ils font ?

- Utilisation de magie concentrée, expliqua Liam. C'est le rituel de fin de cours.

- On doit viser le centre de la cible avec le plus de force possible, ajouta Andromeda. C'est pour entraîner la gestion des trajectoires tout en évitant que la magie se dissipe trop.

Eloïse faisait régulièrement ce genre d'exercice au AMI. Elle devait admettre que c'était une bonne méthode pour améliorer la précision.

La professeure les appela quand le groupe précédent eut terminé. Liam fut le premier à passer. Il leva sa baguette en direction du mur, concentra la magie à son embout, puis l'envoya heurter le centre de la cible de pierre, qui accusa le coup sans remuer. Le sorcier parut néanmoins satisfait de lui-même et la professeure hocha la tête en retour. Il s'écarta et Andromeda prit sa place.

La jeune fille écarta légèrement les jambes pour équilibrer son poids du corps, inspira à fond et tira. Sa magie explosa dans une gerbe d'étincelles vertes, et comme pour Liam, la pierre absorba le choc sans dommages.

- Mieux que la fois précédente, fit remarquer la professeure. Tu progresses. Tu peux retourner t'asseoir.

Bien, cela voulait dire que c'était à Eloïse de se lancer.

Comme elle avait déjà fait cet exercice des centaines de fois, sa mémoire musculaire prit le relais dès qu'elle pointa son bras vers la cible. Pourtant, à sa grande surprise, ses pouvoirs réagirent différemment.

Au AMI, elle avait pris l'habitude de les rassembler jusqu'à leur limite dans ce type d'impact ciblé. Aussi, quand elle s'y prit exactement de la même manière sans pour autant sentir de résistance, Eloïse ne put s'empêcher de froncer les sourcils. Elle dut pousser nettement plus que d'habitude pour atteindre le même résultat.

Quand elle projeta sa sphère de magie à travers la salle, elle manqua de briser la cible en deux.

Les autres élèves, alertés par le bruit, se tournèrent dans sa direction. La professeure, elle, était sidérée.

- Eloïse, quel niveau magique avais-tu mis sur ta fiche d'inscription ? demanda-t-elle.

- Entre huit et neuf...

- C'est bien ce qu'il me semblait avoir lu. Tu veux bien me suivre quelques instants ?

La professeure se déplaça jusqu'à son bureau et ouvrit un tiroir. Eloïse la rejoignit, incompréhensive. Qu'est-ce qu'il venait de se passer ?

L'enseignante lui tendit un morceau d'aigue-marine où un minuscule écran avait été incrusté au centre. Un testeur de capacité magique pour courant Alpha.

- Serre ça dans ta main et canalise le plus de magie possible dessus, s'il te plaît.

Eloïse s'exécuta. Sa paume droite, qui serrait la pierre, se couvrit de fumée bleue. Encore une fois, elle dut pousser bien davantage avant de sentir le tiraillement intérieur signifiant qu'elle ne pouvait aller plus loin. Entre ses doigts, l'aigue-marine s'illumina vivement.

La professeure la remercia. Elle récupéra le cristal et regarda le chiffre qui était apparu sur l'écran.

- Tu n'es pas à huit ou neuf, déclara-t-elle, décontenancée. Tu es à environ quinze.

- Quinze ? s'exclama Eloïse.

Cette fois, elle était fixée. Depuis qu'elle avait retrouvé ses pouvoirs, ils avaient considérablement augmenté.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top