3.2 Assya

Ces révélations ne font que confirmer la nécessité pour moi de me tenir loin de cet homme. Mais dans quel monde parallèle ai-je atterri ?

— Bienvenue dans l'océan, chérie...

— Quand tu disais requin, je ne pensais pas à Donovann...

— Les plus redoutables magnats des affaires sont les plus charmants, ceux à qui on accorde facilement notre confiance, notre corps et donc notre porte-monnaie. Oublie l'innocence, ici. Tout est calculé, comme notre embauche.

Désillusion, quel amer goût tu as...

Bon, je savais bien que Lazarus&Co ne m'avait pas prise pour mes diplômes... Mais je n'ai pas postulé pour faire escorte !

— T'inquiète, au pire il te demandera de dîner avec un client et tu pourras toujours refuser.

Bordel, mais comment elle fait pour savoir exactement ce à quoi je pense ?

— Céleste, t'es flippante.

— Et toi, un livre ouvert.

L'euphorie ne dure pas éternellement : chacun est attendu, à commencer par le directeur, qui file chez le notaire. Céleste et moi retournons à nos dossiers, pas encore ouverts.

— Ça va, tu vas t'en remettre ? demande-t-elle depuis sa chaise.

Je marmonne en guise de réponse, cachée derrière mon écran.

Le meilleur remède à une déception ? Se plonger dans une activité. Et la mienne est des plus palpitantes : malmener mon clavier. Les minutes défilent sans que je ne m'accorde le droit de ressasser cet étrange début de matinée.

Je profite de la pause de midi pour téléphoner à Manon. Par souci d'intimité –pour la forme-, je ferme la porte en verre et tourne le dos au couloir.

— Code rouge ? suppose-t-elle.

— Code lave en fusion, carrément.

Les appels imprévus sont toujours soit une urgence « code S.O.S. », soit un coup de gueule qui ne peut attendre : « code rouge ». Manon me connait comme si elle m'avait faite. Pour cause, on était voisines en maternelle et on ne s'est jamais quittées depuis.

Sans tergiverser, je lui raconte la scène irréaliste à laquelle j'ai assisté et le fait qu'elle ne paraisse pas tant choquée me déroute encore plus.

Suis-je si naïve ?

Elle me le confirme :

— Tu es trop candide pour ce monde, ma belle... Là où tu es clairvoyante, par contre, c'est sur tes distances à garder avec ton beau PDG.

— Le fils du PDG, corrigé-je.

— Qu'importe, le père, le fils... Ne passe pas sous le bureau pour évoluer.

— Je ne sais même pas si je veux faire de vieux os ici, avec tout ça...

Un mouvement furtif dans ma vision périphérique attire mon attention. Je me tourne et découvre le désagréable homme de la veille en flagrant délit.

Je rêve, il écoute à ma porte !

Il fait mine de rien et s'éclipse.

Lui, je vais me le faire.

— Je te rappelle, Manon, fais-je avant de raccrocher.

S'il croit qu'il va s'en sortir comme ça, il se fourre les doigts dans l'œil !

Je sors de mon bureau et hèle l'espion.

— Eh ! Vous !

Il est petit, bedonnant et il a beau faire semblant de ne pas m'entendre, mes longues jambes me permettent de le rattraper sans même me presser. Je me plante devant lui, mon index sur son torse et les sourcils froncés.

— Vous.

En le détaillant avec plus d'attention, je lui découvre un corps tassé, un ventre à bière, à peine dissimulé sous son pull, aussi laid que celui qu'il portait hier, des cheveux hirsutes et une barbe mal taillée. Il doit avoir la quarantaine, ou une trentaine mal vieillie.

Ses yeux écarquillés ne m'amadouent pas. Je ne lui laisse pas l'occasion de placer un mot et l'incendie :

— Je ne vous connais pas. Hier, vous n'avez pas même eu la décence de vous présenter, ou de me demander mon prénom. Vous vous êtes permis de me tutoyer sans mon accord et de me donner un ordre sans même attendre que je pose mon sac à main qui, je vous assure, pesait une tonne. Sans merci à la clef. Et maintenant vous écoutez mes conversations privées ?! Alors voilà ce qui va se passer : vous allez me foutre la paix et vous me me vouvoierez jusqu'à ce que je vous donne la permission de ne plus le faire.

Bouche ouverte, il attend avant de souffler :

— Eddie. Je suis Eddie.

Il me tend la main.

Sérieux ?!

Je croise les bras et le vois ravaler son égo.

— Et moi occupée, alors bonne journée.

Il ne rajoute rien.

— Va voir ailleurs si on y est, Eddie...

Céleste se tient dans le couloir, jambes croisées.

Deux contre un, il fuit.

— C'est dingue ça ! je râle.

— Eddie est une taupe, fait Céleste en haussant les épaules.

— Qu'est-ce que ça peut bien lui foutre de...

— Allons au quatrième manger un bout, tu veux ? propose-t-elle, un brin autoritaire.

J'acquiesce, encore remontée. Ma collègue récupère son sac à main, je fais de même et nous rejoignons l'ascenseur. Une fois dedans, Céleste s'adoucit.

— Laisse couler. Eddie vit pour les potins du bureau.

J'appuie sur le bouton gravé du chiffre quatre.

— S'il s'attend à quelque chose de croustillant me concernant, il va être déçu.

— Honnêtement, je pense qu'il ne t'embêtera plus...

Je perçois son sourire et la fixe, inquisitrice.

— Beh, je dis juste que ton apparence ne laisse pas présumer ton caractère, déclare-t-elle.

— Comment ça ?

— Tu as l'air candide, timide... Personne ne se douterait de ta féroce répartie et de ton penchant pour le cynisme.

Le sol tremble sous nos pieds avant de nous élever, dans un grincement sourd.

— J'imagine que le fait d'être seule et de m'ennuyer comme un rat mort depuis six mois m'a rendue quelque peu... irascible.

— Souci de santé ?

— Rupture.

— Tu veux en parler ?

Je hausse les épaules. Davy m'a suffisamment trotté dans la tête, est-ce que j'ai vraiment envie de ressasser la fin de notre histoire ?

— Un peu pathétique...

— Tu veux du pathétique ? Mon mec qui se barre en apprenant que je suis enceinte.

Mes yeux s'écarquillent. Quel gars pourrait être assez stupide pour laisser partir une femme aussi splendide et pétillante ?

— Je suis navrée...

— T'inquiète. Mon p'tit bonhomme et moi, on est bien maintenant.

Elle fouille dans son sac et me dévoile une photo polaroid de son fils : un adorable bébé, déjà grand, au teint plus clair qu'elle mais avec les mêmes yeux marron et les mêmes cheveux frisés.

— Il a deux ans, annonce-t-elle avec une fierté touchante.

— Autant la plupart des enfants je les trouve laids, autant le tien est bien réussi.

Elle glousse, range le cliché.

— C'est quoi, son prénom ? je m'enquiers.

— Milan.

— Joli. Si c'est pas indiscret... quel âge tu as ?

— Vingt-quatre.

À peine mon aînée d'un an, et déjà maman...

— Tu as du courage, décrété-je.

— Si tu le dis.

Son ton est soudain fatigué et je décide de prendre le relais. Confidence pour confidence, je déballe l'apocalypse de mon couple :

— Je me suis arrêtée au milieu de ma première année de fac. J'avais de bons résultats, en soi... Mais Dany venait d'obtenir le poste d'une vie ; un poste de directeur marketing, grâce aux pistons de la famille. Il m'a persuadée que je n'avais plus besoin de travailler, qu'il subviendrait à nos besoins à tous les deux.

Je marque une pause. Me remémorer cette promesse, bafouée, fait un mal de chien... même une demi-année plus tard. Je poursuis :

— On dit que l'amour dure trois ans... et c'est deux mois avant cette échéance que l'idylle a pris fin ; il s'est fait licencier rapidement, et notre relation a pâti de son... « échec », tel qu'il l'appelait. Les disputes se sont multipliées ; quoi de plus normal pour deux chômeurs constamment collés ensemble, dans un appartement trop petit d'où nous étions menacés d'expulsion ? Il m'a quittée sans ménagement, prétextant que je ne le soutenais pas. Il est retourné vivre chez ses parents friqués, qui ne m'avaient jamais appréciée d'ailleurs... En me laissant avec les charges à payer et un trou sur mon CV difficile à expliquer...

— Dur...

L'ascenseur se stabilise. Je conclus :

— À qui le dis-tu... Mais moi je n'avais qu'un loyer à charge, pas un gosse...

Mais l'ouverture des portes ne signifient pas l'arrêt de la conversation, du moins pas pour Céleste, qui rebondit avec sérieux sur mon humour maladroit :

— Deux situations équivalentes ne sont pas forcément comparables. Laisse-moi deviner, t'es partisante de « y'a pire ailleurs alors je n'ai pas à me plaindre » ?

— Oh si, me plaindre je sais faire, ricané-je en m'engageant dans le couloir.

— T'as fait comment ?

— J'ai bossé quarante heures par semaine au Palais du Burger à compter de ce jour et mes parents m'ont aidée à éponger mes dettes, les premiers mois.

J'aperçois la file d'attente au comptoir du self service.

— Une grande aide, les parents, approuve Céleste.

— Pas tous... Monsieur Lazarus, par exemple, dis-je en grimaçant, à voix basse. T'imagines, avoir un père qui se sert de tes charmes ? Ça doit être compliqué pour Donovann...

— Ne t'apitoie pas sur son sort, il tire largement avantage de sa position.

Qu'importe. Elle a raison, je n'ai pas à me mêler de ça, ni à juger d'une situation familiale dont je ne connais rien, au fond. Je ne veux surtout pas devenir comme Eddie.

Ce sujet épineux est balayé par notre faim grandissante à la vue des frites fumantes. Hier, ne sachant pas où je pouvais manger, j'avais pris une salade maison et Céleste avait commandé un bowl, mais on salive à l'idée de plats plus consistants.

— Le buffet à volonté à cinq euros, trop beau pour être vrai...

— Ce tarif est pour une entrée et un plat !

Je me disais...

On se munit de plateaux, se sert des couverts, des verres et des serviettes et nous séparons pour garnir nos assiettes.

Notre mission accomplie et nos comptes réglés en caisse, on se retrouve à une table quatre places. Ayant récupéré une carafe d'eau au passage, je m'occupe du service. À peine assise, Céleste me sonde et reprend son interrogatoire :

— T'es secouée par ces histoires d'arrangements internes, pas vrai ?

Je soupire.

— J'idéalisais juste cette boîte. Ça va aller.

Je trie machinalement les petits pois des carottes.

— Eh. T'es pas toute seule, Lana Lang. Je veillerai sur toi.

— Te sens pas obligée, Céleste, je...

— Ce n'est pas une proposition, me coupe-t-elle. C'est comme ça.

Collègue, amie, chien de garde ? En deux jours, Céleste se dessine déjà comme un indispensable à Lazarus&Co, du moins pour moi.

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