Anaël
Il faisait chaud, cet après-midi-là. Les pavés étaient aveuglants sous le soleil, les rues étaient vides. Les maisons reposaient, paresseuses, l'une contre l'autre, leurs façades roses, jaunes ou bleues se fondaient dans un brouillard pastel. Le silence régnait, le silence de ceux qui se reposent, de ceux qui se regardent, perdu dans l'iris de l'autre. C'était un silence vivant, plein d'attente.
Soudain, la blancheur des pavés fut tranchée par une ombre, et le silence zébré de notes allègrement sifflées. Les oreilles dressées d'un âne apparurent, un petit âne dont la croupe était recouverte de poudre bleue. Il tirait derrière lui une carriole rouge strié de jaune, et il y avait, assis sur le siège de cocher, un jeune homme au regard vif. Il était vêtu d'une étrange veste de complet: la moitié droite était en velours bordeaux, la moitié gauche à carreaux noirs et blancs, comme un échiquier en attente de ses pièces.
La carriole avançait en tressautant sur les pavés, son jeune cocher scrutait les maisons environnantes, attentif.
Peu à peu, le village sortait de sa torpeur. Les habitants ouvraient leurs volets peints, regardaient l'étrange attelage dans la rue et, après un instant d'hésitation, descendaient à sa suite.
Bientôt, l'âne tirait derrière lui une longue traîne humaine, comme le voile d'une mariée. Il la tira jusqu'à la place du village, où son cocher, par un habile mouvement de rennes, lui fit faire demi tour.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, dans une heure vous assisterez au plus merveilleux spectacle qu'il ne vous sera jamais donné de voir! »
Sur un sourire espiègle, le jeune homme disparut dans sa carriole.
Les visages étaient interrogateurs. On chuchotait, on se demandait qui était cet homme qui débarquait là, dans le village des résidences de campagnes de la petite noblesse, puis on rentrait chez soi. On verrait bien...
L'heure était passée. Les hommes, les femmes, les enfants s'étaient à nouveau réunis sur la place. On attendait.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenus au spectacle d'Anaël! Ici, le terne n'existe pas, vous allez vivre une explosion de couleurs, des couleurs que vous n'avez jamais vues! »
Le jeune homme descendit de la carriole, se plaça entre elle et la foule, tira une ficelle garnie d'un gros pompon violet et tout le côté du chariot s'ouvrit, dévoilant une scène de théâtre.
Les spectateurs, attentifs, avaient formé un demi-cercle autour du chariot. Ils observaient la scène. Une simple toile blanche était tendue dans le fond, et le sol était fait de bois clair.
On n'entendait que les respirations. Toute l'attention était fixée sur cette carriole, sur son fond blanc.
Soudain, une gerbe rose apparut et balafra la toile de fond. Anaël s'avança, les yeux brillants. Il avait les poings fermés, le sourire large. Toujours sans un bruit, il écarta les bras et ouvrit les doigts. De la poudre bleue coula le long de ses phalanges et vint maculer la scène entière, comme une soudaine averse. Le jeune homme était resté immobile au milieu de ses couleurs, tableau figé, son costume de scène noir recouvert de fines particules outremer.
Lentement, il baissa les bras, mit les mains dans les poche, et ce fut le début d'un étourdissant tourbillon. Anaël lançait des couleurs tout autour de lui, créait des tornades vermillon, des ouragans indigo, jetait un brouillard vert bouteille et tout de suite le déchirait avec un éclair jaune vif. Les couleurs et les teintes se fondaient, s'enroulaient, se mélangeaient pour tout de suite se séparer. Le spectacle se reflétait dans l'iris éblouie des spectateurs. Ils en venaient même à oublier le silence, tant la vue subjuguait les autres sens.
Enfin, dans une dernière explosion chamarrée, le spectacle se termina, le rêve prit fin, la bulle éclata. Anaël gisait au milieu de la scène, accroupi, tête baissée. On n'entendait plus que le bruit de sa profonde respiration. Les pigments redescendaient lentement, comme le rideaux qui se ferme.
Un instant, le temps sembla suspendu. Puis la petite place du village éclata en applaudissements. Anaël, sourire aux lèvres, salua, et se retira dans sa carriole, qui lui servait à la fois de scène et de maison.
Tout le reste de la journée, les villageois se succédèrent devant le chariot. Chaque habitant de ce village où les nobles passaient quelques jours avant de retourner gérer leur fortune apportaient un peu à manger ou quelques écus. Grâce à ces dons, l'âne et son maître étaient nourris, la carriole entretenue et le spectacle amélioré. Lorsqu'il estimait avoir assez de provisions pour tenir jusqu'à la prochaine halte, le jeune homme partait.
Le chemin serpentait dans la forêt, comme une fine cicatrice beige sur la peau émeraude. C'était cette heure de la journée où les ombres s'allongent, où le ciel déjà se teinte d'orange mais où la symphonie enflammée du crépuscule n'a pas encore commencé. Anaël somnolait, assis sur son siège de cocher, les rennes dans une main. Il souriait à demi, en pensant à l'explosion de couleur qui n'allait pas tarder. Le crépuscule était de loin son moment préféré de la journée. Au crépuscule, les couleurs sautaient d'un objet à l'autre sans contrainte, tout prenait une autre teinte, tout était différent. Au crépuscule, Anaël, les yeux grand ouverts, se délectait des rouges et des roses que le ciel lui offrait.
La carriole atteignit une petite colline, vierge de tout arbres, comme la tête d'un vieux moine. De là, on avait une vue surprenante sur la forêt qui s'étendait loin devant. Il y aurait une petite semaine de route jusqu'au prochain village.
L'âne et son maître établirent leur campement sommaire, leur campement de routine: une couverture en patchwork posée sur un matelas de paille pour Anaël et de la paille seule pour l'âne.
Le jeune homme fit un petit feu et commença à préparer une soupe avec les légumes qu'il avait reçu des villageois. Il mangeait de façon frugale, mais ça lui était égal. Sa vraie nourriture, c'était les couleurs.
Tout en cuisinant, il laissait son regard errer sur le ciel. Derrière lui, tout était sombre, c'était déjà la nuit, on pouvait même y voir quelques étoiles. En face de lui cependant, le soleil enfin avait atteint l'horizon et se répandait en flaques écarlates sur la forêt. Le jeune homme était serein, heureux. Il vivait pour ces moments-là.
Les jours suivants, le petit attelage traversa lentement la forêt. Anaël s'arrêtait souvent pour observer une fleur baignée de soleil ou un parterre de mousse scintillant de rosée. Il était toujours à la recherche de nouvelles couleurs, de nouveaux pigments et la nature était une superbe inspiration. Il récoltait des fleurs, des racines et de la terre puis les réduisait en poudre pour n'avoir plus que la couleur, sans aucune forme. Il versait ensuite la poudre dans un petit pot, qu'il rangeait aux côtés de centaines d'autres dans sa roulotte. Parfois, il observait juste ces rangées de petits bocaux en terre cuite, content d'avoir toutes ces couleurs à portée de main.
Il les assemblait dans sa tête, créant de nouvelles scènes, de nouveaux mélanges pour ses spectacles, qu'il testait en tout petit dans un coin de sa caravane.
Il ne créait pas ses couleurs pour le spectacle, il créait son spectacle pour les couleurs, pour que le monde entier puisse en être émerveillé. Anaël avait l'intime conviction que lui seule y était sensible à ce point, il se sentait investi d'une mission: faire partager cette sensibilité aux autres. Comme ce partage lui permettait également de vivre, il n'y voyait que des avantages.
Pourtant, il savait que personne ne le comprenait vraiment. Les gens s'extasiaient devant son spectacle, mais ne le comprenaient pas. Dix minutes après, ils avaient déjà oublié, et n'accordaient toujours aucune attention aux couleurs qui les entouraient. Anaël en souffrait un peu, il se réfugiaient dans ses petits pots et sa recherche incessante de nouvelles teintes. Il renforçait toujours plus sa carapace de solitude et voyait les autres gens comme des étrangers, des gens ne parlant pas sa langue. La solitude lui plaisait, car il pouvait profiter de ses couleurs en paix. D'ailleurs, il n'était pas vraiment seul: il avait justement ses couleurs.
La forêt se déchira devant le petit attelage, laissant place à la campagne. L'horizon était carrelé de champs ordonnés autour de grosses fermes en bois et les paysans s'activaient partout autour. Lorsque Anaël passait, il attirait sur lui les regards réjouis et intrigués des enfants, qui le suivaient sur quelques mètres. Le jeune homme les regardait avec bienveillance. Ces enfants avaient encore le pouvoir d'être émerveillé, ils avaient encore les yeux ouverts sur le monde. Les adultes, eux, levaient à peine un regard blasé sur l'attelage, puis retournaient à leur travail. C'était l'âge, se disait Anaël. Les yeux des adultes étaient ternes, bouchés. Au cours de ses voyages, il avait rencontré maintes et maintes fois des jeunes filles aux yeux d'un bleu envoûtant ou d'un vert presque transparent, mais toujours ils avaient ce côté terne. Ces gens, même avec les yeux ouverts, avaient les yeux fermés. C'était infiniment triste, mais il ne perdait pas espoir de les leur ouvrir pour de bon.
Anaël souriait donc aux enfants, en leur souhaitant de ne jamais grandir, tout en sachant que la lueur au fond de leurs pupilles s'affaiblissait de jour en jour. Un matin, tous ces regards se réveilleraient éteint, c'était comme ça.
La traversée de la campagne fut longue. Anaël n'aimait pas la campagne, la nature domestiquée par l'homme, cela lui faisait horreur. Les couleurs étaient toujours les mêmes, on ne laissait aucune place à la fantaisie, à la création. Les champs étaient carrés, on travaillait du lever au coucher du soleil ou presque, tous les jours se ressemblaient et se fondaient dans la même monotonie que jamais rien ne brisait. Lorsqu'il aperçut au loin un petit village, il ne put retenir un soupir de soulagement. Les villages de campagnes et leurs habitants bourrus n'étaient certes pas passionnant non plus, mais au moins on pouvait y trouver des artisans et plus de couleurs que dans la simple campagne.
Lorsque l'attelage passa les portes du village, personne n'y prêta attention, personne ne leva même les yeux. Imperturbable, Anaël s'installa au milieu du village, descendit de son siège, déploya la petite scène de la carriole et déroula une grande affiche sur les rideaux fermés. Installée sur toute la paroi de bois, elle proclamait « Ce soir, grand spectacle! Venez découvrir les couleurs comme vous ne les avez jamais vues! Vingt heures, place du village, entrée libre. »
Dans les villages de nobles, les habitants, se prélassant dans leur oisiveté, n'attendaient que le divertissement et voulaient tout de suite en savoir plus sur cette carriole qui débarquait chez eux. Les paysans, eux, n'attendaient rien, les artisans non plus, il ne faisaient que vivre. Il fallait les attirer, à coup de grandes affiches et de paroles enjouées.
Il était 16 heures: l'artiste commença ses préparatifs. Il fallait reprendre le script du spectacle et placer les bocaux ouverts convenablement. La scène était constellées de petits trous destinés à les accueillir, il fallait donc prendre chaque bocal, l'ouvrir, le mettre dans le trou puis fermer le cache afin que la poudre reste pure. Le cache s'ouvrait grâce à un bouton spécifique, intégré dans la scène. C'était long et fastidieux mais c'était un passage obligé.
Lorsque toutes les couleurs étaient correctement disposées, Anaël, derrière les rideaux fermés, répétait une dernière fois. Il bougeait le long de la scène, faisant de grandes arabesques, la pointe de son pied effleurant une latte ouvrant la petite cavité du bleu outremer. Ses doigts effleuraient le bocal, faisant semblant de prendre la poudre et simulant de la lancer à travers la scène, puis c'était le tour du rouge carmin, du vert profond... Tout ça sans perdre un seul grain de couleur. Les pigments étaient bien trop précieux pour la perdre en simple répétition.
Le soleil d'été était encore haut sur l'horizon. Le spectacle débutait dans une heure. Les paysans rentraient des champs, fatigués de leur longue journée, et Anaël leur vantait son spectacle, en insistant sur son caractère gratuit. Lorsqu'on peine à nourrir sa propre famille, payer pour une chose aussi futile qu'un divertissement est impensable. Le jeune homme ne récoltait qu'une vague curiosité, mais il savait que les gens viendraient quand même. Pour une fois qu'il se passait quelque chose dans leur village, c'était l'occasion d'avoir quelque chose à raconter à la foire annuelle.
Effectivement, il ne s'était pas trompé: les habitants du village étaient au rendez-vous.
« Mesdames, mesdemoiselles, messieurs, bienvenus au spectacle d'Anaël! »
Le spectacle commença, et la vague curiosité sur le visage des paysans se transforma en réel intérêt, puis en plaisir franc. Anaël, tout en faisant son spectacle, observait les réactions des gens. Cela lui faisait chaud au coeur: il arrivait à les toucher, ces rudes paysans qui ne s'émerveillaient plus, anesthésié depuis longtemps par la difficulté de leur vie. Il réussissait à ouvrir une petite parenthèse enchantée dans leur vie trop monotone et ça, ça n'avait pas de prix.
Sous les applaudissements du public, le jeune homme salua et les rideaux se fermèrent. Quelques pièces tombèrent dans la corbeille posée devant la carriole. Les paysans n'étaient pas riches, loin de là, et tous ne pouvaient pas se permettre de se séparer de leur pitance, mais Anaël récoltait tout de même de quoi survivre quelques jours. Les habitants restèrent quelques instants sur la place, un vague sourire aux lèvres, la tête encore pleines de couleurs, puis rentraient d'un pas rêveur. Anaël savait bien que le lendemain, le labeur aux champs aurait repris le dessus sur son spectacle, mais il espérait toujours qu'à travers tous les villages qu'il avait traversé, tous les regards qu'il avait attirés, au moins quelques âmes se souviendraient de l'homme aux couleurs et de sa carriole-théâtre.
Le soleil se levait sur le village. Anaël adorait ces moments-là, lorsqu'il sortait à peine de la nuit, encore endormi, qu'il entendait d'abord les bruits autour de lui, le grincement de la poulie du puit, le claquement des sabots de son âne qui piétinait sur les pavés. Et il ouvrait les yeux, et le petit jour s'offrait à lui, dans sa robe pâle.
Les paysans, eux, n'en avait que faire. Ils ne voyaient que la longue journée de travail qui les attendait. C'était leur vie, la vie qu'ils n'avaient pas choisie mais qu'ils n'essayaient pas de changer. Le jeune homme regardait ces paysans d'un oeil triste. Ils pourraient être tellement plus heureux, si seulement ils le voulaient!
La carriole tressautait sur la petite route, à travers les champs qui se succédaient sans fin. Anaël avait quitté le village et voyageait à présent en direction de la ville. Il ne put s'empêcher d'esquisser un sourire.
Le jeune homme adorait la ville. Là-bas, tout était exacerbé, là-bas, les couleurs se créaient presque toutes seules! Il y en avait tant qu'on ne pouvait pas toutes les voir en un seul coup d'oeil. Les armoiries sur les façades, les fanions, les devantures des échoppes, les vêtements des riches commerçants... Là-bas, on pouvait même acheter des teintes! La dernière fois qu'Anaël y avait séjourné, il en avait acheté une dizaine en plus de la trentaine qu'il avait déjà fabriqué et pourtant, il avait l'impression qu'il n'avait effleuré qu'un dixième de ce que la ville avait à lui offrir.
De plus, la ville abritait des gens plus sensibles à son art, qui parfois restaient après le spectacle afin de discuter des teintes du monde. Sans compter que dans ces rues-là, le jeune homme récoltait toujours de quoi manger pour au moins une semaine, parfois même des sommes assez conséquentes.
La route de terre laissa bientôt place à une large avenue pavée, et les pensées d'Anaël dérivèrent sur les habitants de la ville. Il voyait autant de gens pendant la semaine qu'il passait entre ses murs que pendant tout le reste de l'année, où il voyageait de village en village. On pouvait se rendre compte de cette immense masse de gens rien que sur la route qui menait à la ville: toute une procession de carrioles, charrettes, fiacres et hommes à pied s'étiraient sur les pavés.
La chaussée était très encombrée, on avançait au pas, quand on avançait. À gauche d'Anaël, touchant presque son véhicule, se trouvait un élégant fiacre, à droite marchait un âne qui semblait porter le poids des ans en plus de son cavalier.
Dans le défilé sans fin du voyage, le fiacre fut vite remplacé par une charrette transportant des salades, l'âne par deux soldats à cheval, des hommes par des femmes, des nobles par des paysans.
Et enfin, au loin, on devina un grand mirage gris. C'était la ville, la seule ville du petit royaume paysan, le joyau enfermé dans un écrin de champs. Elle était conçue pour pouvoir accueillir toute sa population en temps de guerre. Ainsi, elle était composée de trois cercles concentriques. Le premier, le plus large, était en fait juste un anneau de champs entouré de murs: il pourvoyait une partie de la ville en nourriture et pouvait, au besoin, accueillir tous les paysans au moyen de cabanes qu'il suffisait juste de monter. Le deuxième cercle accueillait la plèbe, c'est à dire les ouvriers, les petits artisans, mais aussi les marginaux, les rejetés, ceux qui vous guettaient la journée et attendaient la nuit pour agir. Enfin, le troisième cercle, la ville à proprement parler, accueillait tous les magasins, toutes les échoppes, les ateliers les plus grands, les plus riches et les plus connus. C'était aussi là que vivaient les marchands, la noblesse, les princes en visite... Et, bien évidemment, le roi. C'était là que les saltimbanques comme Anaël se produisaient.
Les grandes portes de fer s'approchaient, gardés par des soldats las.
« Bonjour, résident ou visiteur?
-Visiteur, je reste une semaine, je suis artiste nomade.
-À partir de minuit, tous ceux qui dorment dehors sont chassés de la ville.
-Je sais, ne vous inquiétez pas, j'aurai un toit. »
Avec un sourire, Anaël passa les portes qui perçaient les remparts.
Un des points les plus remarquables de cette ville était le pont géant qui passait par dessus le premier et deuxième cercle pour arriver directement au centre de la ville. C'était un immense pont, tout en pierre, qui tenait sur des piliers imposants plantés dans le sol comme au hasard. On y avait une vue imprenable sur les faubourgs et les quartiers du deuxième cercle, qui semblaient tout à fait innocents de là-haut. Les toits de pailles se succédaient, abritant entre eux de petites rues sinueuses qui grouillaient de monde. Le deuxième cercle ressemblait à une fourmilière fébrile.
Enfin, Anaël et sa carriole arrivèrent dans le troisième cercle. A chaque fois qu'il entrait dans la ville, le jeune homme éprouvait des émotions contradictoires. Il se sentait un peu oppressé par les hautes maisons qui encadraient les rues comme si elles les surveillaient, lui qui avait l'habitude de pouvoir lancer son regard jusqu'à l'horizon, mais cette impression était bien vite gommée par les tourbillons de couleurs dans lesquels il entrait. Il était happé par un ouragan multicolore. La grande maison à la façade bleue foncée, cet homme en habit noir et doré, les étalages de légumes oranges et verts, Anaël ne pouvait plus réfléchir comme il faut, il était enivré, laissait son âne guider la carriole.
Ils débouchèrent bientôt sur une grande place ronde. Tout autour stationnaient différentes charrettes et carriole semblables à celle du jeune homme. C'était la place des saltimbanques, des spectacles de rues, la place où tous les soirs quelque chose se passait. Au milieu se trouvaient des tables et des chaises, appartenant à un petit restaurant qui tirait grand profit des animations présentes tout autour de lui. En échange de cette source non négligeable de clients, il offrait toujours un peu à manger aux artistes.
Anaël dirigea son attelage vers un petit emplacement encore vide, entre un cracheur de feu et un funambule. Il jeta un coup d'oeil au numéro de sa place: un grand 11 était peint sur le mur de la maison, juste derrière lui. Après être descendu de son siège de cocher, il se dirigea d'un pas rapide vers un grand panneau de bois, planté à côté du restaurant. S'il devait jouer ce soir, il faudrait se dépêcher.
Heureusement, il ne devait jouer que le lendemain, ce qui lui laissait le temps de s'installer et de faire un tour dans les rues.
La place ronde fonctionnait ainsi: chaque place avait un numéro, et à chaque numéro était attribué un soir de spectacle. Ainsi, chaque soir, quatre artistes se produisaient, pour la plus grande joie du public.
« Alors, vous faites quoi vous? »
Un grand type en débardeur regardait Anaël, un brin de paille entre les lèvres.
« Vous êtes nouveau non? Je vous ai jamais vu dans le coin, pourtant je viens chaque mois...
Oh non, je ne suis pas nouveau, simplement je ne viens qu'une fois par année. On a dû se rater la dernière fois » répondit Anaël.
« Oui, sûrement. Donnis, cracheur de feu, enchanté.
Anaël, homme des couleurs, enchanté. »
Ils se serrèrent la main et se promirent d'assister au spectacle de l'autre. Donnis donnait justement sa représentation ce soir-là, ça permettrait à Anaël de sortir un peu au lieu de rester dans sa carriole au milieu des petits pots. Non que cela lui déplaise, mais observer ce que ses compatriotes des routes faisaient était toujours enrichissant.
Le soleil se couchait lentement, les allumeurs de réverbères parcouraient les rues et éclaboussaient les murs de la lumière de la nuit. Anaël, assis à côté de son âne, les observaient tout en mangeant. Il caressa distraitement son âne.
« Ils sont fascinants, ces allumeurs de réverbères. Regarde celui-là: il fait noir, tout est noir ou gris foncé autour de lui, il approche son bâton de la mèche et voilà, les couleurs reviennent. Enfin, pas toutes. C'est comme s'il n'avait appelé que le jaune et le orange...
-Alors l'homme aux couleurs, on parle à son âne? J'espère bien te voir parmi mes spectateurs ce soir! »
Anaël sourit à Donnis. Oui, il parlait à son âne. Il aimait s'imaginer que l'animal comprenait tout ce qu'il lui disait et qu'après toutes ces années à ses côtés, il avait appris à apprécier son environnement. C'est vrai que les ânes n'étaient pas réputés pour leur intelligence, mais après tout il fallait bien une exception qui confirme la règle...
Le soleil était couché, à présent, et sur la place régnait une grande effervescence. Les spectateurs arrivaient, déambulaient, observaient tous ces artistes là pour eux. Ils jetaient un coup d'oeil au grand panneau qui annonçaient les spectacles du jour et enfin faisaient leur choix, ou s'asseyaient simplement sur une des chaises du restaurant central.
Donnis haranguait la foule, il avait tracé à la craie un grand cercle autour de lui et les gens s'en approchaient, puis restaient là, intrigués par ce grand homme. Anaël aussi en faisaient partie, il était perturbé de faire cette fois partie du public.
« Hola bonnes gens! Vous vous êtes approchés de moi, vous vous êtes approchés de ce cercle... Mais gardez vous d'y mettre ne serait-ce qu'un orteil, car dans ce cercle, le feu est roi! »
Sur cette tirade, Donnis pencha la tête en arrière et cracha une longue flamme orangée qui sembla illuminer toute la place. La flamme ne disparut pas, comme on pouvait s'y attendre, elle grandit encore et redescendit, s'enroula autour du bras de l'artiste comme un gros chat affectueux, bientôt rejoint par une dizaine de petites flammèches qui dansaient autour de leur dresseur, comme douées de vie. Le spectacle était magique: un homme qui du bout des doigts faisait naître le feu, entouré de flammes qui virevoltaient autour de lui, Anaël en était subjugué. A force de vivre de petit village en petit village, il avait presque oublié que d'autres gens aussi étaient capables de prouesses, et pas qu'avec des couleurs. Quoique. Ces flammes là étaient oranges, mais si l'on regardait mieux, on pouvait voir qu'à leur source, elles étaient d'un magnifique bleu saphir et tout au bout, elles étaient jaunes soleil. Il faudrait que le jeune homme réfléchisse à un moyen de réduire ce bleu, ce jaune et ce orange en poudre, il avait déjà une idée d'un nouveau spectacle qui aurait pour thème le feu...
La foule éclata en applaudissements, Donnis avait terminé. Anaël aussi applaudissait, sincèrement. C'avait été une magnifique représentation, sans aucun doute. Après que les spectateurs furent parti, chez eux ou dans une taverne quelconque afin de continuer la fête, Anaël congratula encore une fois son compatriote, qui le remercia et promit d'être là le lendemain soir, devant son spectacle à lui. Sourire aux lèvres, le jeune homme partit se coucher.
La fête sur la place continua jusque tard dans la nuit, et lorsqu'enfin les derniers fêtards se turent, les boulangers, imprimeurs et tous les travailleurs du matin prirent le relais. Anaël se réveilla avec le soleil. Il sortit de sa caravane et inspira longuement, regardant autour de lui. Tout était un peu gris ce matin-là, sûrement le brouillard... La chaleur de l'après-midi le dissiperait. Il donna à manger à son âne, non sans l'entretenir de ce projet de spectacle de feu qu'il avait, puis partit en ville à la recherche de ces marchands de couleur.
Les rues étaient déjà encombrées, c'était jour de marché. Les petits étals se chevauchaient presque le long des façades, proposant les produits de la terre. Tout ces fruits, ces légumes auraient dû briller par leurs couleurs, mais ce satané brouillard ternissait tout. Anaël le regrettait vraiment car les fruits et légumes qu'on présentait en ville étaient les plus beaux de tous, avec les couleurs les plus éclatantes, des couleurs qu'il n'avait pas encore tout à fait saisies. Il aurait d'autres occasions de les admirer: le marché avait lieu toutes les semaines, et le jeune homme comptait bien rester une semaine.
Enfin, il aperçut l'échoppe qu'il cherchait. C'était un tout petit magasin coincé entre un tailleur et une banque, brun foncé, tout à fait banal et insignifiant. Sa devanture marron triste, avec un pauvre écriteau qui se balançait au bout d'une chaîne comme un ver de terre au bout d'un fil de pêche, ne laissait en rien présager les trésors qu'elle renfermait.
Anaël avait des souvenirs bien précis de cette boutique: à peine passé le seuil, les couleurs vous accueillaient chaleureusement, dans des pots en verre logés sur des rangées et des rangées d'étagères. Le propriétaire mettait l'arc-en-ciel en bouteille, disait-on, et personne ne pouvait contredire cela. On trouvait dans son magasin presque toutes les teintes. Pour un acheteur lambda, un peintre en mal de matière première ou un simple curieux, le magasin renfermait toutes les couleurs du monde. Vert forêt, jaune soleil, ocre rouge, terre de sienne, bleu azur, bleu roi... Pour Anaël, ce magasin renfermait un bon début, les couleurs de bases, mais de loin pas toutes la gamme possible. Par exemple, il manquait le vert du brin d'herbe aux premières lueurs de l'aube, il manquait le brun foncé particulier des sabots de son âne, il manquait, tout simplement, la couleur de la peau d'un nouveau-né. Pourtant le jeune homme se fournissait volontiers ici, car les couleurs banales étaient ennuyeuses à fabriquer mais il en avait néanmoins besoin.
C'était en pensant à tout ça qu'Anaël passa la porte, se réjouissant du spectacle qui l'attendait, là où ce maudit brouillard ne pouvait pas entrer. Ce spectacle qu'il attendait et qui ne vint pas. Le magasin entier était terni, comme si les couleurs s'étaient fanées.
« Bien le bonjour jeune homme! Je peux faire quelque chose pour vous? »
Anaël se tourna vers le vieil homme qui lui avait adressé la parole, le propriétaire.
« Je... Non pas vraiment, enfin si... Qu'est-il arrivé à vos couleurs? Elles semblent vraiment ternes aujourd'hui, peut-être que c'est ce brouillard dans les rues...
- Mais enfin jeune homme, qu'est ce que vous racontez? Mes couleurs n'ont jamais été aussi éclatantes et il fait grand beau dehors, pas la moindre trace de nuage et encore moins de brouillard! »
Anaël ne répondit pas. De toute évidence, le vieil homme n'avait plus sa vue d'antan.
Avec un dernier regard sur les couleurs mortes, il sortit de la boutique. Dehors, cet étrange brouillard régnait toujours, recouvrant le monde d'un manteau gris.
Toute la journée, Anaël parcourut la ville à la recherche de couleurs éclatantes comme il avait l'habitude d'en voir et il n'en aperçut aucune. Même lorsqu'il retourna dans sa charrette, lorsqu'il ouvrit ses pots à lui, dont il était sûr de la qualité, même là les couleurs étaient ternes.
Cela lui faisait mal de l'accepter, mais c'était ses yeux qui lui faisaient défaut, ce jour-là. Anaël avait déjà entendu des histoires, des histoires de maladies des pupilles mais ce n'était jamais pour toujours. Le plus souvent, la vue retrouvait toute sa clarté le lendemain. Lui-même avait déjà expérimenté une maladie de ce type, mais elle n'avait duré que quelques heures. Il n'y avait donc pas lieu de s'inquiéter: le lendemain, tout serait à nouveau normal. Il fallait que tout redevienne normal.
Cependant, il devait assurer sa représentation du soir. Le magnifique spectacle sur le thème du feu qu'il avait l'intention de présenter ne verrait malheureusement pas encore le jour... Pour un nouveau spectacle, il avait besoin de toutes ses perceptions, surtout sur un sujet aussi subtil que le feu. Ainsi, les spectateurs verraient ce soir-là un spectacle qu'il avait déjà joué maintes et maintes fois, qu'il connaissait par coeur, qu'il pouvait jouer les yeux fermés.
Qu'il allait jouer les yeux fermés. Anaël était seul dans sa carriole, entouré de ses couleurs, les yeux fermés. Il avait revêtu ses habits de scène, une combinaison de tissu noir. Il devait être incolore pour faire ressortir son art, et le noir ressortait bien sur la toile blanche qu'il tendait au fond de la scène. Dehors, tout était prêt. Les bocaux attendaient sagement dans leurs caches du parquet, la toile de fond bien tendue, les rideaux fermés, le public au dehors, Donnis parmi eux. C'était l'heure. L'heure des artistes sur la place. Le spectacle de jonglerie qui précédait sa représentation était terminé, c'était son tour à présent. Anaël se leva et rejoignit la scène, toujours caché par les rideaux. Il inspira profondément. Il était temps. Les rideaux s'ouvrirent, il leva les bras, sourire aux lèvres, salua, plongea la main dans sa poche et commença la longue série de gestes tant de fois répétés. Lancer à gauche, prendre la poudre dans le cache à ses pieds, lancer dans l'autre direction, tournoyer. Anaël se mouvait les yeux fermés cette fois-ci. Il ne voyait pas le magnifique arc-en-ciel qu'il créait, il ne voyait pas les visages émerveillés, il ne voyait rien, il avait peur d'être déstabilisé par ses couleurs désormais ternes. Il sentait juste la poudre sur son visage, les masses d'air que son corps déplaçait, il entendait les légers grincements du parquet lorsque ses pieds bougeait, les exclamations étouffées du public. Il lança ses dernières couleurs, sauta avec elles, s'accroupit, ne bougea plus. Un instant, un silence irréel flotta, comme une goutte d'eau avant qu'elle ne s'écrase au sol. Les applaudissements éclatèrent. Anaël ouvrit les yeux, salua, sourit à tous ces gens qui venaient d'être plongés dans un éblouissement visuel. Il quitta la scène, jeta un regard à la toile de fond maintenant maculée de couleurs. Comme à chaque fois qu'il passait en ville, il allait la vendre à quelque riche marchand ou nobliau désireux d'être bien vu. Les artistes de rue étaient en vogue en ce moment, mieux valait en profiter.
Anaël disposa devant sa carriole une grande valise ouverte afin de récolter les dons des spectateurs et se mêla à la foule, peut-être pour regarder le spectacle suivant ou simplement observer les gens autour de lui. Il y avait de tout. Le noble qui venait ici se divertir habillé en simple commerçant mais que la manière de marcher et de regarder autour de lui comme s'ils ne venaient pas de ce monde trahissait, le riche marchand venu se montrer, montrer qu'il se fournissait également chez les saltimbanques et ainsi lancer un souffle de liberté sur sa marchandises et enfin, majoritairement, les gens du peuple venu pour s'échapper un court instant des griffes de la ville et ne plus penser aux lendemains incertains. C'était toujours eux qui applaudissaient le plus fort, toujours eux qui s'immergeaient le plus dans les spectacles, comme pour s'y noyer.
« Hé! Anaël! »
Le jeune homme se retourna. C'était Donnis, les lèvres étirées en un large sourire.
« Tu envoies du lourd avec ton spectacle! J'ai jamais vu ça! Tu domptes les couleurs, c'était magnifique.
Merci beaucoup! Les gens ne les voient pas, mais les couleurs sont tellement belles quand on sait les regarder.
Ah ça oui, on peut dire que tu sais les regarder! Même si tu avais les yeux fermés pendant toute ta représentation...
Oui, enfin, c'était juste parce que... »
Des notes de musiques tirèrent Anaël de ses explications vaseuses, il prit son compagnon par le bras et l'entraîna vers une scène colorée, pleine de plumes et de plante.
Au milieu de ce foisonnement se tenait une femme, pas particulièrement belle mais grande et élancée comme si son corps avait été taillé dans une branche de saule. Elle avait les bras écartés, immobiles, et une douzaine d'oiseaux y étaient perchés. Il y avait des tout petits moineaux, des aigles, des oiseaux beaucoup plus exotiques. Anaël aurait voulu avoir ses yeux, pouvoir boire du regard les couleurs de ces plumes, les teintes délicates des gorges des oiseaux et les couleurs enflammées de leurs queues, pouvoir saisir toutes les nuances des ailes, mais tout était terne, encore... Des larmes de frustration brouillèrent ses yeux, collèrent ses cils. Pour faire plaisir à Donnis qui semblait totalement subjugué par le spectacle de la jeune femme, Anaël resta, mais voir toutes ces couleurs lui échapper lui brisait le coeur. C'est avec soulagement qu'il ferma la valise qui s'était entre-temps remplie de quelques pièces et qu'il rentra dans sa carriole, ferma les yeux et s'endormit. Le lendemain, il aurait retrouvé sa vue normale et pourrait travailler à son nouveau spectacle. Qui sait, peut-être que la femme aux oiseaux rejouerait et qu'il pourrait cette fois l'admirer à sa juste mesure...
Le soleil levant tapissait de lumière les pavés humides de rosée, l'air sentait bon le nouveau jour et l'air était encore empreint du froid de la nuit. L'automne n'était plus loin désormais.
Anaël ouvrit les yeux. Il faisait sombre dans sa caravane, il ne distinguait que des silhouettes en noir et blanc. Encore engourdi par le sommeil, il ouvrit les rideaux, laissant le jour se déverser à l'intérieur, redonnant leurs couleurs aux objets... Qui restèrent noirs et blancs. Aucune couleur n'était venue avec le jour. Le jeune homme resta comme pétrifié dans sa roulotte, cherchant désespérément des yeux un minuscule brin de couleur. Là, dans un coin, oubliée, une toute petite fleur bleue n'avait pas perdu sa teinte. Tremblant, Anaël la ramassa. Le bleu, ce beau bleu, bleu comme le ciel qui invite la nuit à s'installer, beau comme la dernière couleur sur terre. Il ne comprenait pas, il ne comprenait pas, les couleurs ne disparaissaient pas comme ça! Il n'avait jamais entendu personne perdre la vue mais seulement pour les couleurs! Aucune maladie ne faisait ça, il en était sûr, il y avait seulement celle qui leur faisait perdre en intensité, il le savait, il en était sûr!
Fébrile, Anaël sortit sur la place. Il devait bien avoir au moins une chose qui était encore colorée, à part la petite fleur qu'il serrait comme un talisman.
« Oh, mon ami! Bien dormi? l'apostropha Donnis, un sourire rayonnant sur le visage. Tu tombes bien, je voudrais...
Pas le temps, Donnis, le coupa Anaël, dis moi vite, tu vois les couleurs? Ont-elles changé? Est-ce que tu vois en noir et blanc?
Pas du tout, répondit le cracheur de feu, étonné. Qu'est-ce que tu me chantes là, tout est normal...
Non! Non, tout n'est pas normal! cria Anaël. Les couleurs ont fui! Tu ne vois pas? Tout est noir ou blanc, on a perdu le rouge, le vert, on a perdu le rose de la peau. Tout, Donnis, tout! »
Les joues striés de larmes, le jeune homme lui tourna le dos. Comment pouvait-on être si insouciant, si souriant, alors que tout était terne, que tout était parti... Enfin, quelqu'un dans cette ville devait bien savoir ce qu'il se passait! Cette femme là, ou cet homme élégamment vêtu, ou ce vieillard qui avait l'air d'un sorcier, il devait savoir lui, mais tout le monde lui répondait pareil, personne ne savait rien...
« Pas du tout, les couleurs sont toujours là », « Je ne vois pas de quoi vous parlez, monsieur » ou parfois seulement un regard étonné, un regard qui disait « vous êtes fou ». Mais Anaël le savait, il n'était pas fou, les couleurs avaient disparu. Personne d'autre que lui n'avait jamais vraiment pu voir les couleurs, alors lorsqu'elles disparaissaient, personne ne s'en rendaient compte...
Le jeune homme parcourut les rues de la ville, interrogeant chaque homme, chaque femme, chaque enfant, toujours plus pressant, toujours plus désespéré.
« Les couleurs, où sont-elles, vite!
Mais je ne sais pas monsieur, ne me regardez pas comme ça! »
Les yeux affolés, Anaël courait, cherchait inlassablement son trésor perdu, il savait qu'elles étaient là, quelque part, dites-le moi, dites-le moi!
« Allez consulter, monsieur, ça ne se fait pas d'agresser les gens comme ça! »
Le noble rabattit son chapeau sur son regard courroucé et tourna les talons, laissant Anaël au beau milieu de la rue. Consulter, consulter... Mais oui, c'était ça la solution! Il allait demander l'aide d'un herboriste, il pourrait sûrement l'aider.
Les rues tortueuses, les rues grises se brouillaient devant ses yeux, il entendait ses pieds marteler les pavés blanchis par le soleil, il ne voyait plus rien, plus rien, juste ce blanc, ce noir, gris, partout, partout, fou il devenait fou...
Enfin, ici! « Herboriste-guérisseur », il avait trouvé! Anaël ouvrit la porte d'un coup d'épaule, bouscula une jeune femme qui regardait attentivement un bocal.
« Vite! Où est l'herboriste? Mais où est-il par toutes les teintes, j'en ai besoin! Vite! »
Les clients se retournaient, fronçaient un sourcil mécontent sur cet étrange jeune homme habillé comme un saltimbanque qui criait dans la petite boutique.
« Voilà, voilà, pas besoin de hurler, je suis là. »
L'herboriste était petit, un petit homme courbé à force de ramasser feuilles et racines. Il avait des petits yeux fouineurs d'écureuil, son nez se fronçait sans cesse, comme s'il était incommodé par une odeur quelconque. Sa bouche tordue dans un rictus semblait plutôt vouloir vous invectiver que délivrer une ordonnance capable de vous guérir.
« Enfin! Vous n'arrivez pas trop tôt! Franchement, je m'attendais à plus de professionnalisme de votre part! Si j'avais...
Que puis-je faire pour vous? »
Le petit homme interrompit la tirade enflammée d'un ton calme, faisant fondre tous les icebergs de la colère d'Anaël, ne laissant que l'immense océan de son désespoir.
« J'ai besoin de vous, murmura-t-il. C'est une question de vie...
Ou de mort, c'est ça? » L'herboriste semblait soudain vieux, vieux, lassé, fatigué comme un vieux saule qui n'aspire qu'à tomber.
« Non, juste de vie... Il faut que vous me la rendiez...
Venez en arrière-boutique. »
Les deux hommes se faisaient face. Le guérisseur, car l'herboriste avait laissé sa place, regardait Anaël d'un air intéressé. Jamais il n'avait eu à traiter un cas comme celui-ci. L'oeil était un mécanisme délicat, qu'il fallait traiter avec respect. On disait toujours que les yeux étaient les fenêtres de l'âme et on ne pouvait obstruer une fenêtre comme ça. Il fallait réfléchir, ausculter, choisir les bonnes plantes à avaler ou à poser en cataplasmes, faire ça dans les règles...
Anaël était courbé, les mains sur le visage. Son coeur tapait à grands coups dans sa poitrine, crispé. Son corps entier lui faisait mal, comme pour suivre son âme dans la douleur. Les larmes coulaient, abondantes, rendant ses joues brillantes. L'herboriste avait observé ses yeux de longues minutes, avait poussé de petits grognements, avait farfouillé dans ses notes, ses bocaux, et maintenant il était juste là, en face de lui, sans rien dire...
« Avalez une cuillerée de cette poudre une fois par jour et appliquez ces feuilles, trempées dans l'eau chaude, sur vos yeux. Sur l'oeil même, pas sur la paupière, attention. »
Anaël tendit la main, fébrile. Le vieil homme sourit.
« Tututu. J'ai bon coeur mais tout a ses limites, jeune homme. 300 écus. »
Malgré le prix exorbitant, Anaël tendit l'argent et prit les herbes. Il les tenait comme il aurait tenu son fils, avec un amour et un espoir incommensurable.
« Si dans une semaine rien n'est amélioré, je ne peux plus rien faire pour vous. »
Sur ces mots, le vieil homme retourna s'occuper des abcès et plaques rouges du gratin de la société.
Le soleil se couchait sur la ville grise. Anaël traversa la place des saltimbanques, caressa distraitement son âne, entra dans sa caravane sans même un regard pour Donnis qui s'avançait vers lui. Il n'aspirait qu'à fermer les yeux, dormir pendant une semaine, dormir en attendant que ses yeux reviennent. Pourtant, malgré les incroyables facultés dont est doté le corps humain, dormir 168 heures d'affilée n'en faisait pas partie. Anaël se vit donc contraint d'ouvrir les yeux le lendemain, et le surlendemain, et encore le jour d'après. Il se couvrait de cataplasmes et avalait toutes les poudres que l'herboriste lui avait conseillées. Il marchait sans cesse dans les rues, courait, grimpait les escaliers les plus escarpés qu'il pouvait trouver, quadrillait la ville à la vitesse de l'éclair, pour le soir s'écrouler dans son lit en espérant dormir le plus longtemps possible. Dormir jusqu'à cette date fatidique, cette date où il pourrait retrouver ses yeux ou les perdre à tout jamais. Cette date qu'il n'en pouvait plus d'attendre, cette date qu'il voyait approcher avec tant d'appréhension. Cette date qui arriva finalement.
Anaël se réveilla. Cela faisait pile sept jours qu'il avait perdu les couleurs. Cela faisait sept jours qu'il vivait tendu vers ce moment, vers ce septième jour, qu'il y plaçait ses espoirs, son futur, sa vie. Il ouvrit les yeux. Rien n'avait changé. Ou plutôt si, tout avait changé. L'infâme amalgame de gris qu'il avait devant les yeux n'étais plus un moment difficile à passer. C'était devenu sa réalité. Même la petite fleur bleue, qui pourtant avait longtemps résisté, avait rendu les armes. Elle gisait sur le sol, grise.
Ce constat, cette réalité frappa Anaël de plein fouet, le laissant seul, définitivement seul au milieu des débris de sa vie passée. C'était fini, tout était absolument fini, sans espoir d'amélioration. Sa vie n'était plus qu'un désert monotone.
Anaël, seul dans son lit, se recroquevilla comme du papier qu'on approche d'une flamme. Il ferma les yeux, fort, se souvint de comment était ses couleurs, les maîtresses qu'il avait perdues à jamais. Il gémit. Gémit encore. Prit une profonde inspiration, comme pour se calmer, et hurla, hurla à travers sa roulotte, à travers la place, son cri transperça la ville comme un épée, serra le coeur de tous ceux qui l'entendirent, ce cri portait en lui l'espoir anéanti. Anaël jaillit de sa carriole, courut, courut, se cognant contre les murs et les gens, contre les chevaux, trébuchant sur les pavés car il ne voulait pas ouvrir les yeux, ces yeux qui déversaient des torrents de larmes, il ne voulait pas ouvrir les yeux pour voir ce monde qu'il ne reconnaissait plus. Il voulait garder les yeux fermés pour regarder ses souvenirs qui étaient tellement plus beaux que le gris alentour.
Épuisé par sa course, épuisé par ses sanglots, Anaël se laissa glisser contre une façade anonyme. Il tremblait. Pendant des heures, les passants jetèrent des regards désintéressés à ce corps avachi contre une maison, sans doute un ivrogne parmi tant d'autres.
Anaël avait cessé de trembler. Anaël avait ouvert ses paupières. Il se leva mécaniquement. Ses yeux parcoururent la rue dans laquelle il se trouvait, analysant tout ce qu'ils voyaient, recherchant un endroit, une échoppe... Ils la trouvèrent. Emporté par ses jambes, Anaël s'y dirigea, son esprit entier dirigé vers sa destination. Il se trouva debout devant l'étalage, les yeux braqués devant lui...
« Ils sont magnifiques, n'est-ce pas? Le roi est en ville aujourd'hui, j'ai sorti mes plus belles pièces! Évidemment, si l'une d'entre elles vous intéresse, je peux sans autre vous... »
Oui, elles étaient magnifique. Anaël, dès les premiers mots, avait arrêté d'écouter l'artisan vanter sa marchandise. Il n'avait d'yeux que pour ces lames, toutes différentes mais toutes semblables dans leurs usages. Leurs poignées étaient délicatement gravés, formés pour accueillir la main, pour ne pas glisser dans la paume moite lorsque le moment était venu. Les épées, les poignards étaient droits, recourbés, les lames étaient larges ou fines, gravées ou polies, sobres ou compliquées, mais elles reflétaient toutes la lumière du soleil. Elle aveuglaient toutes l'observateur. Anaël saisit délicatement une dague très fine, presque une aiguille. Il la tenait comme un amant tient la main de son aimée, la leva à hauteur de son visage, l'admira. Même sans couleurs, il s'en dégageait une majesté incontestable.
« Très bon choix monsieur, vraiment, cette dague est d'une manufacture incroyable. »
Le marchand avait repris son babillage.
« Regardez comme la lame se fond dans la poignée, c'est d'une solidité à toute épreuve, oui vous avez l'oeil, monsieur, surtout que... Mais, que faites vous?! Arrêtez, vous êtes fou!
- Merci... »
Le sang dévalait les joues d'Anaël, ersatz des larmes qu'il avait épuisées depuis longtemps. Lentement, il reposa le poignard peint en rouge sur l'étalage. Le monde avait perdu sa raison de vivre, le monde avait perdu son attrait. Les seules couleurs qui lui restât désormais se trouvaient en lui, tapissaient sa tête, habitaient ses souvenirs... Plutôt que de voir à jamais les tombeaux de ces amies disparues, Anaël avait décidé de vivre avec leurs fantômes, les yeux à jamais fermés.
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