Partie 5
5
Engel quitta les jardins à grands pas, décidé à rejoindre les appartements de Siegfried avant que ce dernier ne s'encanaille avec la première gourde venue. Si la journée avait été un échec, il restait encore à sauver la soirée.
A contrario de certains, songea-t-il en soupirant lorsque son oreille perçut les ébats d'un couple qui roucoulait près d'un buisson.
Loin d'être discrets, leurs gloussements ne faisaient qu'attirer l'attention sur eux. Heureusement, ils se trouvaient seuls dans les environs.
Il hâta ses pas et parvint dans les étages dissimulés du palais. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque la porte dérobée refusa de s'ouvrir !
— Wilhelm ? dit-il à voix basse.
Il réitéra son appel, en vain. Il persista, tambourinant comme un forcené en criant le nom de son ancien amant. Fâché, il tourna le dos au battant de bois lorsque celle-ci s'entrebâilla légèrement, laissant entrapercevoir le visage du premier valet.
— Ce n'est pas trop tôt ! Ouvrez-moi que je puisse...
— C'est impossible. Sa Majesté m'a ordonné de vous refuser l'accès à ses appartements.
— Comment cela ?
— Voici une lettre.
Wilhelm tendit la missive. De mauvaise grâce, Engel la saisit. Pourquoi s'infliger les explications d'un souverain tel que Siegfried ? Il décacheta le sceau rouge aux armoiries royales.
Mon cher Engel,
Sais-tu qu'il est trois façons d'aimer ?
Après des semaines à vivre mes nuits à tes côtés, j'en suis venu à la conclusion qu'il n'y en avait qu'une seule valable à mes yeux.
Je n'irai ni te faire chercher, ni te chasser en cette fête qui n'a de romantique que le nom.
Parce que l'amour est avant tout une histoire et un parcours, je te laisse le soin de rouvrir la nôtre à la première page : celle d'une scène.
Tout en repliant la lettre, Engel esquissa un sourire. C'était l'évidence même. Il en oublia la surprise qu'il destinait à son amant. Un dîner en tête à tête dans la chambre du roi qu'il avait pris soin d'organiser avec la complicité de Wilhelm. Cela comptait si peu face à ce qui l'attendait.
***
Depuis le balcon d'une des loges de la famille royale, Engel observa la pièce d'un œil nouveau, prenant conscience que ses désirs, ses envies et ses espoirs imprégnaient les murs de ce théâtre qui avait vu naître leur histoire d'amour.
— Siegfried !
La voix d'Engel retentit dans la splendide salle aux fioritures d'or et aux magnifiques esquisses.
— Me voici là où tu voulais ! Cette rencontre sonnera-t-elle le glas de notre aventure ? Tu n'as pas daigné me chercher, mais l'on murmure que tu as trouvé une fort jolie chaussure à ton pied. Dis-moi donc ce qu'il en est réellement.
Sans réponse, il s'apprêta à sortir de la loge lorsque les notes de musique s'élevèrent avec hésitation. Visiblement le musicien avait reçu les bases du solfège, mais manquait de pratique.
Curieux, Engel se pencha au balcon. Sur la scène se trouvait un piano-forte sur lequel son regard s'était à peine attardé précédemment et, installé devant l'instrument, un jeune roi vêtu d'une simple livrée offrait un récital maladroit et hésitant, mais l'on y percevait toute sa volonté de bien faire.
— Il me manque des années d'apprentissage, jugea Siegfried désappointé sans quitter des yeux les touches de son piano. Je pensais pouvoir reproduire cet air. Te fasciner comme tu l'as fait ce soir-là, avec moi. Une représentation aura suffi pour que je ne puisse plus jamais éloigner mes pas des tiens.
Le roi se releva et porta enfin son attention sur le balcon sur lequel se tenait Engel.
— N'est pas artiste qui veut, lança ce dernier. Tu fais un piètre soupirant.
— Je l'avoue de bonne grâce, Monsieur.
— Partir à ma recherche t'aurait évité moult désagréments : ce concerto désastreux, et l'écriture d'un billet qui n'a ni queue ni tête après ce que j'ai pu ouïr à propos de tes amours naissants. Laisse-moi donc douter de tes véritables desseins, ô mon bien-aimé.
— La jalousie n'a jamais été bonne conseillère, rétorqua Siegfried en s'adossant contre le piano sans quitter des yeux son amant.
— Quelle jalousie ? Crois-tu qu'il est une donzelle capable de supporter tes royales humeurs et de répliquer à tes stupides colères ?
Siegfried lâcha un petit rire devant tant de mauvaise foi.
— Il est agréable de savoir que nous partageons les mêmes tares, mon aimé.
— Et c'est ainsi que tu veux marquer cette Saint-Valentin ?
— C'est ainsi que j'éprouve la patience du Cygne.
— Siegfried, cette conversation ne m'amuse plus ! s'écria Engel, les mains crispées sur la rambarde. Tu devais me chercher !
— Un roi ne cherche pas. Il fait mander.
— Quel romantisme !
— Si j'avais su que tes espoirs égalaient ceux d'une ingénue...
— Ne m'insulte pas !
Siegfried descendit de la scène. Engel le perdit de vue au moment où ce dernier passait sous le balcon. Le jeune monarque n'allait pas tardait à franchir la porte de la loge. L'attente de l'amant n'en fut que plus insoutenable. Il y avait la colère, ou peut-être la déception, de savoir que son roi, loin de se préoccuper de ce qu'il adviendrait de lui durant cette journée, avait cru bon de folâtrer avec une autre. Mais l'idée que Siegfried ait quitté cette dernière, tourné le dos à sa cour, pour se rendre là où leur histoire s'était véritablement ébauchée procurait une immense joie à Engel, une joie mêlée de fierté. Celle de savoir que, malgré ses devoirs envers ses gens, le roi n'oublierait jamais son engagement à l'égard de son amant. C'était un homme de parole.
Engel considéra l'entrée de la loge. Son impatience égalait celle d'une jeune mariée à l'annonce de sa nuit de noces. Comment devait-il l'accueillir ? Parfaire le personnage de compagnon blessé et outré par l'infidélité présumée de son amant, ou cesser toute résistance orgueilleuse pour profiter de ce que cette Saint-Valentin lui offrait contre toute attente ?
La minute teintée d'euphorie concéda sa place à la seconde, lourde de questions, puis à la troisième qui fut source d'angoisse. Pourquoi Siegfried prenait-il tant de temps à monter à l'étage ? Ce dernier avait-il finalement baissé les bras, optant pour une retraite judicieuse ? Il refusait à le croire.
— Siegfried ? appela-t-il en sortant de la loge.
Le corridor tapissé de velours rouge était vide de toute présence royale. Le cœur d'Engel se serra. De mauvaises pensées l'envahirent. Et pourtant, une petite lueur d'espoir s'entêtait à maintenir la barque de son amour en direction de ce port auquel il accostait chaque nuit depuis leur premier baiser.
Inconsciemment, sa mémoire le mena au bout du corridor, vers cette loge où il avait surpris Siegfried avec malice, où ses mots savamment choisis avaient provoqué une fissure dans l'armure d'un être arrogant et réticent à l'amour.
La main sur la poignée de porte, Engel se demandait s'il ne faisait pas là une grossière erreur. Que se passerait-il s'il ne découvrait rien d'autre que l'absence ? Le supporterait-il seulement ?
Et effectivement, lorsqu'Engel franchit le seuil du boudoir, il n'y trouva nulle présence. Les notes maladroites du morceau de musique joué par Siegfried se rappelèrent à lui. Que le piano sonne tristement quand il accompagne les souvenirs.
Soudain, un souffle, aussi furtif et léger qu'une caresse d'ange, frôla son oreille, glissa sur sa tempe, passant entre ses mèches et s'apaisa ; Engel tressaillit puis se retourna, tombant nez à nez avec l'être que son cœur attendait. Ce dernier souriait, non pas d'un sourire vainqueur, car satisfait de sa surprise, mais d'un de ceux qui se voulaient chaleureux, presque charmeurs.
Loin de lui donner l'occasion de se remettre de son effarement, Siegfried poussa Engel à reculer, le coinçant entre le mur et lui. Et avec l'assurance d'un conquérant, le jeune monarque prit possession des lèvres de son amant que tant d'aplomb étourdit, avant de coller son corps au sien, dévoilant ainsi son désir impétueux.
— Tu es à moi, déclara Sa Majesté d'une voix rauque.
Ses doigts dans la chevelure blonde de son oiseau de nuit, Siegfried les lui saisit brusquement, inclinant la tête d'Engel.
— Car tu es pris, mon cher Cygne.
— De quoi...
— Tu m'as demandé de partir à ta recherche, expliqua-t-il en passant son autre main sous la couche de vêtements de son amant. Voilà qui est fait puisque je t'ai à ma merci.
— Quelle duperie ! s'offusqua Engel en tentant de faire abstraction de ce délicieux supplice causé par les caresses sur son torse.
— Tu n'as pas discuté des modalités du jeu.
— Tu es fourbe !
— Toujours, avec toi, rétorqua-t-il en passant sa langue sur les lèvres de son amant. Mais avant de poursuivre notre bataille, permets-moi de te corrompre comme tu l'as fait avec moi.
Siegfried s'écarta brusquement, laissant Engel pantois. Ravi de son effet, le jeune monarque réprima un petit rire puis empoigna la main de son amant qu'il mena devant la porte de la pièce contiguë qu'il ouvrit. Engel pénétra dans la loge aménagée en une alcôve avec vue sur la scène éclairée. Sur une table ronde agrémentée d'un chandelier, avaient été déposés deux verres, une bouteille de champagne ainsi qu'un plateau de pâtisseries et de raisins.
— En cette nocturne bacchanale, tu seras sacrifié sur l'autel du dieu de l'ivresse et de la luxure, souffla Siegfried à son oreille, comme le faisaient nos ancêtres lors des Lupercales. Je t'imagine vêtu d'une simple toge. Sur les filaments dorés qui ornent ton gracieux visage, je poserai une couronne où se mêleront fleurs, feuilles et fruits rouges... rouges comme la grappe de raisin que ta bouche avide gobera. Et je serai là pour recueillir le doux jus de ce crime.
Durant son discours, Siegfried dévêtit son oiseau de nuit avec une satisfaction évidente et une étonnante dextérité, lui que le plaisir consumait déjà.
De son côté, Engel appréciait la façon dont Siegfried le déshabillait lorsqu'il décidait de faire l'amour comme deux êtres qui se découvraient pour la première fois, avec une infinie douceur que ses paroles érotiques magnifiaient.
Le regard du roi se posa sur la nudité si gracieusement offerte de l'éphèbe qui recula vers la pièce de literie couverte de draps de soie. Ce dernier, ragaillardi dans sa position d'amant, jeta sa pudeur aux orties après que celle-ci ait été piétinée avec allégresse, et s'offrit tout entier. Sa bouche, si pieuse quelques minutes plus tôt, s'enhardit d'obscénités.
Tel un prédateur – l'œil expert et un sourire en coin –, Siegfried, tout en ôtant sa tenue, s'approcha avec assurance de sa proie. Ce danger, sciemment déclenché par Engel, excita davantage ce dernier. L'avancée du souverain le rendit encore plus téméraire dans ses paroles. Siegfried le surplomba avant de se placer sur le dos. À califourchon sur lui, Engel le dominait désormais. Le doux frisson des caresses, leur virilité se frôlant ainsi que la promesse de l'acte imminent, les électrisèrent.
Dans un soupir de plénitude, Engel s'empala sur le membre gonflé de son royal amant, gravant dans sa chair intime l'impatience de son désir. Il le montait avec frénésie, jusqu'à ce que l'ultime flot d'essence s'expulse. Dans un soupir satisfait, Engel se désunit de son amant.
Les bras écartés, Siegfried fixait le plafond d'un air repus tandis qu'Engel s'allongeait sur le ventre. Essoufflé, ce dernier considéra son roi d'un œil pétillant. Se sachant observé, celui-ci tourna la tête dans sa direction puis sourit.
— Bonne Saint-Valentin, Engel, dit-il tout en écartant une mèche blonde de son visage.
— Joyeuses Lupercales. Je préfère de loin fêter l'amour ainsi.
— Je suis du même d'avis.
— Tu ne m'as pas dit quelle était la seule façon valable de m'aimer.
— Ah oui ! Ma grand-mère disait qu'il en existe trois : une avec des « si ». Si tu me donnes ceci, je te donnerai cela. Une autre avec des « parce que ». Parce que tu me donnes cela, je te donnerai ceci. Et la dernière avec le « bien que ». C'est celle que je préfère. Bien que tu me fasses cela, je te donnerai toujours. Les gens pensent qu'il suffit de donner pour aimer, mais en vérité on ne peut aimer sans donner.
— Alors, je te chérirai également avec le « bien que ».
***
L'aube perçait à peine lorsque la marquise accompagnée de son valet s'installa dans sa voiture.
— J'espère que votre court séjour vous aura été profitable, Madame.
— Que Sa Majesté se rassure. Ma belle-fille a pu ainsi être confortée dans son choix de demeurer au service de votre mère. Et quant à moi... Monsieur votre frère aura été d'une attention plus que remarquable envers ma modeste personne.
— Vous m'en voyez ravi, répliqua Siegfried en cachant son irritation contre son cadet.
— Ce n'est pas à moi de conseiller Sa Majesté, et je m'excuse par avance de l'offense que je pourrai commettre, mais qu'elle prenne soin de mon Cygne. C'est un oiseau difficile à cerner, mais que vous ne regretterez jamais d'aimer. N'est-ce pas mon cher valet ?
Engel s'enfonça dans le siège et ignora le sourire complice de Maria.
— Je vous souhaite bon voyage, Madame, dit Siegfried d'un air impénétrable.
— Merci, Sire.
À son signal, le conducteur prit le chemin du retour.
— Maria ! s'écria une voix derrière Siegfried.
Ce dernier soupira.
— Pourquoi ne m'a-t-elle pas réveillée ? demanda Maximilian qui ajustait tant bien que mal sa chemise sous son pantalon.
— Un peu de tenue, que diable, Monsieur mon frère !
— J'ai le cœur brisé, et tu te soucies des apparences ? Sais-tu que je viens de perdre l'unique amour de ma triste vie ?
Peu enclin à poursuivre cette conversation infructueuse, Siegfried remonta les escaliers du palais.
***
— Alors, cette Saint-Valentin ?
Reléguant la question de Maria, Engel considéra le paysage à travers la fenêtre. Il n'apprécierait jamais cette fête. Trop ennuyeuse à son goût. Et pourtant... Il esquissa un sourire. Il goûtait l'idée de célébrer ce saint à leur manière. Après tout, il n'existait nulle règle en amour, dès l'instant où un couple s'aimait avec les « bien que ».
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