Chapitre 4 : Keith-me
Et j'ai dit « Oui ».
OK, je vous vois venir... Vous vous sentez dupés, trompés par la marchandise. On vous a promis une héroïne avec du caractère et tout le tralala. Mais toi qui me juges si vite, tu ne le connais pas. Tu ne sais pas qu'il a l'aura d'un de ces êtres qui t'attirent docilement jusqu'à eux pour te réconcilier avec la vie. Et à ce genre d'espèce (de sourire aussi), tu as du mal à dire non...
Aux petits soins, il m'invite à m'asseoir dans un des coins du salon de thé. Il reste debout devant moi, se plie en deux et ses paumes s'appuient sur le bois clair de la table.
— Tu as faim ?
— J'ai soif.
— Tu veux quoi ?
— N'importe quoi.
— OK !
Il se retourne et percute une employée.
— Excuse-moi.
Il la retient par la taille une seconde. D'abord, chamboulée, elle le détaille puis lui rend son sourire et ses yeux s'illuminent. Elle aussi a senti l'étincelle, ce truc rassurant. Mais quand il s'agit de Keith, le courant électrique n'ira toujours que dans un seul sens.
Je souris lorsqu'il se décale pour passer à côté d'elle comme si de rien n'était et qu'éperdue, elle le contemple tandis qu'il se dirige vers le comptoir.
Elle soupire, se détourne et son regard tombe sur moi.
— Il est déjà pris, chuchoté-je avec un air indulgent. Désolée.
Son chiffon en main, elle déguerpit sans demander son reste.
Eh oui, Keith est comme ça. Charmant. Attractif. Parce qu'il respire le calme et l'équilibre.
S'il savait le merdier qui se trouve dans ma tête. S'il découvrait mon instabilité, mes problèmes psychotiques et l'effort quotidien et épuisant que je fournis pour occulter mon passé, ce n'est pas une nana comme moi qui serait assise à cette table.
Mais sagement, Cassiopée Desjardins est bien là, attendant d'être servie, matant les petites pommes inaccessibles pour la planète enfermées dans un Diesel, juste sous les boucles du blouson en cuir d'un gentil garçon accoudé au bar d'en face. Si Laurine était là, elle rirait aussi fort que si je lui avais raconté une bonne blague.
Elle rirait, car, en général, les mecs trop clean comme lui ne regardent pas les filles comme moi.
Et d'ailleurs, je ne sais pas pourquoi je focalise sur ses fesses qui ne remplissent même pas assez son jean, pourquoi l'image s'imprime-t-elle dans mon esprit, au point que je ne m'aperçois pas qu'il a rejoint notre table ?
Il nous a ramené notre commande sur un plateau. Deux tasses fumantes de cacao, des croissants et des mini pains au chocolat dans une petite panière en osier. Un goûter de gentil garçon.
— Le patron est français. Je suis certain que même à Paris, ils n'en font pas d'aussi bons.
J'affiche un air dubitatif avant d'observer ces contrefaçons gustatives.
Il retire sa veste, découvrant un simple t-shirt blanc ajusté. Pas de cicatrices sur ses bras fins ni de tatouages. Pas d'ongles rongés, pas de stigmates sur les mains. Sa peau est nette, un brin halé et sans aucun grain de beauté. Keith ne sent ni le mauvais alcool, ni la cigarette, ni la drogue. Keith sent incroyablement bon.
— Cassiopée ?
Le flou devant les yeux produit par mes réflexions disparaît pour laisser apparaître le visage de Keith.
— Oui ?
— Tu rêvais ?
Je secoue la tête, troublée.
— Non, pas vraiment.
Je scrute à nouveau la collation qu'il vient de poser sur la table. Il déplace le chocolat au lait jusqu'à moi et je grimace.
— Je pensais à une bonne bouteille de vin quand tu parlais de me payer un verre, grommelé-je.
— Je ne bois jamais en semaine et il est à peine cinq heures, s'amuse-t-il. Sérieux, tu voulais de l'alcool ?
Du bout des doigts, j'écrase la croûte du croissant qu'il me tend. La viennoiserie n'a pas l'air si mauvaise finalement.
— Tu n'as jamais mis les pieds en France, car tu saurais que cinq heures, à quelques minutes près, c'est l'heure de l'apéro. Je reviens.
Je pousse ma chaise, me lève et me dirige vers le comptoir. Le patron, d'une quarantaine d'années, me sourit chaleureusement. Je scrute derrière lui et par bonheur, sur l'étagère, une petite liqueur est abandonnée au milieu des sirops et autres boissons pour ados. Je demande à ce qu'il m'en verse un peu dans mon chocolat.
— Attends, ma belle. J'ai un truc mieux que ça.
Il récupère ma tasse et disparaît dans la salle à côté. Il revient deux bonnes minutes plus tard.
— Chocolat brûlé au Baileys. Spécialité cachée du chef.
Je goûte son breuvage du bout des lèvres puis cligne des paupières, ravie.
— C'est délicieux !
— N'est-ce pas. Ça reste entre nous, je n'ai pas le droit de servir de l'alcool.
— Ce sera notre secret. Votre salon est devenu mon préféré.
Je lui dédie un clin d'œil et quitte le comptoir. Je rejoins Keith et me rassois face à lui, le sourire aux lèvres.
— Tu as l'air de meilleure humeur.
Je pointe l'index au plafond pour lui demander une minute et bois plus de la moitié du liquide dans la tasse. Je la repose et ferme les yeux trois petites secondes afin de me délecter des arômes d'amandes, de noisettes et de caramel. Quand j'ouvre les paupières, Keith m'observe avec trop grande attention, la tête légèrement inclinée sur le côté.
— Tu voulais qu'on parle. Parlons, je n'ai pas beaucoup de temps.
Il semble reprendre ses esprits.
— Oui, tu as raison. Allons droit au but. Qu'est-ce que tu veux ?
— De quoi tu parles ?
— En échange de ton service. J'ai compris. C'est donnant-donnant, n'est-ce pas ?
Proposer un marché équitable veut dire qu'on ne veut absolument rien devoir à l'autre. Ce qui est exactement la signification contraire de l'amitié. Je ne peux lui en vouloir. Il reste fidèle à lui-même. Fidèle à Violetta.
— Alors ? insiste-t-il.
Je regarde son beau sourire, ses belles lèvres, et pour le fun, je suis à deux doigts de lui dire que j'aimerais bien les embrasser. Au moins, on sera fixés.
— T'embrasser.
J'aurais pu m'abstenir, mais, vu sa tronche, je ne le regrette absolument pas. Il a l'air à la fois ahuri et crispé. C'est assez drôle.
— Tu rigoles ?
— Pas vraiment. Embrasse-moi et on est quittes, Keith, réponds-je avec calme et assurance.
Ses yeux s'agrandissent et ses iris analysent ma bouche. Merde, il va le faire ! Un instant, j'ai le corps qui se charge d'adrénaline et je regrette à peu près tout ce qui m'a conduite à être ici, face à lui, à son regard devenu brûlant. Enfin, je crois, je ne sais plus. Mon cœur martèle dans ma poitrine, et je perds complètement la notion de l'espace. Mais son expression devient glaciale. Un intense soulagement prend le dessus sur la sensation désagréable d'être en train de me prendre à vent. Ça, c'est ce qui s'appelle un ascenseur émotionnel !
— On s'arrête là, toi et moi, déclare-t-il froidement.
Fâché, il repousse sa chaise, mais j'interviens avant qu'il n'ait le temps de déguerpir. J'attrape son avant-bras.
— Bouge pas, je plaisantais.
Il s'immobilise et son regard s'abat sur notre contact. Ma paume fourmille. Je grince des dents, mais ça ne m'empêche pas de serrer plus fort mes doigts autour de sa peau de bébé. Je n'ai pas vraiment envie de le lâcher, pourtant je déteste toucher les autres, comme je hais qu'on me touche. C'est un fait avéré, c'est pourquoi je ne comprends pas.
Je décide de le libérer. Mon cœur bat, bien trop vite à mon goût, et la pulpe de mes doigts continue de me picoter. Mon regard se perd dans le sien, rageur.
D'habitude, les filles comme moi ne sont pas attirées par les mecs comme lui. Les nanas comme moi cherchent la violence, le danger, la dépendance, le mâle dominant, la mort cérébrale.
Keith se redresse et m'observe en restant sur ses gardes. Je lui retourne une figure similaire.
— Je plaisantais, Keith, lui assuré-je à nouveau, d'une voix calme. Tout va bien, tu n'es pas mon genre.
Il ramène sa main contre son front, pousse un profond soupir et retrouve une ébauche de sourire.
— T'es cash, purée ! Un instant, j'ai cru que tu étais sérieuse.
Il se rassoit face à moi.
— Non, je ne l'étais pas. Tu manques vraiment d'humour.
Son rire cassé remplit le salon. Ses yeux cuivrés s'accrochent aux miens.
— Tu m'as bien eu ! Mais plus sérieusement, que puis-je t'offrir en échange ?
Je l'analyse longuement. Tout ça me perturbe, car c'est une occasion que je n'aurais pas laissée passer autrefois. Une montre, un collier, même une paire d'escarpins que j'acceptais plus pour racheter le mal que quelque part je m'infligeais que pour excuser les marques imprimées temporairement sur ma peau.
— Je ne vois pas ce que tu as qui pourrait me plaire. Quoique ton blouson en cuir m'irait bien.
Un silence plane entre nous. Et si on m'offrait quelque chose de significatif pour une fois ? Je sens que ce blouson a une âme, une histoire.
Mais il ne me l'offrira pas...
— Tout ce que tu veux sauf ce blouson, dit-il avec sérieux.
Évidemment.
Mes lèvres se crispent une nanoseconde. Je baisse le visage et secoue la tête en poussant un petit rire amer.
— Eh, ça va ?
Il se penche en avant et essaie de capter mon regard.
— Ouais. Laissons tomber.
— Sérieux ? Tu ne trouves rien à me demander ?
— Non.
Il se gratte le crâne, comme si ma réponse était absurde.
— Il y a bien un truc que je puisse faire pour te rendre la pareille, réfléchit-il tout haut.
Je regarde au-delà des fenêtres en attendant qu'il en finisse avec le chapitre : Sauvez Cassiopée.
— Tu n'y mets pas du tien. Je te demande de faire un petit effort, Cassiopée.
S'il prononce encore mon prénom en entier, je quitte ce putain de salon de thé. Je m'emporte :
— Arrête ! J'en sais rien !
— Cherche mieux que ça !
Il y tient, à ce marché honnête ! Je serre les poings sous la table. Droit dans les yeux, je le défie :
— Tes possibilités sont limitées, tu ne crois pas ? Et si je veux un million de dollars ? Une maison sur la côte est ? Un vaccin contre le cancer !
Revenir en arrière. Trouver un ami, un garçon comme toi qui m'aurait canalisée au lieu de faire ressortir toute la rage que j'éprouvais d'être née au mauvais endroit, de plaire aux mauvaises personnes. Être aimée par quelqu'un qui m'aurait protégée de son corps plutôt que détruire le mien...
— Tu es loin d'être un génie, Maclee, soupiré-je.
Deux plis se creusent entre ses sourcils.
— OK, je comprends.
Non, tu ne comprends rien.
— Arrête, c'est bon. Tu n'as pas besoin de faire ça. Je n'ai besoin de rien. On attend que Violetta te tombe dans les bras et basta.
— Non. J'y tiens et je te propose un deal. Ne pouvant pas réaliser l'impossible, je vais t'accorder trois vœux raisonnables et je te jure de les réaliser...
Ce que je voudrais plus que tout au monde va au-delà du raisonnable. Je hausse les épaules. Surprenant mon geste, il marque un temps d'arrêt avant de reprendre :
— ... et vu que tu n'es pas douée, je vais t'aider pour ton tout premier vœu. Sans réfléchir, là maintenant, quel est ton souhait le plus cher ?
— Réussir mon année, répond-je machinalement.
— Très bien. Et qu'est-ce qui pourrait t'aider à y parvenir ?
Il s'obstine !
— Un professeur d'anglais qui dispense des cours gratuitement.
— Et bien voilà... ouf, c'était laborieux ! Vœu numéro 1 réalisé.
Je hausse un sourcil.
— Et je peux savoir comment ?
— Regarde !
Mes yeux balaient la salle.
— Où ?
— Devant toi !
— Je ne vois qu'une espèce de tignasse folle devant moi. Elle me barre carrément la vue. Tu vas chez le coiffeur des fois ?
— OK ! Je fais semblant de ne pas avoir entendu ta blague à deux balles.
Je grimace un sourire quand ses deux pouces le désignent.
— Moi ! Je peux être ton prof. Sans vouloir me vanter, j'ai de très bons résultats. Beaucoup de mes options sont déjà validées, j'ai un peu de temps à te consacrer. Et puis, ça tombe bien, je parle couramment anglais.
Il est con ! Je ris.
— C'est cool quand tu ris.
Je le fixe un peu troublée, puis dis tout bas :
— Je vais réfléchir.
Tout en le regardant attentivement alors qu'il trempe ses lèvres dans son cacao, je me dis que c'est bien le genre de gars à relever n'importe quel défi. Je me détourne sur la pendule accrochée au mur.
— C'est l'heure, ça ?!
Il consulte la montre à son poignet.
— Cinq heures trente, s'informe-t-il.
Je chope mon sac à mes pieds. Surpris, il me questionne :
— Tu es attendue ?
Je ne lui réponds pas. Ma mère doit se faire un sang d'encre et elle ne m'a pas contactée. Il s'est peut-être passé quelque chose. Angoissée, je cherche mon porte-monnaie.
— C'est bon, j'ai dit que c'était pour moi.
— Merci.
Je récupère mon téléphone laissé sur la table et compose le numéro de ma mère. Son « Allô » me procure un soulagement infini.
— Ça va ?
— Oui, très bien pourquoi ? répond-elle, toute guillerette.
— Je suis un peu en retard, j'arrive tout de suite.
— Prends ton temps !
Je raccroche et m'apprête à quitter le salon, mais Keith s'est levé et me fait barrage une nouvelle fois.
— Tu t'en vas ?
— Oui, excuse-moi.
— Ne t'excuse pas, mais laisse-moi au moins ton numéro. Ça m'évitera de passer par Violetta si je veux qu'on se capte.
Je roule des yeux.
— C'est pas drôle.
Il retrouve tout le sérieux troublant dont il est capable par moments.
— Donne-moi le tien.
Il s'exécute et je lui envoie un texto dans la foulée.
— Voilà. Ne m'écris pas après 22 heures.
— Ah bon ? Pourquoi ? s'enquiert-il, étonné.
Aucune raison, juste pour jauger son degré d'intérêt.
— Comme ça. J'ai une vie aussi, qu'est-ce que tu crois, Maclee.
Je pivote et quitte le salon de thé.
Sur le chemin du retour, je reçois un message :
> Ne m'appelle pas comme eux. Keith
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