Partie 3


3

De mauvaise grâce, Siegfried entreprit de s'informer sur cette marquise dont son jeune frère s'était entiché. À quoi ressemblait-elle pour faire oublier à Maximilian toute décence ? Une veuve en deuil ! Était-ce la fête à venir qui titillait tant les cœurs, les rendant vulnérables au moindre frétillement ?

Par le passé, Siegfried s'était toujours prêté au jeu de la Saint-Valentin, alors même que les jeunes filles parties à sa recherche ne l'intéresseraient guère. Mais les apparences devaient être sauves ! Aucune d'entre elles n'était parvenue à le débusquer afin de lui voler le baiser tant convoité. Contrairement à Maximilian qui, bon prince, avait toujours donné de sa personne, recueillant les chastes lèvres comme l'on cueille les fruits tant espérés d'une récolte. Si cette année l'attention du cadet se portait uniquement sur la marquise, Siegfried prévoyait nombre de déceptions chez celles qui, à défaut de parvenir à mettre la main sur le roi, jetteraient leur dévolu sur Monsieur son frère.

L'occasion de découvrir la veuve dès qu'il sortit de ses appartements après la tenue du Conseil, ne tarda pas à se présenter. Ses pas le menèrent à la galerie des Lustres, là où une procession composée de courtisans l'attendait. Habituellement, son regard s'attardait peu sur le cortège. Il se refusait à la moindre salutation ou au moindre signe de tête, et cela pour éviter la profusion de rumeurs et d'intrigues à son sujet. Que sa cour le qualifiât d'arrogant et de froid, il n'en avait cure ! Il demeurerait insaisissable pour les siens, et c'était là tout ce qu'il souhaitait.

Quelle ne fut donc pas la surprise du Chancelier lorsque le monarque se pencha à son oreille pour le solliciter !

— Dites-moi qui est la marquise de Stirling.

L'homme, dérouté par la question – il était si rare de voir le roi s'intéresser à autrui – eut un moment de flottement avant de se reprendre. Siegfried ralentit son pas, les courtisans à sa suite en firent de même, désarçonnés.

— C'est la seule dame à être vêtue de rouge.

— Ne porte-t-elle pas le deuil de son mari ? s'étonna le souverain en découvrant la marquise au milieu de la galerie, entourée de ses pairs.

— Seul le voile qu'elle porte témoigne de son veuvage, railla le Chancelier. Heureusement, il est des femmes qui savent faire honneur à la mémoire de leur époux, à l'image de votre pieuse mère.

Fâché par le compliment, Siegfried hâta le pas, se détachant ainsi du Chancelier, et s'arrêta à la hauteur de la marquise, causant l'agitation générale. Pourquoi le roi prenait-il la peine d'accorder tant d'intérêt à une étrangère ? Lui qui témoignait si peu d'attention à sa cour.

— Madame, dit Siegfried.

— Votre Majesté, s'inclina-t-elle.

— Toutes mes condoléances.

— Je vous remercie pour votre sollicitude, Sire.

Jusqu'alors, elle avait gardé la tête baissée mais, à ces mots, elle avait levé les yeux vers lui. Et effectivement, Siegfried pu juger de sa beauté atypique.

— Il nous plairait de vous voir assister à une de nos parties de cartes. Ce soir me semble parfait. Qu'en dites-vous ?

— Je suis honorée de la proposition de Sa Majesté.

Sur ces mots, il s'éloigna, laissant les courtisans pantois.

Qu'il invitât quiconque à le rejoindre pour une partie de cartes en soirée, c'était impossible ! Dès le souper servi, le roi se réfugiait dans ses appartements, délaissant son cercle privé. Alors pourquoi, si soudainement, en était-il autrement ? Qui y avait-il de spécial chez cette veuve ?

Les regards se désintéressèrent de la marquise pour se poser sur la jeune fille à ses côtés. L'évidence s'imposa. Un monarque se devait d'avoir une reine et, en cette matinée, il devint évident que le roi venait enfin de choisir une prétendante à la couronne. Était-ce la Saint-Valentin qui, avant l'heure, s'annonçait à la cour ?

***

Minuit sonna, emportant avec elle l'espoir de voir son amant s'annoncer.

Installé devant son secrétaire, Engel saisit sa plume qu'il considérait depuis quelques minutes déjà puis la plongea dans l'encrier, bien décidé à déverser sur le papier toute la rancœur que Sa Majesté Siegfried lui inspirait. Au lendemain de leur discussion, il pensait le revoir ici, près de lui. Mais ce traître avait déserté sans un mot. Aucune missive ! Rien si ce n'était le silence pour l'avertir de son absence. Manquait-on de domestiques, ou de papier au palais ? Était-ce l'encre qui était devenue une denrée rare ? Siegfried avait eu le loisir de le prévenir, au lieu de cela, il l'avait laissé espérer en vain.

Sûrement les désagréments de la cour, pensa Engel, fâché, avant de poser la plume.

S'irriter ainsi ne le mènerait nulle part. Siegfried était roi. Ses devoirs, aussi pesants soient-ils, se devaient d'être accomplis.

On frappa à la porte. Il se releva et alla ouvrir. Sur le seuil se tenait Madeleine, toujours aussi stricte dans sa mise, avec un plateau de victuailles entre les mains.

— Mathurine m'a demandé de te monter ceci.

Il esquissa un sourire, mais très vite la tristesse reprit ses droits sur son visage.

— Entre donc puisque, ce soir, il semblerait que je sois voué à la solitude. Mais de grâce, ne dis rien. Je ne veux rien entendre de tes conseils.

— Ses devoirs, dit-elle simplement.

Elle l'avait tant averti par le passé : toujours se méfier d'un héritier – un roi désormais – qui n'aurait comme priorités que sa couronne et son peuple.

— Si vite.., lâcha Engel malgré lui.

Il pensait naïvement qu'ils auraient encore quelques mois de douceur et d'amour avant de revenir à la réalité.

— Ainsi sont les monarques, conclut Madeleine en déposant le plateau sur la table. Viens donc manger avant que cela ne refroidisse.

— Je n'ai pas...

La porte s'ouvrit brusquement sur une demoiselle à la chevelure rousse.

— Anne, que se passe-t-il ? s'énerva la tenancière, froissée par le comportement de son Cygne le plus âgé. Que diraient les clients s'ils te surprenaient à courir comme une forcenée dans les corridors ?

— C'est...  Il faut que vous veniez en bas ! C'est...

Il était rare de voir la jeune femme troublée, elle qui était la quiétude même. Qui pouvait bien l'agiter ainsi ?

— Calme-toi ! lui intima Madeleine. Il ne suffit pas de crier au loup pour que l'on te suive. Explique-toi posément.

— Toujours aussi intransigeante, ma chère.

L'oreille avait perçu les intonations de la phrase, leur rythme chantant et ce rire. Engel se tourna vers la porte devant laquelle se tenait le Cygne roux ; et derrière elle, il vit la silhouette.

— Maria ! s'écria le jeune homme en se relevant brusquement.

Dans sa surprise, il renversa le pot d'encre qui se répandit sur sa feuille ainsi que sur le secrétaire. La nouvelle venue se dévoila de derrière celle qui la dissimulait. Un sourire sincère et chaleureux détendit son visage que de légères rides venaient désormais marquer.

— Que fais-tu ici ? poursuivit Engel qui n'osait croire en cette apparition.

— Déjà des questions. J'ai à m'entretenir avec Madeleine. Je reviendrai ensuite te voir.

La tenancière qui ne semblait guère étonnée de la visite de son ancienne reine des Cygnes sortit des appartements sans un mot.

— À très bientôt, bambino, lança Maria avant de caler ses pas sur ceux de Madeleine.

Engel avait hâte de parler à nouveau à son ancienne amie. Cela faisait des années qu'elle avait quitté le Domaine, suite à son mariage avec un riche veuf.

***

Une heure plus tard, Engel attendait avec impatience Maria. Lorsque celle-ci s'annonça enfin, il n'osa croire à ce qu'il voyait. Celle qui lui avait tout appris du métier, de l'art et de la musique, lui faisait aujourd'hui face. Elle aurait pu oublier son passé, rayer ce qui avait fait d'elle une femme souillée. Et pourtant, elle était là.

— Tu es le seul Cygne assez extravagant pour revenir ici, se moqua-t-il.

— Que veux-tu ? Mon statut de reine me manquait.

Elle s'installa sur le canapé, époussetant avec grâce sa robe du soir échancrée.

— Ton marquis...

— Il est mort depuis peu.

— Et c'est dans une telle robe que tu portes le deuil ? s'étonna-t-il.

— Oh, mon Dieu, non ! Tout ce noir... Ce n'est pas pour moi ! Mon cher époux le savait, et il rirait de voir la mine outrée des gens bien pensants qui m'entourent.

— Il te manque ?

— Horriblement... Mais ce n'est pas de lui que je suis venue te parler. Te voilà dans mes anciens appartements.

— Oui.

Elle tapota le siège près d'elle, l'invitant ainsi à prendre place à ses côtés.

— Je ne suis plus un enfant.

— Et c'est ce caractère qui a séduit le roi ? le taquina-t-elle.

— Madeleine t'en a déjà parlé... Pour ta gouverne, sache que tes mises en garde n'y feront rien.

— Loin de moi l'idée de m'immiscer dans vos royales amours. D'autant que d'autres s'en chargeront bien mieux.

— Comment cela ? demanda-t-il en s'installant finalement.

— Je ne suis pas une habituée des intrigues de la cour, mais certaines n'attendent que le petit jour pour entreprendre leur chasse à l'homme. Je savais les femmes rusées. Pourtant à ce point, c'en devient effrayant. Ton jeune roi inexpérimenté ne fera pas long feu. J'ignore si c'est l'appât de la couronne qui les rend aussi déterminées, mais qu'on me crucifie si une future reine ne devait pas apparaître comme par magie après le baiser !

— Je l'avais averti !

Dio mio!

— Demain plus que jamais sera une occasion pour ses prétendantes d'espérer le charmer pour obtenir le trône, renchérit-il, irrité. Il n'y a que ce sot pour ne pas s'en apercevoir et croire que cette Saint-Valentin sera comme les précédentes.

Basta ! Tu me fends le cœur.

Il la considéra d'un œil perplexe.

— Te moquerais-tu de moi ?

De ses mains, Maria enveloppa les joues d'Engel.

— Tu m'as dit vouloir l'amour. Aujourd'hui, tu le possèdes. Si tu désires le garder, il va falloir agir. Valentin est le patron des amoureux, mais il te reprendra ton aimé si tu ne te montres pas digne de lui lors de sa fête.

— Je ne tiens pas à..., commença-t-il en se relevant.

— Tu ne me demandes pas les raisons de ma présence ici ? coupa-t-elle. Je vais te le dire. Trois ou quatre familles ont été officieusement invitées pour cette fête. Les proches du roi souhaitent le voir en mauvaise posture avec une de ces nobles demoiselles. Ainsi pris en faute, il ne pourra refuser le mariage.

— On ne force pas la main d'un monarque.

— Ce n'est pas que ce que la reine mère a laissé entendre. Quoi qu'il en soit, ma belle-fille y participera.

Engel ne l'écoutait plus. Était-ce possible ? Allait-il perdre Siegfried lors de cette fête qu'il exécrait plus que tout ?

— Pourquoi me dire tout cela ?

— L'amour, toujours l'amour. Souhaites-tu mon aide ?

Engel était perplexe. Il ignorait pourquoi, mais il était certain que Maria lui cachait quelque chose.

— Je sais ! s'écria-t-elle. Tu vas m'accompagner au palais !

— Pourquoi suivrais-je tes idées ?

— Parce que, bambino, il ne te sera pas facile d'y pénétrer seul.

— C'est mal me connaître, avança-t-il avec orgueil. Nul ne se fond mieux que je ne puis le faire.

— Sans doute. Mais pour approcher le roi...

— Rien de plus aisé pour moi !

— Très bien, se vexa-t-elle. Fais comme il te plaira ! Tu es devenu un monstre d'arrogance, comme ton cher Siegfried.

— L'aurais-tu vu ?

— Oui. Et j'ai pu profiter d'une partie de cartes en sa compagnie et constater à quel point il est insupportable. Tout le contraire de son frère cadet... Bien, je vais rentrer puisque tu n'as nul besoin de mes services.

— Attends ! Il me sera plus aisé de suivre Siegfried si l'on me croit ton valet.

— Je le savais ! s'exclama-t-elle, amusée à l'idée de ce nouveau jeu.

— Par contre, je partirai d'ici incognito. Je ne veux pas que ma sortie s'ébruite. Monsieur pourrait...

— Je m'en occupe.

— Pas besoin. Ce n'est pas la première fois pour moi.

Elle était interloquée par le toupet, la liberté, qu'Engel prenait avec les règles de la maisonnée. Elle se demanda si Madeleine était au courant des sorties de son protégé. Peut-être bien car, sans cela, jamais Engel ne pourrait quitter sereinement le Domaine avec la surveillance des hommes de Monsieur aux alentours de la propriété.

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