Chapitre 22

PDV Kanako

Là, dans le silence de ces lieux, je ne me sens pas bien. Je ne m'y sens plus à ma place. Les souvenirs sont trop nombreux, trop puissants, trop présents. Je ne sais pas comment y faire face. Je ne sais pas si je suis capable, d'y faire face. Il n'y a aucun bruit pour me déconcentrer, me permettre de les oublier, de les mettre de côté. Je suis obligée de m'y contraindre, et c'est presque douloureux. Pourtant, j'accepte d'avancer. Pour ses mots, pour son regard, pour sa main dans la mienne. Je me persuade que nous devons le faire, que c'est important, que c'est pour l'exposé. En réalité, ces pensées m'effleurent à peine. J'avance seulement parce qu'il est là. Et je sais que je n'aurais pas fait ce pas, pour un autre binôme. Je sais que je ne l'aurais pas fait, pour Charlotte, pour Natt, pour Lewis ou Arwen. Je le fais parce qu'il me le demande. Et peut-être parce que je sens, au fond, que j'en ai besoin. Pas envie. Besoin.

Sa main ne m'y contraint pas, elle m'y aide.

Le hall est froid et vide. J'ai déjà réussi à y entrer de nouveau, pour voir le Conseil, pour voir Tess, la première fois. Mais cette fois-ci est différente. Cette fois, il s'agit de me voir moi, mon passé, ce que j'ai perdu. Et c'est bien plus difficile.

Il me laisse nous guider dans ce lieu qu'il ne connaît pas. Je voudrais rougir de sa main toujours dans la mienne, mais je suis bien incapable d'y penser. Mon cerveau est presque éteint, pour survivre à la vague qui tente de le submerger. C'est mon corps qui nous guide. Ou peut-être est-ce mon cœur. Nos doigts se séparent lorsque nous entrons dans une salle de classe immense, au centre de laquelle trône une scène ovale. Il me laisse avancer dans l'espace et glisser mes doigts contre un pupitre, le mien. Il me regarde simplement, en silence, à quelques mètres de moi, alors que je redécouvre cette pièce dans laquelle j'ai tant vécue. Je sais qu'il attend des mots de ma part. J'ai besoin de quelques minutes encore, avant d'oser. Je m'assoie sur cette chaise qui était la mienne, et il vient se mettre à côté de moi, prêt à m'entendre. A me lire.

A rentrer dans ces souvenirs que j'arrive à lui partager.

Au premier cours de la NSA, en toute première année, nous avions un exercice obligatoire. Nous devions monter sur cette scène, et chanter. Sans instrument, juste avec notre voix, devant presque 200 étudiants. Le premier test. Ceux qui en étaient incapables n'allaient pas plus loin que ce premier jour. On n'apprenait pas à devenir un artiste, à être sur scène. On devait déjà en être un.

C'est là toute la différence entre cette école et les autres. Ici, à la NSA, peu importe la section, l'on n'apprend pas à devenir quelqu'un. On l'est déjà, et on nous donne simplement les clés pour exceller. C'est sûrement pour cette raison, que je n'ai pas compris mon intégration dans la section de William.

La scène est volontairement en plein centre de la salle. Ainsi, il n'y a pas un seul endroit où l'on peut éviter les regards. Et l'exercice est double. Non seulement il faut chanter à cappella, de façon juste, sous le regard de ces inconnus alors que l'on a seulement 12 ans, mais en plus de cela, il faut parvenir à subjuguer une foule à 360°.

Je me souviens du stress. Le chant, c'était ma vie. Mais j'avais 12 ans. Du haut de mon 1 mètre 30, 400 pupilles fixées sur moi, attendant patiemment mes premières notes, c'était ce qui me paraissait être l'enfer.

J'ai cru que je ne parviendrais pas à monter sur cette scène. Pendant que les autres passaient, je n'entendais pas une seule de leurs notes. Je ne me souviens même pas les chansons qui sont passées. Je me contentais de fixer cette estrade. De me demander si j'étais capable de franchir cette marche. Je me souviens avoir croisé le regard des professeurs. Pour l'occasion, ils étaient tous ici. Parce que tout se déterminait ici, maintenant. Pendant cette minute, j'ai voulu fuir. Abandonner. Me cacher de ces yeux qui allaient me juger. Mais lorsque j'ai fixé cette porte, en imaginant la franchir et ne plus jamais revenir, le visage de grand-mère m'est apparu. Et j'ai su que je devais essayer.

Je ne sais pas trop si j'avais peur de la décevoir, ou de me prendre une gueulante en rentrant, mais ça a été efficace.

Je me suis retrouvée sur cette scène. J'ai cru que j'allais m'effondrer. Mes jambes me tenaient à peine. Alors j'ai fermé les yeux, et j'ai imaginé que j'étais dans notre salon. Que j'avais encore 8 ans, déguisée en princesse, à faire un spectacle monté de toute pièce pour une seule chose : voir ma grand-mère sourire. Et j'ai chanté. Je crois que j'ai rouvert les yeux. Je crois que j'ai tourné sur moi-même, pour capter un à un tous les regards. Mais en réalité, la seule chose dont je me souviens, c'est ce que je ressentais. Le bien être. Un sentiment de pure joie. La sensation de respirer à plein poumon. C'est exactement à ce moment là, que j'ai su que ma place n'était nul part ailleurs. Que ma destinée partait de là.

Et c'est douloureux, de se rendre compte que ma place n'est plus ici. Et que ma destinée est totalement partie en vrille. Mais je retiens mes larmes. J'en ai suffisamment versées, ces derniers temps.

Les pièces passent. Les souvenirs aussi. Bons, mauvais, mais toujours forts. Le premier cours d'opéra, et ses fous rires devant nos fausses notes. Celui de chant dans une autre langue, et notre accent déplorable. Le premier concert, devant les proches, puis devant la NSA. Les examens de mi-trimestres, si difficiles. Ces moments où tes amis deviennent tes concurrents. William m'écoute sans jamais m'interrompre. Parfois, j'ose le regarder, en espérant apercevoir certaines expressions que j'apprécie chez lui. Ce sourire en coin. Ces yeux rieurs. Cette étincelle dans son regard lorsqu'il imagine une pique qu'il pourrait me lancer. Mais il ne dit rien. Comme si il avait peur de me couper, et que cela m'empêche de redémarrer.

Nous arrivons dans des loges, juste derrière l'une des scènes que nous utilisions pour des examens. Je glisse mon regard vers un mur, qui paraît couvert de saleté. Mais ce n'est pas vraiment cela. Sur le blanc immaculé, des teintes de beige, marron, rouge, rose, vert ou encore bleu. Et en haut, une phrase. « Le jour où les étudiants de la NSA ont compris ce qu'était leur monde ». Un sourire me monte aux lèvres, quand le souvenir revient.

On venait de passer une évaluation particulièrement difficile. Ce genre d'examen faisait toujours monter des tensions. Pendant les semaines qui le précédaient, les étudiants devenaient les pires ennemis. L'amitié n'existait plus. Avant de passer sur scène, devant le jury, nous devions nous préparer ici. Maquillage, coiffure, et tout ce qui s'en suit. Les tensions étaient à leurs combles. Je ne sais même plus de quoi est partie la dispute. Mais très vite, elle a dégénéré. Comme des enfants, chacun essayait de crier plus fort que son voisin, persuadé d'avoir raison. Et les nerfs ont sauté. Nous avons commencé à nous lancer tout ce que nous avions sous la main, à partir du moment où ce n'était pas dangereux.

Je le regarde hausser un sourcil et sourire, consciente qu'il est en train de juger notre immaturité en riant intérieurement.

Nous avions 13 ans, ne nous juge pas trop durement. Nous avons passé de longues minutes à nous recouvrir de poudre, fond de teint, et tout autre matière colorante dont nous devions faire un tout autre usage. Autant dire que nous avons eu le droit à une bonne remontrance. Nous avons dû tout nettoyer. Et tandis que nous étions tous avec nos balais et autres accessoires, nos regards se sont croisés. Il y a eu une seconde de silence, et puis nos rires. Un énorme fou rire. Des embrassades. Des câlins. Finie la tension. Finie la compétition. Nous venions juste de comprendre que les personnes ici n'étaient pas nos ennemis, mais ceux qui nous permettaient d'avancer, de donner le meilleur de nous-mêmes. Et c'était également les acteurs de nos meilleurs souvenirs.

Je passe mes doigts sur les mots peints au mur.

Nous avons négocié pour ne pas nettoyer ce mur et ajouter cette phrase. Pour nous rappeler, année après année, ce que nous ne devions jamais oublier. Ne pas chercher à être meilleur que les autres mais plutôt chercher à être meilleur que nous-même. Grâce à ceux qui nous entourent.

Il m'offre un sourire, et pour la première fois, il parle.

— Toi aussi, tu as tes moments philosophiques.

Je lui réponds simplement avec un regard, et tout ce qu'il peut contenir. Et il semble comprendre sans aucune difficulté les lueurs dans mes yeux. Depuis que je le connais, jamais il n'a eu l'air d'avoir le moindre mal à comprendre. Comme si le langage de mes sentiments n'avait pas de secret pour lui.

Nous reprenons le couloir pour sortir quand il s'arrête devant un mur couvert de photos. L'une d'elle, en particulier. Je me trouve là, souriante, un micro à la main, et un autre étudiant à mes côtés, chantant de tout son cœur. Nos regards ne sont pas pour l'objectif mais pour notre partenaire. J'ai toujours aimé cette photo. Pourtant, aujourd'hui, elle ne me rappelle pas de bons souvenirs.

Il s'appelle Shaun. C'était mon partenaire pour les duos.

— Et ton petit-ami ?

L'espace d'une seconde, il paraît surpris d'avoir posé la question, mais cette expression disparaît bien vite au profit de son masque neutre. Je hoche simplement la tête.

Nous nous sommes mis ensemble à 14 ans. Le couple star, en quelques sortes, les deux meilleurs étudiants.

— Prétentieuse.

Je rougis, mais son sourire taquin habituel me rassure, et en quelques sortes, m'enjoint à lui parler de cette partie normalement intime de ma vie.

Une partie de moi me disait que c'était pour toujours. C'est ce que pense tous les adolescents, je suppose. Il était beau, il chantait bien, il savait briller et me faire briller sur une scène. Je ne voyais même pas tout ses petits défauts. J'étais accrochée à cette relation, ou avec le recul, à l'image qu'elle nous permettait d'avoir.

— Qu'est-ce qu'il a fait ?

Le fait qu'il suppose de lui-même que l'erreur vient de Shaun et non pas de moi me fait du bien, d'une certaine manière. Elle me rappelle cette vérité que j'ai voulu nier. Je n'étais pas responsable.

Il m'a quitté, lorsqu'il a appris que j'étais malade. Il ne voulait pas d'une petite-amie cancéreuse. « Je n'ai pas signé pour ça », voilà ce qu'il m'a dit.

Comme si je n'étais qu'un simple contrat. Un vulgaire objet qu'il avait loué, pour son image. Au fond, c'était un peu ça. Et avec les mois qui ont passé, je me demande si je ne faisais pas exactement la même chose que lui.

Il ne dit rien, et je n'arrive pas à capter son regard. Pourtant, je sais que j'y trouverais ce qu'il peut ressentir à ce moment là, et j'aimerais y avoir accès. Mais plutôt que de le chercher des yeux, je décide de continuer. De lui parler de la suite. Je ne sais pas pourquoi je lui dis tout cela. Il ne doit rien en avoir à faire. Et je suis moi-même honteuse de l'évoquer. Pourtant, mes doigts tapent cette vérité sans laisser ma raison les arrêter.

Peu après, j'ai été à la plage, en colonie pendant une semaine. L'opération était programmée, j'avais quitté les cours pour m'y préparer, Shaun m'avait laissé tomber, et j'avais mis Tess de côté. Ma grand-mère s'est dit que ce serait une bonne idée, pour décompresser. Un soir, j'ai rencontré un homme sur la plage, Marc. J'ai menti sur mon prénom, m'inventant l'identité d'Ayako, jeune étudiante venue découvrir le surf. Il était un peu plus âgé, on a discuté un moment. Et on a passé la nuit ensemble.

Je n'attends pas de réaction de sa part avant de poursuivre. Cette fois-ci, c'est moi qui ne souhaite pas croiser son regard, de peur de ce que je pourrais y trouver. Et je tente de me justifier, alors qu'au fond, je sais que je ne devrais pas.

Je voulais... je voulais essayer au moins une fois. Si jamais l'opération n'avait pas fonctionné. Enfin je veux dire, ratée, au point que je ne m'en réveille pas. Je ne l'ai jamais revu. Je n'en n'avais aucune envie, et je pense que lui non plus. On avait simplement besoin l'un de l'autre pendant un moment. Je ne sais pas quelles étaient ses raisons à lui, mais ça m'a sauté aux yeux.

Pendant un moment, je ne dis rien. Je ne tape rien, plutôt. J'essaye de contrôler les battements de mon cœur. Est-ce qu'il est capable de les entendre ? J'ai l'impression qu'ils résonnent sur les murs, tant ils sont puissants. Parce qu'ils reflètent la crainte de son jugement. Pour une raison étrange, l'avis de William sur cette simple nuit, je le crains plus que celui de n'importe qui.

Mais quand il parle, il ne dit rien là-dessus.

— Tu l'aimais, Shaun ?

Je hausse les épaules, dans un premier temps.

— Je le pensais, vraiment. Mais maintenant que je travaille sur le sujet... je ne crois pas.

J'étais attachée à lui, et le fait qu'il me raye de sa vie dans un moment où j'aurais eu besoin de son soutien m'a blessé. Je ne l'aimais peut-être pas, mais il représentait tout un pan de monde, le pan que j'assimilais à l'amour, au soutien.

Je suppose que lorsqu'on est avec son premier petit-ami, on est persuadée d'être amoureuse. C'est seulement plus tard, qu'on comprend à quel point on se méprenait. Ça n'enlève rien à la douleur que ses actions et ses mots ont causé. Rien aux bons moments et souvenirs gravés.

Le regard de William s'accroche au mien, puissant. Il n'attend aucune contestation de ma part à ce qu'il va dire, je le comprends.

Et en l'écoutant, je me contente de sourire. Parce que c'est tout ce que ses mots me donnent envie de faire.

— Tant mieux. C'était un connard.

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