Chapitre 13: Décembre (5)
Synabella, dont le regard bichrome était braqué sur Eloïse, avait un grand sourire dessiné sur ses lèvres.
- Alors les laboratoires ont tenté de te kidnapper ?
- Et c'est pas passé loin, grinça Eloïse.
Rory avait décidé, conjointement avec Miranda, d'organiser un rassemblement d'urgence de l'Ombre. Après l'apparition de Vénérios et Cassandre et leur tentative avortée de partir avec Eloïse, ils avaient estimé plus sûr de tenir tout le monde au courant, et surtout, de se concerter pour trouver un moyen d'anticiper leurs prochaines tentatives.
C'était sans compter sur Synabella.
- C'est parfait, commenta-t-elle.
Rory manqua de bondir. Miranda le maintint par les épaules pour qu'il reste sagement assis sur le parquet de la maison abandonnée qui leur servait de quartier général.
- Parfait ? s'offusqua Canelle. Attends, tu sais au moins ce qui aurait pu lui arriver ?
- Non, répondit Synabella. La question n'est pas là. Eloïse s'en est sortie, très bien, mais les laboratoires la cherchent toujours. Or, on veut entrer dans leurs locaux pour voler leurs Pierres Élémentaires. Vous vous rappelez ?
Décidément, elle ne manquait jamais une occasion de retourner la situation à son avantage.
- C'est un très mauvaise idée, répondit Etan. Eloïse n'a rien à faire dans ce plan.
- Je n'ai jamais dit que je comptais l'y inclure.
- Pourtant c'est fortement sous-entendu, fit remarquer Evangeline.
Eloïse n'allait pas la contredire là-dessus. Certes, elle avait retrouvé ses pouvoirs – même si elle n'avait pas encore tenu au courant ses camarades –, mais entrer ainsi dans les laboratoires alors qu'elle ne savait pas ce qu'ils lui voulaient était plus dangereux qu'autre chose. Ça ne valait pas deux Pierres Élémentaires.
- Je ne compte pas envoyer Eloïse là-bas, objecta Synabella. Comme la dernière fois, je vais prendre sa place.
- Ça ne marchera pas, dit Evangeline.
- Tout dépend des moyens qu'on déploie.
Elle partit sur une tangente à propos des sortilèges d'illusions et de l'alchimie plastique. Synetelle se racla la gorge.
- Premièrement, les potions alchimiques pour changer d'apparence sont difficiles à faire. Deuxièmement, leur effet est très limité dans le temps.
- Je ne suis pas stupide, répondit Synabella. Je sais aussi que les sortilèges d'illusion ne sont pas d'une fiabilité totale et qu'on peut les sentir. Mais tout est une question d'équilibre. Tout ce qu'on doit faire, c'est les tromper suffisamment longtemps pour que je me retrouve dans leurs locaux.
Synetelle leva les yeux au ciel, atterrée. Elle n'était pas la seule à éprouver des réserves quant à cette proposition.
- Ça pourrait marcher, indiqua Jefferson à la surprise générale. Je peux comprendre les appréhensions de chacun, mais ce plan a toujours été dangereux. Il est simplement plus fiable que l'originel car il manipule les objectifs des laboratoires.
- Quelqu'un de raisonnable, asséna Synabella.
- Et s'ils devinent que ce n'est pas Eloïse ? s'enquit Rory.
- Le but est que ça ne se produise pas.
Rory, les yeux plissés, se prépara à répliquer avec plusieurs raisons pour lesquelles ça ne fonctionnerait pas, mais fut doublé par Eloïse.
- Ils vont reconnaître ta voix, fit-elle remarquer. On n'a pas du tout la même.
- Il me suffit de ne pas parler.
- Et tu ne penses pas qu'ils vont trouver ça suspicieux ? Je parle toujours.
Synabella rejeta ses cheveux en arrière, de plus en plus ennuyée.
- Pensons de manière inversée, dit-elle. Les laboratoires n'ont aucune idée de notre plan. À leurs yeux, nous n'avons strictement aucune raison de vouloir se retrouver chez eux. Pourquoi seraient-ils suspicieux ?
- Pour un bon nombre de raisons, insista Eloïse. S'ils trouvent des incohérences dans notre comportement, tu penses qu'ils vont faire comme se de rien n'était ?
- Bien évidemment que non. Ils vont tenter de s'adapter à ce que l'on prépare. Mais ils n'ont aucune idée de ce dont il s'agit.
- Et qu'est-ce qui te fais penser qu'ils ne pourraient pas anticiper notre plan d'une manière ou d'une autre ?
- Parce que c'est ridiculement dangereux et qu'ils ne nous pensent sans doute pas aussi absurdement stupides. Voilà pourquoi.
Elle n'avait pas tort, mais il leur était tout de même difficile de se mettre dans la tête de leurs ennemis.
Ce plan était une terrible idée depuis le début. Alors après tout, qu'ils décident de saisir une occasion différente pour le réaliser était-il si mauvais ?
- Le principe même de ce plan, argumenta Synabella en détachant soigneusement ces syllabes, est l'essence de l'inconscience. Il n'a jamais été question d'être rationnels ou raisonnables.
Elle désigna Geoffrey et Evangeline.
- Vous avez accepté de mettre votre vie en danger pour quelque chose qui a plus de chances d'échouer que de réussir. C'est que vous vous rendez compte des potentielles conséquences.
- Je ne suis pas née le crâne vide, rétorqua Evangeline.
- Étrangement, moi non plus, ajouta Geoffrey.
- Voilà, conclut Synabella. Des objections ?
Personne ne prit la parole. Synabella l'interpréta comme un feu vert pour passer à la phase suivante de la planification.
- Deux minutes, l'interrompit Eloïse.
- Bon sang, pesta Synabella. Qu'est-ce qu'il y a, cette fois ?
- Ce n'est pas ça. Il y a autre chose dont je dois vous parler.
Elle leva sa main, entourée du halo bleu de sa magie, suffisamment haut pour que tout le monde la voit. La surprise envahit les magiciens.
- Elle est revenue ? s'étonna Etan. Quand ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Je ne suis pas sûre, mais je crois que c'est à cause de Vénérios.
Elle leur expliqua comment, pour se venger du manque d'informations données par ses supérieurs, Vénérios avait fait ce que ceux-ci lui avaient demandé d'éviter à tout prix. À savoir, la toucher alors qu'il tenait la pierre Alpha dans sa main libre.
- Ma magie est revenue après, termina Eloïse.
Synabella fronça les sourcils. Les autres magiciens avaient l'air effarés. Cela confirma les suspicions d'Eloïse : elle n'aurait pas dû survivre à ça.
- Tu es humaine, ton corps réagit sans doute différemment aux Pierres Élémentaires que le nôtre, s'avança Synabella. Dans tous les cas, il semble que cela a provoqué une réaction.
- J'avais remarqué, oui, répondit Eloïse. Mais laquelle ? Et pourquoi ?
- Impossible à dire. Ton cas est unique.
Un élan de frustration gagna Eloïse. C'était toujours la même rengaine. Mais que pouvait-elle y faire ?
- Enfin, reprit-elle, normalement les laboratoires ne le savent pas. Cela n'attirera pas l'attention si tu n'utilises pas de magie.
- Noté, conclut Synabella.
Ils purent enchaîner sur les détails plus techniques. Le rôle déterminant de Rory et de ses sortilèges Madrigans, la réalisation de la potion de changement d'apparence et l'éventuel ajout d'un sortilège d'illusion par dessus, le lieu et l'heure la plus appropriée pour espérer rencontrer les laboratoires... Etan se chargea de tout noter sur son téléphone, avant de transférer le document à chacun. Ce qu'ils n'avaient pas établi pour le moment, ils se chargeraient de le planifier sur le tas.
Eloïse ferait sa journée du lendemain comme si de rien n'était, accompagnée de Rory. Ils se rendraient ensuite sur Thélis, où les deux magiciennes échangeraient de place.
Le reste, ce serait une grosse part de hasard.
◊
Eloïse eut l'impression que sa journée avait duré une semaine entière.
Elle avait dû rattraper une interrogation de français et un devoir surveillé de mathématiques, improviser un exposé d'anglais à cause de ses absences répétées, et avait obtenu une heure de colle pour travail non rendu. Certes, elle avait l'habitude de fonctionner ainsi, mais généralement tout ne venait pas s'empiler en si peu de temps. Rory, qui avait pourtant pris l'habitude de l'accompagner en classe, ne put s'empêcher de faire remarquer à quel point ce n'était pas sa journée.
Et encore, elle n'était pas finie.
À quinze heures trente, Eloïse décida qu'elle en avait eu assez. Elle ne se voyait pas souffrir une heure d'allemand alors que sa patience avait déjà atteint ses limites.
Elle et Rory quittèrent l'établissement promptement et se mirent en route pour rejoindre la Porte des Mondes. La potion pour Synabella devait être terminée, aussi mieux valait-il prendre du temps pour soigner les détails de leur plan.
Le Conseil des Cinq leur donna rendez-vous chez eux, dans le quartier Azur. À en croire leur bref message, Eloïse et Rory étaient les derniers à les rejoindre.
Ce fut Jeremy qui leur ouvrit la porte et les invita à entrer d'un vague geste de la main.
- Tout le monde est à l'étage, dit-il sobrement.
Eloïse était surprise à chaque fois qu'elle l'entendait parler. Sa voix était bien plus grave que son apparence ne le laissait paraître. Mais Jeremy, comme d'habitude, se refermait sur lui-même dès que les mots avaient franchi ses lèvres. Il se détourna et monta les marches qui longeaient le couloir, Eloïse et Rory sur les talons.
Synabella les attendait dans l'encadrement de la chambre d'Andromède et Evangeline.
- Vous arrivez au bon moment. J'espère que tu m'as pris des vêtements, Eloïse.
La magicienne ouvrit son sac de cours et lui tendit un pull en laine vert forêt qui devait être passé à la machine un nombre impressionnant de fois et un jean noir identique à celui qu'elle portait actuellement.
- J'ai pris les plus grands que j'avais, annonça-t-elle. En espérant que tu rentres dedans.
Synabella saisit les vêtements entre ses mains. Certes, elle n'était pas particulièrement grande pour une magicienne, mais l'était déjà plus qu'Eloïse.
- On fera avec, affirma-t-elle.
Elle retourna s'enfermer dans la chambre pour se changer et claqua la porte devant Eloïse et Rory. Il restèrent immobiles, sidérés.
- Et dire que je vais devoir la supporter à ta place, soupira le Madrigan.
- Bon courage.
Des pas pressés dévalèrent le second escalier au bout du couloir. Le visage de Tomas se dessina.
- Salut à vous deux, leur dit-il. On est en haut, si vous voulez.
- On arrive tout de suite, répondit Eloïse.
Les magiciens suivirent Tomas jusqu'à l'étage supérieur, qui était embaumé d'une odeur à la fois métallique, florale et fétide, comme si quelque chose s'était décomposé et qu'on avait tenté de le masquer à grand renfort de jasmin. Eloïse savait que l'alchimie produisait peu souvent un fumet alléchant et était ravie de ne pas être celle à boire la potion de changement d'apparence.
Le deuxième étage de la bâtisse ne comptait qu'une seule pièce, qui visiblement servait de grenier. Il était majoritairement constellé de cartons, mais à certains endroits Eloïse apercevait des vêtements pliés, des livres empilés, et des photographies accrochées sur les murs. Sur la plus proche, elle reconnut Tomas, alors âgé d'environ dix ans, entouré de deux femmes qui devaient être ses parents. Sur celle d'à côté, c'était un Etan minuscule dans les bras de son père, à en croire la ressemblance entre eux.
- C'est ce qu'on a réussi à récupérer de nos anciennes maisons respectives, lui dit Tomas en surprenant ton regard. En souvenir de nos familles.
- Oh. Vous cinq ?
- Oui, même si Andromède n'a pas grand chose. On a fait de notre mieux.
Tomas lui adressa un sourire, qu'Eloïse lui rendit. La vie du Conseil des Cinq n'avait pas été facile, aussi elle était ravie qu'ils aient pu rassembler tout ça.
Les plaintes de Synetelle la ramenèrent à leurs problèmes actuels. Elle était en train d'invectiver un Geoffrey encore plus bougon qu'à son habitude parce qu'il ne mélangeait pas assez bien la potion à son goût.
- Depuis quand c'est possible de mal mélanger ? maugréa le magicien.
- Depuis que tu existes, visiblement. C'est pas un cadeau que tu fais au monde.
- Ben voyons.
Evangeline observa leur échange, dépitée. Andromède était plus gênée qu'autre chose et Etan faisait mine de ne rien entendre.
- Ils sont toujours comme ça ? demanda Rory.
- Oh que oui, soupira Eloïse. Je suis ravie de ne pas aller aux réunions des capitaines d'équipes au AMI. J'en ai entendu des échos, disons, intéressants.
Synetelle se racla la gorge pour obtenir l'attention de tout le monde.
- Eloïse, rends-toi un peu utile et viens ici. J'ai besoin de tes cheveux.
La magicienne s'approcha du plan de travail improvisé, suivie par Tomas et Rory. Il était composé de plusieurs cartons – sans doute remplis de livres, vu leur densité – qui formaient une table. Dessus était posé l'un des chauffe-ballons du AMI, que Synetelle et Geoffrey devaient avoir emprunté en douce. La verrerie, maintenue en son centre, était emplie d'un liquide sombre qui frémissait sous l'effet de la chaleur. Il ne donnait pas du tout, du tout envie d'être bu.
- Quelle quantité ? s'enquit Eloïse.
- Trois devraient suffire, vu comme ils sont épais.
La magicienne s'arracha le nombre demandé et les fit glisser dans le ballon. L'odeur métallique s'accentua quand ils se dissolurent au contact du liquide.
- C'est à vomir, se plaignit Evangeline.
- Tiens-toi juste à côté des effluves, on en reparlera, répliqua Geoffrey.
Lui et Synetelle étaient les deux seuls assis par terre à surveiller la préparation. Les autres gardaient une distance respectable.
Synetelle, après avoir de nouveau critiqué Geoffrey sur sa façon de mélanger, demanda à Tomas de prendre le relais. Le magicien leva une main en direction du ballon, dont le contenu se mit à s'enrouler sur lui-même d'une étrange façon.
- C'est ça que je veux, asséna Synetelle.
- Il a l'essence magique des liquides, j'appelle ça tricher, répondit Geoffrey.
Lui qui maîtrisait le sable, il aurait bien du mal à faire de même.
La potion s'éclaircit petit à petit, jusqu'à devenir entièrement translucide comme s'il s'agissait d'eau sirupeuse. Synetelle éteignit le chauffe-ballon et poussa un soupir de lassitude. Si Eloïse se rappelait de ses leçons d'alchimie, ce type de concoction prenait au minimum deux heures et nécessitait une attention constante.
- Alors ? l'interrogea Etan.
- La potion a l'air correcte, affirma Synetelle. Pas parfaite, mais ce sera suffisant.
Synetelle était celle qui avait le plus de talent en alchimie, à cause de la formation donnée par le AMI. Elle n'était pas une experte en la matière, mais l'Ombre n'avait rien de mieux sous la main. Eloïse n'avait jamais été très douée pour la confection de potions, et elle savait que Geoffrey, Evan et Canelle non plus, raison pour laquelle tous n'étaient pas venus.
Synabella et Jeremy, les derniers magiciens manquants, foulèrent le plancher du grenier. Ce dernier fronça le nez quand l'odeur lui assaillit les narines.
Synabella, elle, ne faisait même pas attention. Elle avait enfilé les vêtements d'Eloïse, et si le pull large lui allait, le jean était un peu trop court pour ses jambes. Rien de trop voyant, cependant, elle l'allure générale correspondait à ce qu'ils souhaitaient.
- C'est prêt, si j'ai bien compris.
- Ouais, répondit Synetelle. Mais c'est bouillant. Donne-moi deux minutes pour refroidir la potion.
Elle saisit le tube du ballon d'une main et plaça l'autre en dessous. Des flammes s'échappèrent de sa paume pour se coller au verre. La magie étant naturellement froide sans pour autant être gelée, elle ne risquait pas de créer un choc thermique trop important.
Pendant que Synetelle s'occupait de ça, Tomas fit un aller retour à la cuisine prendre un verre.
Quelques minutes plus tard, la préparation, désormais tiède, fut versée dedans.
Synabella la but en trois gorgées.
Quand elle reposa le verre sur la table improvisée, elle était si indifférente qu'Eloïse ne put s'empêcher de la trouver impressionnante. Evangeline arborait un air parfaitement dégoûté et Etan observait le verre vide comme s'il avait contenu du choléra liquide.
- Bon, décréta Synabella, dont les traits du visage se mirent à se mouvoir, ne perdons pas de temps.
◊
Synabella avait environ deux heures devant elle.
La potion ne lui avait pas donné l'apparence exacte d'Eloïse, aussi pour dissimuler les détails qui pourraient la traduire, Rory lui avait lancé un sortilège d'illusion. Il était faible, et cela couplé à sa magie Madrigane le rendait presque impossible à sentir.
Quant à Geoffrey et Evangeline, ils étaient enfermés dans deux colliers qu'elle avait glissé sous le col roulé du pull.
Jusque là, tout se déroulait comme prévu.
Il ne restait plus qu'à compter sur le bon vouloir des laboratoires.
- C'est la première fois que je viens sur Terre, avoua Synabella.
Rory arqua un sourcil. Elle tentait de rendre sa voix plus grave et parlait doucement, au cas où ils seraient surpris par les laboratoires.
- Vraiment ?
- Je sais que cela peut paraître étonnant si l'on considère ma curiosité élevée, mais je n'ai jamais vu aucun intérêt à me rendre ici avant aujourd'hui.
- Comme beaucoup de magiciens.
Pour une première fois sur une autre planète, elle était étrangement à l'aise. Rory se rappelait avoir posé de nombreuses questions à Eloïse et observé avec insistance tout ce qui lui était inconnu – en particulier les voitures. Synabella, elle, faisait comme si de rien n'était. Enfin, c'était difficile d'attendre autre chose venant de sa part.
- Je suppose que tu as fait tes recherches avant de venir, dit-il.
- Bien évidemment. On ne change pas de monde sans être un minimum préparé.
- ... Chacun son point de vue sur la question.
Lui et Synabella n'avaient pas les mêmes préoccupations. Plus ils discutaient, plus ils s'en rendait compte. Il regrettait Eloïse.
Puisque Rory connaissait approximativement les environs, il avait décidé de la marche à suivre. À partir de la Porte des Mondes, ils se dirigeraient vers un parc plus grand pour faire mine de s'entraîner là-bas. La route ne durait pas plus de quinze minutes, mais ils tâcheraient de rester exposés le plus longtemps possible par la suite.
- Tu es vraiment sûre de ton plan ? demanda Rory après un long silence.
- Soyons cohérents. Les laboratoires ont dû battre en retraite hier à cause de Vénérios. Il ne fait aucun doute qu'une nouvelle tentative a plus de chance d'être concluante si elle est rapprochée de la précédente.
- Ça dépend de leur façon de raisonner.
- Simple. Ils ont failli vous avoir hier. Sachant que Vénérios a, à leurs yeux, potentiellement blessé Eloïse, et que tu ressors d'un affrontement contre un Phoenix, vous êtes considérés à leurs yeux comme diminués.
- Mouais. J'ai récupéré de l'affrontement en dormant.
- Peut-être, mais ils ne peuvent pas en être certains. Tout part d'une base conjecturale. En conclusion, je leur donne deux minutes pour se ramener.
Deux minutes ? Sachant que Rory et Eloïse étaient déjà sortis aujourd'hui et que rien ne leur était arrivé, que les laboratoires les retrouvent en si peu de temps était difficile à concevoir. À moins que...
S'ils surveillaient la Porte des Mondes, c'était possible. C'était trop risqué pour eux d'attaquer depuis Thélis, alors ils devaient attendre qu'Eloïse soit de retour sur Terre pour intervenir.
Cela expliquerait l'attaque après leur retour de Thélis la veille.
Comme pour le confirmer, Vénérios, transformé en Phoenix, tomba du ciel pour leur couper la route. Cassandre l'imita pour leur bloquer toute retraite.
Synabella marmonna des jurons dans sa barbe d'une voix grave. Rory devait bien l'admettre, cela ressemblait à Eloïse.
- Coucou, leur dit Vénérios. Désolé pour hier, j'ai légèrement dérapé.
- Sans blague ? répliqua Rory, amer.
- Je t'assure. Enfin, ce n'est pas la question. On a une mission à remplir.
Cassandre fut la première à rentrer dans le combat. Entourée de son armure de feu, elle poussa sur ses jambes pour décoller au ras du sol et saisit Rory par le buste. Le magicien se retrouva projeté contre le goudron de la rue, fort heureusement déserte – le peu de passants s'étaient enfuis en voyant les Phoenix débarquer. Il se releva après une roulade, épousseta sa veste, et chargea ses poings de magie.
Synabella, face à Vénérios, se mit en position d'attaque. Contrairement à la veille, il n'avait pas l'air du tout dans l'optique de la conversation, ce qui l'arrangeait. Moins elle parlait, moins elle se trahirait.
Vénérios envoya des trombes d'eau en direction de la jeune fille, qui les évita en tentant de reproduire la gestuelle d'Eloïse. Elle devait se concentrer bien davantage que prévu pour ne pas utiliser sa magie dans un réflexe.
Des plantes lui enserrèrent les pieds et manquèrent de la faire chuter. Synabella se retourna vivement. Cassandre avait décidé de jouer le tout pour le tout et écoulait ses réserves de magie pour maintenir Rory à distance à grand renfort de flammes d'une main. De l'autre, elle invoquait ses plantes. Le Madrigan faisait croire qu'il ne pouvait pas percer au travers.
Synabella tenta de se dégager. Vénérios, les mains couvertes de magie, s'approcha dangereusement d'elle. La première partie de leur plan était un succès.
Son engouement redescendit quand Vénérios lui frappa la tempe de plein fouet et la projeta au sol.
Synabella avait prévu de jouer la comédie. Pas de perdre réellement connaissance.
◊
Quand ses yeux s'ouvrirent sur un plafond qu'elle ne connaissait pas, le premier réflexe de Synabella fut de se concentrer sur le flux de magie qui parcourait son corps. Uniforme, électrisant et anormalement oppressé. La chaîne de métal qui entourait son poignet droit, dont la sensation inhabituelle avait immédiatement retenu son attention, était à l'origine de ce malaise.
Bracelet coupe-magie.
Synabella sut à ce moment précis qu'elle était restée inconsciente plus de temps qu'il n'en avait fallu à la potion pour que ses effets s'épuisent.
Elle se redressa pour s'asseoir au bord du matelas sur lequel on l'avait allongée et analysa la pièce. Mur blancs, sol gris, fenêtre à sa droite. Un lit, une armoire et un magicien face à elle.
Bien. Les hostilités commençaient d'emblée.
- Synabella Evans, dit-il d'une voix égale.
- Bonjour, répondit la magicienne. À qui ai-je l'honneur ?
- C'est sans importance.
L'homme, assis sur une chaise, semblait grand. Des cheveux blonds bouclés tombaient sur son front olive et ses yeux bichromes, dont le droit était particulièrement déstabilisant à cause de sa pupille blanche cerclée de rouge, la fixaient avec flegme. Il avait l'air à la fois ennuyé et très intéressé par la tournure des événements.
- Laissez-moi vous affirmer le contraire, insista Synabella.
- Je suis ici pour te questionner et non l'inverse. Nous avons des choses à mettre au clair.
- L'espoir fait vivre.
Synabella croisa les jambes et posa sa tête contre son poing. Les pierres Iota et Gamma resteraient en dehors de sa portée, c'était désormais certain, mais il n'était pas question qu'elle se laisse démonter.
- Quelle heure est-il ?
- Pourquoi avoir changé de place avec Eloïse ? l'ignora le magicien.
- Voyez-vous, jeune inconnu, je trouve admirable que nous n'ayons ni l'un ni l'autre de réponse à notre question.
Le magicien la dévisagea en silence. Synabella remarqua un très léger signe d'agacement de sa part, vite disparu. Elle comprit que s'il fallait qu'il y passe des heures, il le ferait.
Changement de tactique.
- Très bien. Donnez-moi l'heure et je réponds à votre question. Je ne pense pas que ce marché soit à votre désavantage.
- Dix-huit heures vingt-sept.
- Je vous remercie. Pourquoi ai-je pris la place d'Eloïse, donc ? C'est simple, je me doutais que vous alliez attaquer aujourd'hui encore et c'était une occasion de découvrir ce que vous lui vouliez.
Synabella avait trois minutes à meubler. Au delà de ça, le sortilège de Rory se déferait. Sa durée de vie était de quatre heures, soit le double de la potion d'apparence, mais une fois cette limite dépassée, Evangeline et Geoffrey seraient libérés. Or, ils avaient tous les deux leurs pouvoirs et un téléporteur réglé sur la Cité.
- C'est prendre beaucoup de risques pour bien peu de résultats, fit remarquer le magicien.
- On appelle ça faire un pari. Des fois ça fonctionne, des fois non. En revanche, on ne peut pas me blâmer d'avoir essayé.
- Tu te retrouves en position inconfortable.
- Le matelas est correct, je vous remercie.
La plaisanterie ne l'amusa pas.
- Quel est votre problème avec Eloïse ? tenta Synabella.
- Si je ne te donne pas mon prénom, tu penses bien que je ne vais pas répondre à ça.
- Regrettable.
Synabella l'observa, les yeux plissés. Son calme ne devait pas l'induire en erreur. Elle voyait les détails chez ses adversaires, et ceux-ci étaient équivoques.
Elle faisait face à un très bon magicien.
Deux minutes.
- Ce n'est pas la première fois que je prends la place d'Eloïse, poursuivit la magicienne. Je l'avais fait aussi quand vous avez tenté de la piéger dans la forêt, vous vous rappelez ? Un de vos subordonnés a tenté de me kidnapper en pleine connaissance de ma véritable identité.
- Je n'étais pas présent.
- Autrement, je me serais souvenue de vous. Mais ça n'explique pas ce que vous me vouliez.
Elle se leva. La méfiance envahit le magicien, qui resta néanmoins enfoncé dans sa chaise.
- C'est à cause d'informations que je possède ? Parce que je suis une élue ? Ou peut-être que c'était pour obtenir une rançon comme vous avez déjà fait avec Mackenlie ?
- Tu essaies de gagner du temps.
Une minute.
- Développez votre raisonnement, l'enjoignit Synabella.
- Tu confirmes ma suspicion.
Il se dressa sur ses jambes. Synabella dut lever la tête pour le regarder dans les yeux.
- Tu demandes l'heure et tu parles trop, résuma-t-il. Qu'est-ce que tu prépares ?
- Moi ? Rien.
Elle sentit les colliers autour de son cou refroidir. Le sortilège se défaisait.
D'un geste rapide, elle les retira et les jeta à l'autre bout de la pièce tandis que le magicien lui bondissait dessus pour la plaquer au sol.
- Eux, articula-t-elle, le souffle à moitié coupé, c'est une autre histoire.
Une vive lumière envahit la pièce. Le magicien tourna la tête. Evangeline et Geoffrey, quoi que désorientés, attaquèrent dès qu'ils comprirent ce qui se passait. Un champ de force bloqua leur tentative.
Synabella profita de la distraction pour donner un coup de genou dans les côtes du magicien et se dégager. Elle se positionna derrière Evangeline et analysa leurs options.
Deux issues possibles : la porte ou la fenêtre. Ses coéquipiers avaient toujours leurs téléporteurs, aussi s'ils sautaient ils pouvaient s'en sortir tous les trois.
En revanche, s'ils voulaient tout de même tenter le tout pour le tout et récupérer les Pierres Élémentaires...
Non, c'était trop dangereux. Synabella ne savait pas où ils se trouvaient dans le bâtiment et localiser la trace énergétique de deux reliques serait impossible en plein milieu d'un combat, surtout qu'ils n'auraient pas de solution de repli. Il aurait fallu que l'employé des laboratoires ne soit pas présent pour que cela ait une chance de fonctionner.
Le plan avait été conçu ainsi. Plus de chances d'échouer que de réussir, mais c'était leur seule opportunité. Ils l'avaient saisie, et avaient raté.
Tant pis. Synabella finirait bien par trouver autre chose.
L'ennemi, les bras couverts de magie, esquiva les attaques d'Evangeline et lança une sphère en direction de Geoffrey, dont le champ de force se brisa sous la force de l'impact. Il se retrouva projeté contre le mur dans un grognement de douleur.
Evangeline, tendue comme un arc, estima ses chances de réussite en un contre un : proches du néant. Bien, il était temps de sortir le grand jeu. La magie recouvrit ses mains et un cercle de concentration se dessina sous ses pieds.
Quatre sphères s'élevèrent dans les airs et se postèrent au dessus de l'ennemi. Un geste de la main d'Evangeline, et elles se transformèrent en éclairs, dont la lumière déchira la pièce.
Synabella et Geoffrey se collèrent contre les murs pour ne pas être pris dans le sortilège. L'ennemi s'entoura d'un champ de force protecteur. Sa magie entra en collision avec celle d'Evangeline, la repoussa, puis perça au travers.
Synabella profita de la confusion pour se rapprocher de la fenêtre et tester sa solidité. Double-vitrage. À priori, pas de magie pour le renforcer. Parfait.
Il lui fallait un objet dont l'indice de dureté était supérieur à celui du verre. Or, dans la pièce, il n'y avait que des meubles dont elle ne pourrait rien tirer. Une simple barre de métal aurait fait l'affaire...
Synabella se gifla intérieurement. Bon sang, elle était stupide. Ils en avaient une sous la main.
Tandis qu'Evangeline était heurtée de plein fouet par un rayon de magie et s'écrasait contre l'armoire de bois, Synabella bondit derrière Geoffrey, qui préparait son prochain coup.
- Ton sceptre du AMI. Vite.
Le capitaine des Bétas ne posa pas de question. Il retira sa bague qu'il portait à sa main gauche et la transforma en sceptre, que Synabella lui arracha pratiquement des mains. Tous les deux eurent à peine le temps de se baisser que deux sphères jaunes s'écrasèrent contre le mur, là où se trouvait leurs têtes quelques secondes plus tôt.
- Dépêche-toi, grinça Geoffrey.
Synabella, couverte par ses camarades, projeta le métal contre le coin de la fenêtre d'une main et se protégea les yeux de l'autre. Au premier impact, le verre accusa le coup. Synabella mit plus de force. Au second, il se fissura, et au troisième, se brisa pour de bon. Elle poursuivit ses efforts pour leur dégager un passage.
Geoffrey se téléporta à côté d'elle et la plaqua au sol. Synabella sentit la morsure glacée de la magie lui frôler l'épaule.
- Synabella, regarde ce qui se passe autour de toi ! maugréa-t-il.
- C'était délibéré, rétorqua-t-elle.
- Quoi ?
- Lève la tête.
Geoffrey s'exécuta. Le sortilège avait explosé contre le reste de la vitre et délogé les éclats qui s'y trouvaient encore.
- Toujours avoir un coup d'avance, rappela la magicienne.
Leur ennemi, dont l'air stoïque avait laissé place à l'irritation, repoussa une Evangeline qui s'épuisait pour se concentrer sur eux. Geoffrey se dressa sur ses jambes et eut à peine le temps d'invoquer un champ de force qu'une salve de magie fut envoyée en sa direction. Synabella rampa pour se rapprocher de l'ennemi. Sceptre en main, elle voulut le frapper à la tête, mais il l'envoya embrasser le sol de son bras libre.
Evangeline, de son côté, saisit l'occasion qui s'offrit à elle pour fuir la première. Elle roula sur elle-même, se releva, traversa la pièce en deux pas agiles, puis sauta par la fenêtre.
Geoffrey fit signe à Synabella de le rejoindre pour l'imiter. Sans magie, si elle tombait de cette hauteur, elle se briserait les os. Il fallait qu'ils sautent ensemble. Mais le temps qu'il cligne des yeux, le téléporteur à sa cheville fut brisé d'un impact de magie.
- Bordel de...
Synabella tenta sa chance une deuxième fois et brandit le sceptre pour briser le genou de son ennemi, dont le reste de patience s'évanouit. Il réagit avant elle. Le sortilège qu'elle reçut en pleine poitrine qui lui coupa la respiration et la projeta au sol dans un claquement sourd. Le sceptre s'échappa de ses mains pour rouler sous le lit.
Geoffrey ne fit pas long feu. Alors qu'il voulut tenter un nouveau sortilège, il reçut un violent coup de coude dans la tempe et s'écoula par terre, inconscient. Synabella serra les dents. Cette fois, c'était cuit.
Le magicien ennemi, qui tâchait de reprendre son souffle, se tourna vers elle. La jeune fille leva les mains en l'air en signe de reddition. Il la menaça néanmoins d'une sphère de magie si dense qu'elle l'aurait l'assommée sur le coup.
- Qu'est-ce que vous aviez planifié ? demanda-t-il.
- Je vous l'ai dit, voir ce que vous vouliez à Eloïse.
- Tu mens, je ne suis pas stupide.
Synabella sourit de toutes ses dents.
- J'ai dit que j'allais répondre à vos questions. Je n'ai jamais dit que ce serait la vérité.
Le magicien secoua la tête et lui adressa un regard presque désolé. La seconde suivant, Synabella reçut la sphère en pleine tête.
Son monde vira au noir.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top