Chapitre 1: 11 ans (2)

15/08/2010.

Eloïse se poussait à bout.

Depuis que le AMI ne l'autorisait plus à voir sa famille, elle passait son temps à s'entraîner et à partir en mission pour penser à autre chose. Chaque jour, elle s'éveillait avec de nouvelles courbatures et se demandait quand son corps cesserait de suivre le rythme qu'elle lui imposait.

C'était ça ou passer ses journées à pleurer sur son sort.

Les deux premiers jours, c'était d'ailleurs ce qu'elle avait fait, jusqu'à ce qu'elle se rende à l'évidence : ça ne servait strictement à rien. Alors elle avait fait une inversion complète de son comportement et avait laissé la colère la gagner.

Pourquoi le AMI avait-il pris une décision pareille ? Quel était l'intérêt, à part ruiner sa vie ?

Jerome, son supérieur, s'inquiétait de plus en plus de son état, même si Eloïse lui affirmait qu'elle allait très bien. Il lui avait interdit à plusieurs reprises de partir en mission avec l'équipe Alpha en espérant qu'elle cesserait de faire n'importe quoi, mais cela n'avait servi à rien, à part à l'énerver davantage.

Jerome en avait assez de la voir dans cet état. Il ne pouvait pas contester la décision du AMI de séparer Eloïse de sa famille, mais il pouvait essayer de la faire aller mieux.

Il toqua à la porte de la salle d'entraînement qu'elle occupait la plupart du temps.

- Quoi ? répondit Eloïse de l'autre côté.

- C'est Jerome. J'ai besoin de te parler.

- Je suis occupée.

Jerome soupira, ouvrit la porte, puis fit face à Eloïse. Elle avait un arc en main et envoyait des flèches de cristal sur un assortiment de cibles, toutes plus trouées les unes que les autres. Depuis combien de temps était-elle ici ?

- Eloïse, insista-t-il, c'est important.

- Plus tard.

- Non, maintenant. J'ai été patient, mais il est temps que tu m'écoutes.

Eloïse abaissa son arc pour se tourner vers lui. Jamais elle ne l'avait vu si froid auparavant. Jerome était la définition même de calme et amical.

- Qu'est-ce que tu veux ? demanda-t-elle.

- Je dois prendre une décision te concernant. Ça fait pratiquement trois semaines que tu te surmènes malgré les avertissements de tout le monde. J'ai essayé de te parler, mais tu ne veux pas entendre ce que j'ai à dire. Tu prends trop de risques pour ta santé.

- Tu ne comprends pas... maugréa-t-elle.

- Si, Eloïse, je comprends très bien. C'est à cause de la situation avec ta famille. Je me doute de ce que tu dois ressentir, mais ce n'est pas comme ça que les choses vont s'arranger. Tu te fais plus de mal qu'autre chose.

- C'est mon choix.

- Comme c'est le mien de te suspendre.

Eloïse écarquilla les yeux, horrifiée.

- Quoi ? Non !

- C'est un décision qui a été prise avec les autres supérieurs d'équipes. Nous sommes inquiets.

- Je vous ai dit des dizaines de fois que j'allais bien ! s'exclama-t-elle.

- Mais personne n'y croit ! Eloïse, je veux juste t'aider. Il faut que tu reviennes à la raison et que tu cesses de te mettre en danger. Alors seulement je lèverai la suspension.

Eloïse se détourna et leva son arc. Immobile, elle testa la solidité de la corde comme si c'était la seule chose importante en ce moment précis. Comme si elle était... Perdue.

En soit, comme si elle était une fille de onze ans à qui on venait d'arracher sa famille et ses repères.

Jerome ferma les yeux. Comment pouvait-il la blâmer de la situation ? Le AMI avait acquis sa responsabilité totale. Depuis plus d'un an, il lui apprenait à se battre. Il envahissait peu à peu son existence, tentait d'effacer ses racines humaines, décidait de son avenir pour une raison qui lui échappait. Et le il s'attendait à ce qu'elle réagisse autrement ?

Mais quand son existence ne se rapportait presque plus qu'à eux, que pouvait-elle faire d'autre ?

- Eloïse, l'appela-t-il. S'il te plaît, écoute-moi.

Elle releva les yeux vers lui. Ses bras retombèrent le long de son corps.

- Je comprends pourquoi tu fais ça, dit-elle. Mais c'est injuste. Je veux juste oublier toute cette histoire. En quoi c'est mal ?

- Ce n'est pas une façon saine de gérer ses émotions.

- Mais c'est ce qu'on attend de moi.

- Non, martela Jerome. Le AMI veut que tu t'entraînes, mais pas comme ça. Tu te mets beaucoup trop en danger.

Jerome tenta de s'approcher, mais Eloïse le foudroya du regard. Il se stoppa.

- Je veux que tu prennes quelques jours, dit-il. Que tu te reposes et que tu réfléchisses. Si jamais tu décides de te calmer pendant ce laps de temps, je lèverai ta suspension.

- Je n'ai pas envie.

- Ce n'était pas une proposition, Eloïse.

Elle serra les lèvres, mais ne contesta pas. Ça ne servait strictement à rien puisque Jerome pouvait lui imposer presque n'importe quoi.

- Si jamais tu as besoin de parler pendant ces quelques jours, tu peux venir me trouver, ajouta-t-il.

- Tu ne peux pas me suspendre jusqu'à la fin de ma vie.

- S'il faut que j'aille me battre avec le directeur, je le ferai. Mais il est hors de question que tu continues comme ça.

- Ils m'ont effacée de leur mémoire.

Eloïse, sourcils froncés, serra l'arc plus fort.

- J'ai voulu revoir mes parents quand même, expliqua-t-elle calmement. Ils ne me voyaient pas. Ils ne se rappelaient pas de mon existence.

- C'est le sortilège qu'à lancé le AMI sur eux, répondit Jerome. Désormais, c'est comme si tu n'avais jamais fait partie de leur vie. Tout ce qui se rapproche de près ou de loin à toi échappe à leur perception.

- Pourquoi ?

Elle avait haussé le ton, mais pour la première fois depuis trois semaines, elle demandait de vraies réponses. Jerome prenait ça comme un pas en avant.

Cependant, lui-même aurait aimé avoir une explication.

- Je n'en sais rien, admit-il. Le directeur refuse de répondre à ce sujet et mes rares collègues qui en savent davantage me disent que c'est pour ta propre sécurité.

- Je ne suis pas en danger, fit-elle remarquer, c'est stupide !

- Je sais, je sais... Je suppose que c'est lié au fait que tu es humaine et magicienne.

- Et donc ?

- Tu es différente. C'est parfois une raison suffisante.

Eloïse leva les yeux au ciel. Elle jeta son arc métallique par terre et contourna Jerome pour sortir de la pièce.

- Eloïse ! Où est-ce que tu vas ?

La magicienne l'ignora. Elle avait grand besoin de prendre l'air et de se changer les idées.

Jerome dut le comprendre, puisqu'il ne chercha pas à la retenir.

D'abord, Eloïse déambula au hasard dans les couloirs, avant de quitter l'enceinte du bâtiment pour rejoindre les jardins. Elle se sentit tout de suite un peu mieux. Elle trouva un banc libre pour s'asseoir et réfléchir.

Chaque jour passé au AMI devenait de plus en plus étouffant, mais maintenant qu'ils avaient sa garde totale, Eloïse n'avait pas d'autre alternative. À moins que...

Elle se redressa brusquement. La rencontre avec Julien remonta à sa mémoire.

Et si elle en avait une, justement ?

Eloïse sortit son téléphone de sa poche et retira la coque. Elle récupéra la carte de visite aux couleurs automnales enfouie en dessous et la fixa pendant ce qu'il lui parut une éternité.

Julien Keller.

Laboratoires du Pheonix.

Et si c'était une terrible idée ? Il s'était à peine présenté et elle l'avait vu l'espionner, quelques semaines plus tôt. Mais pourquoi lui aurait-il donné sa carte de visite s'il lui voulait du mal ? Non, il devait avoir quelque chose en tête, et peut-être était-il juste mauvais en relations sociales.

Quant à la fois où il l'avait espionnée, peut-être était-elle juste occupée au moment où il voulait lui parler. Mais dans ce cas, comment avait-il su où elle se trouvait ?

Eloïse laissa ses principes de côté et composa le numéro. Aujourd'hui était le jour où elle découvrirait ses intentions. Et si jamais il lui arrivait quoi que ce soit, le AMI en serait responsable. Une sorte de vengeance.

La tonalité résonna une fois, puis deux, puis trois. À la quatrième, Julien décrocha.

- Qui est-ce ?

Elle inspira. Il était trop tard pour faire machine arrière.

- Eloïse Valenski.

Le ton de Julien passa de froid à amical en une fraction de secondes.

- Eloïse ! Je suis ravi de t'entendre. Je commençais à me demander si tu allais m'appeler un jour.

Elle fronça les sourcils. Ah bon ?

- Je voulais savoir pourquoi tu m'avais donné cette carte de visite, dit-elle de but en blanc.

- Ah. Pourquoi maintenant, si ce n'est pas indiscret ?

- Ça l'est.

Il y eut un silence.

- Désolé, se reprit Julien. Si tu veux, je peux tout t'expliquer, mais pour ça, je préférerais qu'on se rencontre. Je sors du travail dans une heure. Tu n'as qu'à me donner un lieu, et je t'y rejoindrai.

- Bon... D'accord.

Elle eut l'impression que Julien était surpris par sa réponse si rapide. Enfin, il y avait de quoi. Un mois plus tôt, jamais elle n'aurait fait une chose pareille.

Eloïse lui dit de venir dans le parc où se trouvait la Porte des Mondes, pour plus de facilité. Julien, quant à lui, donna l'heure approximative de son arrivée.

Finalement, elle raccrocha.

Eloïse attendit que les magiciens qui déambulaient à proximité de la Porte des Mondes du AMI ne disparaissent pour l'emprunter. Mieux valait qu'on ne la voit pas quitter les lieux, puisqu'elle y était normalement confinée. Même si ce n'était pas la première fois qu'elle faisait une entorse à cette règle.

Une fois sur Terre, elle s'installa sous les arbres du parc et attendit l'arrivée de Julien. Autour d'elle, une poignée d'enfants, surveillés par leurs parents, courraient dans les allées et montaient sur les jeux. La Porte des Mondes, en plein milieu d'un carré d'herbe, échappait totalement à leur perception. Du moins, ils la voyaient, mais leur cerveau la passait au second plan.

Ainsi, le monde n'y vit que du feu quand Julien passa la porte et alla s'asseoir à côté d'Eloïse.

- Re-bonjour, dit-il.

- Salut.

Le bruissement des feuilles d'arbres emplit l'air. Seuls les cris des enfants et les bruits de circulation alentours venaient troubler la quiétude du lieu.

- S'il y a bien une chose à laquelle je ne m'attendais pas aujourd'hui, c'était de te voir m'appeler, avoua Julien.

- À vrai dire, je ne m'y attendais pas non plus.

- Pourquoi donc avoir changé d'avis, dans ce cas ?

Il lui adressa un sourire amical. Bizarrement, Eloïse se sentait à l'aise avec lui.

- C'est quoi, les laboratoires du Phoenix ? demanda-t-elle.

- Des laboratoires, répondit simplement Julien.

- D'accord, j'avais compris cette partie. Mais qu'est-ce que vous y faites ?

- Si tu veux une réponse à cette question, tu vas devoir passer un entretien d'embauche.

Eloïse arqua un sourcil.

- Donc tu étais là pour me recruter.

- Je suis percé à jour, plaisanta Julien. La question te taraudait à ce point ?

Eloïse haussa les épaules.

- C'est toi qui m'a donné une carte de visite sans aucun contexte. Et qui m'a espionné.

- Espionné ?

Eloïse lui rafraîchit la mémoire. Julien secoua la tête d'un air désolé.

- Je passais juste par là, expliqua-t-il. Ce n'est pas ma faute si tu te trouvais au niveau de la Porte des Mondes quand je l'empruntais.

D'accord, ça se tenait. Eloïse décida de lui donner le bénéfice du doute.

- Et qu'est-ce que tu faisais sur Terre ?

- Des choses reliées à mon emploi aux laboratoires du Phoenix.

- Donc tu ne vas vraiment pas m'en parler.

- Comme je t'ai dit, si tu veux en savoir plus, tu vas devoir passer un entretien d'embauche.

Donc il voulait la recruter, mais refusait de la renseigner sur quoi que ce soit à propos de l'emploi ?

- C'est un peu illogique, fit-elle remarquer. Et si ça ne me plaît pas, finalement ?

- Ce sont les risques du métier. Ça veut dire que tu considères de postuler ?

- Pas pour l'instant...

Tout ça était un peu précipité. Certes, sur le long terme, Eloïse souhaitait quitter le AMI, mais pour l'instant, c'était impossible. Quand bien même, sans la moindre information sous la main, les laboratoires du Phoenix ne lui semblaient pas être une très bonne idée.

Elle avait encore des choses à éclaircir.

- Pourquoi moi ? demanda-t-elle.

- Pourquoi pas ? répondit-il. Tu as un profil intéressant, tu en conviendras. C'est ce qu'on recherche, chez nous.

- D'accord, mais, euh, je suis pas un peu jeune ?

Certes, les mineurs pouvaient travailler sur Thélis, tout était parfaitement réglementé à ce sujet, mais pour elle qui était humaine, c'était particulièrement déstabilisant.

Même si, dans la pratique, elle était elle-même embauchée par le AMI.

- Non, répondit Julien. Pas de souci là dessus.

- Si tu le dis...

Julien lui adressa un sourire rassurant. Avec ses yeux rouge sang braqués sur elle, l'effet n'était pas aussi efficace qu'escompté.

- Je sais que c'est un recrutement pour le moins étrange, reconnut-il, et peut-être que j'y suis mal pris pour t'en parler. Mais je t'assure que les laboratoires sont une bonne option pour toi, si jamais tu veux un emploi.

- Sans doute.

- Tu me promets d'y réfléchir ?

Eloïse hésita avant d'acquiescer. Après tout, ça ne coûtait rien.

Julien, ravi, la salua, puis la laissa tranquille en prétextant qu'il avait des choses à régler ailleurs. Eloïse se retrouva de nouveau seule.

Elle décida de rester ici pour le moment. De toute façon, le AMI devait être parti à sa recherche, alors autant les attendre et se préparer au sermon qui allait lui tomber dessus.

Pour l'instant, elle ne voulait pas y penser.

À la place, elle ressassa sa conversation avec Julien. Malgré sa gentillesse, elle ne pouvait s'empêcher de ressentir un goût amer dans la bouche.

Quelque chose là-dedans ne sonnait pas juste.

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