Chapitre 50

 PDV William

Le visage de mon cousin quand il passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de mon atelier est trop innocent pour ne pas m'inquiéter. Natt n'est jamais innocent. Ce terme est d'ailleurs l'exact opposé de sa personnalité. Le fait qu'il se mette ensuite à marcher les bras dans le dos en sifflotant renforce ma certitude qu'il a une idée derrière la tête.

Je l'arrête en grognant lorsqu'il fait mine de s'intéresser à une toile dans un coin de la pièce. Le mouvement aurait pu paraître réel si il n'avait pas choisi un simple brouillon sur lequel je teste mes couleurs.

— Qu'est-ce que tu veux ?

— Qui te dit que je veux quelque chose ?

— Ton putain de sourire niais.

Il pose une main sur son cœur, en grand dramaturge qu'il est, avant de laisser tomber devant mon manque de réaction.

— Tu travailles sur quoi ?

Il s'approche de moi et se penche par dessus mon épaule, pour regarder l'ébauche que je réalise. Une silhouette que je connais par cœur, et que je ne peux m'empêcher de coucher sous mes lignes. Fort heureusement pour moi, il ne semble pas la reconnaître avec l'avancé du dessin actuel. Je m'évite quelques réactions plus qu'agaçantes à base de cris et sauts bruyants.

— Tes tentatives d'approches ne sont pas discrètes.

— Bien, j'abandonne. Je veux te parler de Kana.

— Étonnant.

— Si tu t'en doutes, pourquoi tu ne lances pas toi-même les conversations ?

— Parce que je n'ai pas envie d'avoir des conversations.

Celles-ci m'amènent trop de soucis : des pensées parasites, des questions qui tournent en boucle dans mon esprit, des idées que je ne parviens plus à laisser enfermées. Discuter avec Natt, Charlotte, ou tout autre personne de ce que je peux ressentir pour la jeune femme m'oblige à y penser et tenter d'y mettre des mots. Or, les mots ne composent pas mon monde. Moi, j'y mets des couleurs, des centaines de teintes que je suis le seul à pouvoir appréhender, et cette idée me satisfait. Le tableau qui se dessine au fond de moi lorsque je suis avec elle, ou lorsque je pense à elle, il n'appartient qu'à moi.

— Tu changes, à son contact, tu sais.

Je ne le nie pas. Je serai idiot de tenter, car je suis à peu près certain qu'il est capable de me sortir un carnet dans lequel il aurait notifié tout ce que j'ai pu faire de nouveau ces dernières semaines.

— J'ai un peu l'impression de retrouver celui que tu étais, avant. Avant de te renfermer sur toi-même.

Je grogne, conscient qu'il n'a pas tort, mais peu ravi qu'il en vienne à parler de ce sujet-ci.

— Rien que le fait que tu la laisses entrer dans ta vie en est un exemple criant. Tu deviens plus doux. Comme tu l'étais lorsque ta mère était là.

Mon regard l'enjoint à ne pas poursuivre plus loin. Le fait que je ne lui lance pas d'objet au visage en hurlant témoigne tout de même d'une maîtrise de moi-même plus importante qu'autrefois. Peut-être le sujet est-il moins douloureux avec les années. Ou peut-être qu'au fond, je sais qu'il n'a pas tort.

— Que ressens-tu, pour elle ?

— Je n'ai pas envie d'en parler.

— Ou bien tu n'es pas encore capable d'y mettre des mots.

— Ce qui devrait permettre de mettre un terme à cette conversation non désirée.

Il s'assoit sur un tabouret à côté de moi, me signifiant avant qu'il ne parle que je n'aurai pas gain de cause pour cette fois. Soit, je souffle en reposant mon crayon.

— Ou bien je peux t'aider à t'en rendre compte.

— Bien cupidon, j'écoute ta thérapie et ensuite tu déguerpis de ma vue.

— Ah, cupidon ! L'amour ! C'est bien, tu comprends déjà le thème.

Je lève les yeux au ciel, déjà fatigué.

— Il y a des questions à se poser, dont les réponses permettent de tout comprendre.

Exactement ce que je tente d'éviter. Me poser des questions. Il le sait, pertinemment. Quand bien même j'ai du mal à l'admettre, Natt sait exactement tout ce que j'ai au fond de moi. Il me comprend bien plus que je ne peux le dire. C'est là son rôle, je suppose. M'obliger à aller contre ce que je souhaite lorsqu'il semble comprendre que c'est nécessaire. A-t-il raison ou tort, mon égo a envie de répondre qu'il a tort, évidemment.

— Penses-tu à elle, lorsqu'elle n'est pas là ? Peux-tu décrocher tes yeux d'elle, lorsqu'elle y est ? Arrives-tu à imaginer sa voix, ses réactions, son rire ? Son bonheur amène-t-il le tien ? Hante-t-elle tes rêves ? As-tu déjà fait des choses « anormales » pour elle ? Pas besoin de répondre à la dernière question, celle-là je le sais.

— Je ne compte répondre à aucune de tes questions, Natt.

— Sans blague ? Tu m'aurai répondu, j'aurai fait un malaise dû au choc. Je ne te demande pas de me répondre à moi, grand idiot. Mais à toi. Je veux que naisse dans ton esprit tout ce dont tu as besoin pour exprimer ce que tu ressens.

— Ce que je ressens, n'est-ce pas à moi seulement ? Pourquoi devrais-je le partager ?

C'est une vraie question que je me pose. En réalité, je donne déjà beaucoup de moi. Dans mes toiles, il y a des milliers de morceaux de moi-même, de sentiments secrets ou indescriptibles. Je l'offre aux yeux de tous, mais personne ne peut y accéder. Parce que c'est à moi. En moi.

— Aimer, c'est partager. Et je ne te parle pas uniquement de l'amour entre deux amants. C'est la même chose en famille, ou entre amis. Tu n'as pas à tout dire. Mais parfois, il faut le faire. Parce que les relations, ça s'entretient.

— Je ne te parle pas, et tu es toujours là.

Il souffle. Je pourrais dire qu'il est exaspéré, mais je n'en ai pas l'impression. C'est comme... si je que je venais de lui dire lui pesait, d'une certaine manière.

— Oui, je suis encore là. Parce que je t'aime, comme un frère. Ça ne veut pas dire que ce n'est pas dur de vivre avec toi, Will. Je comprends ce que tu ressens, même si tu ne le dis pas. Mais parfois, j'aimerai l'entendre. Je fais avec, c'est tout.

Je ne sais pas vraiment quoi lui répondre. Peut-être que ce qu'il me dit me touche un peu. Et, même si j'en avais pas envie, cela fait naître des réflexions dans mon esprit. Foutu Natt.

— Je ne sais pas ce que Kana en pense pour l'instant, Will. Mais il y a un jour où elle en aura besoin, parce qu'on le ressent tous à un moment où un autre. Il faudra tôt ou tard que tu cesses de ne seulement lui montrer ce que tu ressens, pour le lui dire. Les sentiments ont aussi besoin de mots, quand bien même tu n'es pas celui le plus à l'aise en la matière.

Ses mots sonnent presque comme un ultimatum. Qu'arrivera-t-il, si je n'y mets jamais ces foutus mots ? Partira-t-elle ? L'idée me déplaît, et j'en fronce les sourcils.

— L'amour c'est un équilibre. Il ne faut pas que des paroles, mais aussi des actes. Il ne faut pas que des actes, mais aussi des paroles. Il faut savoir utiliser l'un et l'autre en bonne dose.

Et lui ? Partira-t-il ? Je ne dose pas, avec lui. Je n'ai jamais dosé, durant nos années de vie commune. Mais il est encore là. Pourtant, ses paroles et ce que j'entends dans sa voix font naître cette interrogation. Serait-il capable de partir, si je n'arrivais pas à tenter de trouver cet équilibre dont il me parle ?

Je ne dis rien de ce qui me passe par la tête, mais son regard en dit long sur ce qu'il lit de mes pensées. Il n'ajoute rien de plus. Il me laisse seulement ruminer tout ce qu'il vient de faire apparaître en moi. Je le hais pour cela. Et je l'en remercie au fond de moi.

Bon sang, qu'est-ce que c'est chiant, de ressentir.

**

« Je t'attends chez toi ».

Je réponds au SMS de Kanako en lui indiquant que j'aurai un peu de retard, avant d'entrer dans le bureau de Monsieur Perret. Elle est arrivée plus tôt que prévu, dû à un changement de bus. J'espère ne pas traîner, car je sais Natt et Charlotte absents, et je l'imagine attendre seule dans le salon. Le professeur lève un œil d'une production qu'il semble évaluer – et qui ne vaut pas grand-chose – et me fait un sourire. Il griffonne un commentaire en rouge vif tandis que je m'installe en face de lui.

— Il semble qu'il faille rappeler à nos quatrièmes années le niveau attendus d'eux dans cette école. Le relâchement est une tare, cette année.

— Je dirai que les quatrièmes années ne sont pas les seuls concernés par cette constatation.

— Tu es de nature à être plus dur que moi, quand bien même je suis ton professeur. Je suppose que cela est dû au fait que je n'ai plus rien à t'apprendre.

— Je ne pense pas que vous soyez moins dur dans ce que vous attendez d'eux. Vous y mettez simplement plus de formes.

Il acquiesce, conscient que je n'ai pas tort. Il est sûrement celui de nos professeurs qui est le plus exigeant sur le niveau attendu, quoi que je ne considère pas cela comme un mauvais point. Simplement, il a plus de diplomatie. De mon avis, être diplomate pour chercher à préserver les sentiments – que je nommerais plus égos – de ses élèves, n'est pas toujours un bon choix. Jamais, même. Ce milieu est un monde de requin, et ils doivent être préparés à faire face aux critiques les plus acerbes. Leurs dire clairement leur erreur permet aussi qu'ils en saisissent toute la profondeur. Et enfin, leur indiquer clairement qu'ils ne sont pas au niveau sert de coup de pieds aux fesses bien mérité. Je me doute que nombre de personne trouverait mes pensées et ma méthode trop abrupte, mais je ne compte pas en changer. Faire de l'art, c'est chercher à atteindre un degré de perfection difficilement atteignable. Cette perfection ne se définit pas par des cases à remplir dans la réalisation, mais par le respect qu'on donne à l'art. En somme, une œuvre n'est pas parfaite à cause de ses traits, de ses couleurs ou de sa technique. Elle l'est de part le respect de l'art que son créateur a eut lorsqu'il l'a façonné. Fait difficilement compréhensible pour bon nombre de personne.

Tant pis. Je ne cherche pas la compréhension des autres, elle n'a jamais été mon leitmotiv. Je cherche le meilleur pour ce qui compose ma vie. Le meilleur pour l'art que je respecte et dans lequel je m'inscris. Si je dois blesser quelques égo mal placés au passage, ça m'est égal. Ma réputation de tyran est témoin de ce fait.

— Tu ne réagis pas sur ma dernière phrase.

— Je suppose qu'on peut dire qu'elle est fausse. On ne cesse d'apprendre d'autres artistes, non ? Vous n'avez peut-être plus de technique à m'enseigner, mais j'apprends de vos toiles, de œuvres, et de votre philosophie. Bien que je ne le dises pas assez.

— C'est déjà un sacré progrès que j'observe chez toi que d'admettre ce fait.

Il en paraît presque étonné, mais tout à fait satisfait.

Je sens mon téléphone vibrer dans ma poche, mais je ne le regarde pas pour l'instant, par respect pour l'homme en face de moi. Si c'était important, la personne téléphonerait. Et je sais qu'il ne s'agit pas du petit zombie, pour laquelle j'ai appliqué un mode de vibration différent, compte-tenu de son impossibilité à me téléphoner en cas d'urgence.

— Est-ce si étonnant que je sois honnête ?

— Tu n'as jamais manqué d'honnêteté William. Tu en as même peut-être trop, parfois. Mais admettre tes erreurs, reconnaître la valeur des autres à voix haute, tout cela est bien neuf. Il semble effectivement que je parvienne encore à t'apprendre des choses.

— Vous supposez en être à l'origine ?

— Indirectement. Je suppose plutôt que l'élève que je vous ai demandé de former en est à l'origine.

Je ne nie pas, mais je ne dis rien de plus sur le sujet.

— Comment avance-t-elle ?

— Plutôt bien. Je reste persuadé qu'elle aurait pu s'épanouir bien plus dans la section de la littérature graphique, de par son style, mais je vois ce que vous lui avez trouvé. Elle a des choses à dire dans ses peintures.

— Je ne suis pas persuadé qu'elle aurait été mieux ailleurs. Elle ne t'aurai pas eu comme professeur.

Il ne dit pas ce qu'il pense par la suite, mais je le saisis, car cela résonne en moi. Si nous ne nous étions pas rencontré, pour lequel de nous deux cela aurait-il été le plus préjudiciable ?

— Elle apprend vite, pour quelqu'un qui n'avait que peu de base de notre art. Je dirais qu'elle vaut largement le travail des quatrièmes années que vous avez sous les yeux. Elle ne sera peut-être pas capable de rattraper le niveau de notre classe, le temps est trop court, mais elle a quelque chose en elle. Je peux l'amener plus loin que son niveau actuel, elle en a l'étoffe. Je peux lui apprendre à parler à sa guise avec un pinceau.

— Cette capacité à louer le travail d'un de tes camarades est également nouveau. Comme le nombre de phrases que tu m'as adressé depuis que tu es entré dans cette pièce.

— Suis-je là pour passer en revue toutes les évolutions de mon caractère que vous pensez découvrir ?

Si je suis un peu agacé, je lance cette phrase plus comme une pique que comme un réel témoin de colère. Il en sourit, et m'indique de venir l'aider à noter les œuvres qu'il encore sous les yeux. Nous y passons une bonne heure, où il ne me parle plus de mes prétendus changements, ou bien de la jeune femme qui m'attend chez moi.

Il n'y résiste cependant pas lorsque je m'apprête à sortir de son bureau.

— William, une dernière question. Vous m'avez parlé des progrès de Kanako, de son potentiel dans notre art, et, entre les lignes, de votre envie de lui permettre de s'exprimer. Mais vous avez passé sous silence votre évaluation, celle qui consiste à la faire réussir dans notre section. Je me demande donc, vous est-il encore important de réussir à obtenir votre diplôme, ou bien faîtes-vous passer son bien-être dans notre art avant tout cela ?

— N'est-ce pas lié ? Si elle parvient à s'exprimer à son plein potentiel, elle réussira votre évaluation et par conséquent, je réussis la mienne.

— Je reformule donc la question. Faîtes-vous en sortes qu'elle puisse s'exprimer dans ses toiles pour réussir votre évaluation, ou le faîtes-vous pour son épanouissement personnel ?

Je ne lui réponds pas, et cela veut tout dire. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas pensé à mon évaluation ou à mon diplôme. La seule chose que j'avais en tête, c'était elle, et ce que je pouvais lui apporter à travers la peinture. Et je n'arrive même pas en m'en vouloir pour cela.

Comprenant ce que j'ai en tête, il me sourit et me remercie de mon aide avant de me saluer. Je quitte son bureau légèrement agacé qu'il ait réussi à me chambouler. Mais cet agacement n'est rien comparé aux émotions que je ressens lorsque je lis le texto que j'ai reçu une heure plus tôt. Marcus.

« Je dois passer à la maison. J'y serai dans une demi-heure, si tu ne veux pas me croiser. Même si j'apprécierai qu'on discute de la dernière fois. ».

Je ne fais pas vraiment attention à la dernière partie de son message, et ne m'intéresse qu'aux deux premières informations. Marcus à la maison, dans une demi-heure. Vu l'heure de réception du message, il y a une heure, il y est depuis autant de temps. Et à la maison, il y a Kanako, seule.

L'idée de les savoir dans la même maison tous les deux me fait vriller. Et je crois que je n'ai jamais été aussi vite à ma voiture, ni conduit avec une telle vigueur.

Il y a trop de choses qui se passent en moi. Trop d'idées saugrenues qui me viennent à l'esprit. Des souvenirs de leur passé, des images que je créé à partir de ce que je sais d'eux. Des émotions qui me traversent de part en part. Parmi elles, l'une que je me déteste de ressentir. Jalousie. Et puis une autre. Colère. Contre mon demi-frère, pour tout un tas de raison, contre l'univers ou que sais-je, qui crée cette situation, contre moi-même, pour réagir ainsi. Et puis au-delà de toute forme de jalousie, l'idée de savoir Kanako accompagnée d'une personne pour qui j'ai des sentiments si négatifs me débecte. J'aurai ressenti le même capharnaüm d'émotions si mon père avait envoyé ce message à la place de Marcus. Ils sont les parties sombres de ma vie, celles qui créent ce qu'il y a de plus noir en moi, quand Kanako est une lumière dans tout ça. Je ne veux pas que ces deux parties de mon monde se rencontrent, car je refuse l'idée que leurs ténèbres puissent atténuer sa lueur.

Alors j'appuie un plus sur l'accélérateur, et j'espère qu'il n'aura pas encore réussi à tacher sa lumière.  

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