Chapitre 38
PDV Kanako
Seule devant ma toile, je ne sais pas comment m'y prendre. Voilà une bonne demi-heure que William a quitté la pièce, me laissant seule avec comme objectif de travailler mes portraits. Si son regard me brûle habituellement le dos, je suis presque perdue de ne pas le sentir sur moi, et j'en viens à maudire ce cours de première année qu'il doit assurer. L'idée de m'enfuir de cette pièce pour retrouver mes acolytes m'est venue plusieurs fois à l'idée. Cependant, de un, ils ne sont pas disponibles, ayant un cours de soutien en mathématiques, et de deux, le ton sans appel de Will avant qu'il ne quitte la pièce me laisse comprendre qu'il vaut mieux que j'ai avancé un minimum.
J'ai l'impression d'en être incapable. De ne pouvoir tracer ne serait-ce qu'un trait sans ce regard acéré sur ce que je peux produire, en permanence. Sans cette voix qui tonne sans que je m'y attende, à la fois grave, et d'une douceur que j'ose me croire destinée. Sans ce corps qui, j'en rougis déjà en y pensant, se penche sur le mien, cette main qui prend la mienne, l'emmenant dans sa danse sur la toile vierge.
Tant de détails, mais qui m'apparaissent en cet instant essentiels à ma réussite. Et tous sont liés à sa présence.
Je devrais m'en inquiéter, de cette incapacité à peindre sans lui. Ce n'est pas pour cela, que je suis là. Il y a un moment dans ma vie où je devrais m'en sortir sans compter sur lui. Et pourtant, je suis incapable d'y penser vraiment. Je mets de côté ces éléments alarmants, pour ne garder en tête que ce poignet qui refuse de faire le moindre mouvement.
Que dirait-il ?
« Si tu ne peux te peindre toi-même, peins ce qui te vient à l'esprit ». Laisser mon intuition prendre le contrôle, laisser l'imagination remplacer la raison. Quitte à ne pas respecter les consignes, apprendre en les dépassant.
Je ferme les yeux, et inspire profondément, laissant le vide se faire en moi. Alors, pendant un moment, j'écoute simplement ce qui m'est intérieur. Les battements de mon cœur. La régularité de mes inspirations. La douceur de mes expirations.
Je me laisse submerger, petit à petit, par une partie de moi que je ne connais que peu. La créativité. Je laisse mon esprit lui appartenir, loin du contrôle que je lui impose d'ordinaire. Et je peins.
Un coup de pinceau pour un battement de cœur.
Une ligne pour une inspiration.
Une courbe pour une expiration.
Je ne sais pas ce que je suis en train de faire, et je crois qu'au final, cela importe peu. N'est-ce pas une leçon en soi, de ne rien contrôler ?
D'aucun dirait que c'est un moment essentiel où l'on devient vraiment soi-même. Je ne sais pas si c'est ce que je suis en train de devenir, mais je me laisse porter par mon corps, mon cœur, et peut-être même mon âme, plutôt que par ma raison. Je crois que cela me réussit. En tout cas, la toile ne reste pas vierge. Elle se remplit de couleur, dans un patchwork qui me paraît bien plus simple à créer lorsque je n'ai pas à y réfléchir. Je ne distingue pas de forme. Simplement des nuances qui me sautent aux yeux et ravies mon regard de novice.
Ou peut-être que je ne veux pas distinguer de forme, dans ce que je réalise. Parce que j'y verrai une silhouette. Une silhouette que je peux imaginer les yeux fermés, sans que je ne sache exactement à quel moment elle a réussit à s'intégrer aussi profondément dans mes souvenirs. Dans mon quotidien même.
Réussir à l'apercevoir dans mes traits me fait presque peur, ou bien me gêne, je ne saurai dire, tout en paraissant incroyablement naturel. Trop naturel ? Une question à laquelle je ne veux pas réfléchir, pas pour l'instant. Alors je pose mon pinceau, consciente que ce temps de non contrôle a été suffisant pour me permettre de quitter cette pièce, et de m'éloigner de cette toile, de tout ce qu'elle implique. Je me dirige en clopinant vers le cours de philosophie, prenant mon temps, ou disons avançant à un rythme adapté à mon état, et bien trop lent pour ma sanité d'esprit. Tout ce qui prend du temps me permet de penser un peu trop.
— Salut.
Je ne sais pas si je suis soulagée ou non de cette intervention qui m'empêche de retomber dans des réflexions que j'évite soigneusement. Je sais en revanche que je ne connais pas cette voix, ni le jeune homme auquel elle appartient.
— Je ne t'ai jamais croisée par ici.
Je pourrais lui retourner l'observation, mais je dois avouer n'en avoir pas grand-chose à faire, du nombre de fois, qu'il soit nul ou non, où j'ai pu croiser cet inconnu.
— Je suis nouvelle.
Il paraît surpris de ma manière de répondre, avant de faire un lien dans son esprit. Je suppose qu'il a entendu, comme toute la NSA, la rumeur – véridique – de William prenant à partie une élève muette.
Je fais mine de continuer à avancer, une manière détournée de lui faire comprendre que je n'ai pas envie de continuer cette conversation. Non pas que je ne sois associable, mais outre le fait que je vais mettre un certain temps à rejoindre ma prochaine salle, compte tenu de ma jambe, il ne m'inspire pas confiance. Une sorte d'instinct, que je ne déclenche pourtant pas souvent concernant les gens, mais qui me souffle que je devrais m'éloigner. Je ne ressens pas de danger particulier, mais une gêne, une gêne inexplicable, amenée par un regard avec une lueur dérangeante.
— Je peux t'accompagner à ta prochaine salle. C'est bien de rencontrer du monde quand on est nouveau.
— Ça ira, merci.
Je sais qu'il ne peut pas entendre mon ton pour saisir ce que je ressens, mais je suis à peu près certaine qu'on capte très bien mes intentions dans mes gestes, mon regard et mon attitude.
— Vraiment ça ne me dérange pas.
Je n'ai pas envie de rester là à prendre le temps de lui taper une réponse, mais de toute façon, il ne m'en laisse pas le temps.
— Tu es très jolie, tu sais.
Je ne vois pas ce que cela vient faire dans la « conversation », et si d'ordinaire, un humain refuse rarement un compliment, amené de cette façon, il est loin de me faire plaisir. Il donne un nouveau ton à cette sorte d'échange, qui ne me plaît pas.
— On devrait aller boire un verre ce soir pour faire connaissance plus en profondeur.
Dans mon esprit, ce genre de proposition devrait toujours être formulée comme une question, de manière à laisser à l'autre la possibilité d'accepter, ou de refuser. Mais ici, il ne semble pas vouloir me laisser le choix. Je n'apprécie pas ce caractère dominateur, qui contrairement à celui fort de William, me paraît vouloir m'écraser.
La tonalité prise sur le mot profondeur, et l'éclat dans ses iris me débecte à un point qui ne laisse pas de place aux sous-entendus qu'il y a mis.
— J'ai cours, je dois y aller.
— Donne moi ton numéro, je viendrais te chercher.
Il esquisse un geste vers mon téléphone pour le prendre entre ses doigts, mais je le retire avant. Il semble prendre mon mouvement comme un jeu, et affiche un sourire qui, comme le ton de sa voix ou son regard, renforce ma défiance vis-à-vis de cet homme.
— Ne sois pas timide, je ne mange pas.
Pourtant, j'ai l'impression que c'est exactement ce qu'il compte faire avec moi. Comme un putain de cannibale.
Lorsqu'il esquisse une nouvelle avancée, cette fois-ci pour attraper mon coude, je fais rapidement trois pas en arrière. Trop rapidement pour mon pied plâtré, qui ne parvient à suivre, me faisant basculer en arrière. Deux chutes en si peu de temps, je pense que j'ai assez donné. Pourtant, je ne rencontre pas le sol, alors que je m'attends à avoir mal, encore. A la place, mon dos bute contre un torse, et un bras s'entoure autour de ma taille. Je sens une main se déposer sur mon ventre, pour me maintenir contre la personne. Malgré cette intrusion dans mon espace privé, je ne me dégage pas. Parce que je n'ai pas besoin de voir la personne pour comprendre de qui il s'agit. Tout me souffle son identité.
Son odeur. Les frissons de ma peau. La forme de sa main. La chaleur de sa peau.
Et cette aura noire, dangereuse, pour celui en face de moi, mais incroyablement entourante et protectrice envers moi.
Il pourrait me lâcher, maintenant que je suis stabilisée. Mais au contraire, il me garde tout contre lui, enfermée dans ses bras musclés. Et je m'y sens bien, sans avoir envie de m'en extraire, une pensée qui me fait rougir.
— Il y a un problème ?
— Non.
— Ce n'est pas à toi que je parle.
Je relève mon visage, et instantanément, son regard se plonge dans le mien. Ainsi contre lui, ancrée dans ses iris si pâles mais si éclatants, j'oublie presque la présence de cet homme dérangeant.
Il n'attend pas de réponse de ma part, il la prend de lui-même dans cet échange silencieux et si précieux.
Sans me lâcher, autant des yeux que littéralement, sa voix tonne, pleine d'une menace qui me fait frissonner, sans que cela ne soit désagréable.
— Tu es encore là ?
En périphérie de ma vision, je vois le type lever les mains en signe de reddition.
— Je ne veux pas de soucis mec.
— Alors ne réapparaît jamais devant mes yeux, ni devant les siens.
Et la seconde suivante, il n'est plus là. Mais nous, nous y restons, un bon moment. Combien de temps, je ne saurai le dire. Pas assez, si je devais en juger. Trop, si l'on considère la sonnerie qui finit par retentir.
Je sais simplement que son corps s'éloigne du mien uniquement lorsque nous devons reprendre le chemin. Et ni lui ni moi ne revenons sur ce qu'il vient de se produire.
Mais je n'oublie rien. Et je continue de tout ressentir.
Son odeur. Les frissons de ma peau. La forme de sa main. La chaleur de sa peau.
Et cette aura noire, dangereuse, pour cet homme là, mais incroyablement entourante et protectrice envers moi.
**
— Avez-vous songé à une problématique ?
Monsieur Tanvoy nous détaille, assis sur la table devant nous. Voilà une heure qu'il a commencé son petit tour de classe et posé cette question à chaque groupe. Voilà une heure qu'une idée tourne en boucle dans mon esprit sans que je n'ose la formuler.
Si William a bien remarqué mes pensées embrouillées, il n'a pour une fois pas cherché à me les extirper.
Mais maintenant que la question est posée à voix haute, la réponse s'insinue avec plus de force dans mon esprit.
J'entends la voix de Charlotte me murmurer encore cette interrogation à laquelle j'aimerais pouvoir donner une solution.
— Visiblement vous avez quelque chose en tête Mademoiselle. Et votre partenaire n'a pas l'air au courant. Dîtes-nous donc, et rassurez-vous, il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses.
Je glisse mon regard vers mon voisin, mais fuis bien vite le sien quand j'y trouve une lueur qui lit trop en moi en cet instant.
Je fais jouer mes doigts un moment sur l'écran du téléphone, encore incertaine.
— C'est sûrement trop personnel.
— Cela tombe bien, c'est exactement ce que j'ai demandé.
Il m'offre un souvenir qui se veut rassurant, mais qui ne me fait aucun effet en l'état.
— On en a même pas discuté ensemble.
— Vous aurez tout le loisir de le faire après, et de changer d'idées si ça ne convient pas.
J'ai l'impression d'être bloquée, et je finis par me résigner. De toutes manières, je doute que William me laisse une heure de plus à ruminer dans mon coin.
— J'ai pensé... on pourrait s'interroger sur... l'amour quand on est dans ma condition. Je ne sais pas comment le formuler. Peut-être... peut-on aimer sans une parole ?
Il ne réagit pas pendant un moment, me fixant, avant de laisser apparaître un sourire que je ne comprends pas.
— C'est intéressant. J'ai hâte de voir ce que cela va donner.
Et il s'éclipse pour aller voir le prochain groupe, sans rien dire de plus, alors que je suis certaine que son sourire cachait bien autre chose.
Je me tourne vers William, indécise quant à sa réaction. Il me regarde sans que je ne parvienne à analyser quoi que ce soit en lui, avant de murmurer deux petits mots que j'entends à peine.
— Amour Muet.
— Qu'en penses-tu ?
— On dirait le titre d'un tableau.
Il laisse planer le silence, quelques instants, avant de reprendre, les yeux remplis d'une intensité qui me chamboule de l'intérieur.
— Peignons-le avec notre réponse.
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