Chapitre 21

PDV William

J'attends qu'elle soit suffisamment éloignée pour me rapprocher de Tic et Tac, qui sont restés plantés là.

— Faut qu'on parle.

Tic met une main sur son cœur et me regarde avec des yeux de merlans fris.

— Ne me dis pas ça, ça me fait peur.

Je ne fais pas attention à ses simagrées, habitué à celles de Natt. C'est essentiellement les mêmes, sauf que mon cousin a lui le loisir de me faire chier jour et nuit. Au moins, celui-là, je le croise peu. Je n'en supporterais pas deux en même temps au quotidien.

— De Kanako.

L'expression qu'il affiche ne me plaît guère, alors je le coupe avant d'entendre ce qu'il a en tête. Je préfère éviter, je sens que je ne vais pas apprécier.

— Et de cette fille.

L'habituelle mine enjouée de Lewis s'efface et il passe à un air préoccupé que je ne lui ai guère vu, dans les quelques moments où nous avons été amenés à être ensemble. Je ne le connais pas, pas plus que celui qui l'accompagne sans cesse, mais je suis certain d'une chose : ils tiennent à la jeune femme. Et c'est tout ce qui importe, pour l'instant. Leur inquiétude fait écho à la mienne, et je suis en quelques sortes rassuré que ce pressentiment ne me soit pas unique.

— Je ne la sens pas.

Et je ne la sentais déjà pas avant de la rencontrer, lorsque Kanako m'en a parlé. Le changement d'attitude que j'ai pu observer chez elle quelques instants auparavant va dans ce sens. Le petit zombie l'a-t-il remarqué, ce regard que son amie m'a lancé ? Son visage semble avoir été métamorphosé à la suite de celui-ci.

— Nous non plus. Elle a refusé deux fois de la voir, et elle allait recommencer. Ce changement d'attitude est trop soudain.

Je me demande pourquoi je n'apprécie pas l'idée que cette fille se foute d'elle. Pourquoi j'ai cette envie de la protéger de cette personne que je ne connais même pas, sur la base d'un simple pressentiment. Elle n'est que mon élève. Je m'en persuade. J'essaye, au moins. Je suis à peu près certain que je me mens à moi-même, mais je n'ai jamais apprécier me poser trop de questions. Alors je laisse tomber. Je me contente de rejoindre Natt, que je vois arriver plus loin, en leurs lançant un dernier mot.

— Faîtes attention à cette Tess.

Parce que je sens qu'à un moment où un autre, elle va la faire souffrir. Et je n'ai pas envie d'arriver à cet instant, où elle nous claquera entre les doigts.

— Je n'imaginais pas un jour te trouver de ton plein gré avec d'autres humains.

Je ne les appellerais pas humains, mais soit.

— Ce n'était pas vraiment de mon plein gré.

C'était pour une raison bien précise.

— C'est la journée des miracles. D'abord, tu reviens en cours, ensuite tu parles à Lewis et Arwen. D'où te vient cette folie aujourd'hui ?

Je l'ignore en avançant, bien conscient que ce n'est pas mon silence qui va l'arrêter. Si un jour quelqu'un trouve la solution pour le faire taire d'ailleurs, je suis prêt à payer cher. Très cher. Dès lors que cela n'occasionne aucune blessure. Quoi que...

— Je suis bien conscient que ce n'est pas pour mes beaux yeux et grâce à mes supplications que tu as décidé de revenir.

Bien vu. La seule chose que Natt a récolté de moi ces derniers jours, c'est l'envoi de divers objets dans sa direction pour le faire sortir de mon atelier quand il cherchait à me retirer ma bouteille. Ou à me parler.

— Du coup, je suppose que c'est pour les beaux yeux de quelqu'un d'autre.

— Ou pour mon année.

— Depuis quand tu as besoin d'aller en cours pour avoir ton année ?

Je lève les yeux au ciel en continuant d'avancer. A quoi bon lui répondre, il a déjà décidé de son avis sur la question. Il n'y a aucune manière de réussir à le convaincre, fuir la conversation ou changer de sujet. Natt est du genre buté. Un défaut de famille.

— C'est Kana la cause ?

— C'est mon diplôme.

Ce qui revient un peu au même, si on y réfléchit bien.

— Si tu le dis.

— Monsieur William.

Je me sens presque sauvé par le professeur de philosophie qui s'avance vers moi. Au moins, ça va fermer le clapet de Natt pendant quelques minutes.

— Vous revoilà parmi nous. Dites-moi, vous avancez bien sur votre exposé ? Madame Kanako n'a malheureusement pas pu faire grand-chose au dernier cours compte-tenu de votre absence.

Si lui aussi parvient à l'inclure dans une simple phrase, je ne suis pas prêt d'être tranquille avec Natt.

Je me contente d'acquiescer sur notre avancement et Monsieur Tanvoy ne reste pas plus longtemps avec nous. Ça n'aura été que quelques secondes de répit, finalement.

Malgré mon affirmation auprès du professeur, je ne peux m'empêcher de m'interroger. Est-ce que notre exposé évolue ? Je ne saurai pas dire. Nous n'avons pas encore posé une seule ligne. Pas de problématique, pas de plan. Mais je suppose qu'on peut dire se connaître mieux. Sûrement pas suffisamment par rapport à ce qu'il attend, mais avec ma personnalité, c'est déjà pas mal. Sans mentir, elle est celle après les énergumènes qui m'accompagnent au quotidien à en savoir le plus sur ma vie. Bon ou mauvais point, je ne suis pas certain de vouloir trancher.

— De toute façon, je suis sûr que c'est grâce à Kana, et que tu ne l'admettras jamais.

— Dans ce cas, tais-toi.

Mais je sais pertinemment qu'il ne se taira pas, tant que je n'acquiescerai pas.

**

Quand j'arrive dans notre atelier, après un cours à des premières années, je la trouve déjà devant le chevalet, concentrée. Je la regarde un instant, profitant du fait qu'elle ne m'ait pas entendu pour observer une nouvelle fois ses mimiques quand elle se penche vraiment sur l'art qu'elle produit. Je m'avance dans son dos, et passe mes yeux sur ses lignes, analysant leurs courbes et leur justesse.

— Ici, tu as été trop loin dans la perspective.

Elle sursaute et relève le visage vers moi, en m'appliquant sans même y réfléchir une tape sur le bras. Elle n'a pas besoin de sortir son téléphone pour me faire comprendre ce qu'elle veut me dire. Ça se résume à un « tu m'as fait peur, idiot », tandis que je laisse un sourire monter sur mes lèvres. Ses réactions sont amusantes, et j'apprécie toujours d'en découvrir de nouvelles. Je suppose que ça nous servira pour l'exposé. Je tire un tabouret et m'installe à côté d'elle, pour attraper sa main entre la mienne. Je reprends avec elle cette zone, m'amusant de la rougeur de ses joues, chaque fois que je dois me pencher et frôler nos corps, ou lorsque nos regards s'accrochent un moment. J'en joue peut-être un peu.

Quand je finis par la lâcher et la laisser faire d'elle-même, un sujet me trotte dans la tête et je ne parviens pas à m'en défaire. Pendant un moment, je me convaincs que je n'ai rien à dire, que cela ne me regarde pas, mais finalement, et sans surprise, je craque.

— Tess a accepté de te voir, alors ?

Elle pose son pinceau un moment et m'offre un grand sourire, avant de se saisir de son téléphone.

Oui ! Un moment rien que nous deux, comme avant. Je pensais qu'elle allait refuser, mais je me suis trompée.

— Et tu ne trouves pas cela étrange qu'elle change d'avis de cette manière.

Son sourire s'efface, ses sourcils se froncent, et je sens que mon esprit avait raison, je n'aurais pas dû lancer cette conversation. Pourtant, je n'ai pas envie de reculer, pas envie de me taire. Parce que je sens que quelque chose cloche dans tout cela. Dans cette fille là.

Tu ne vas pas t'y mettre toi aussi !

— Si Lewis l'a remarqué et moi aussi, tu devrais peut-être te poser des questions.

Vous ne la connaissez pas.

— Justement. On est peut-être plus objectif.

Ou subjectif. Vous vous basez sur quelques minutes d'un échange auquel vous avez assistés. Moi, sur 6 ans d'amitié.

J'ai envie de la secouer pour lui faire voir les choses en face. Pour une raison étrange, penser qu'elle se persuade que cette fille est sincère me débecte. Ça me met en colère, parce que je sens au fond de moi qu'elle va se faire avoir, et qu'elle va en souffrir. Une situation que je ne veux pas voir arriver, quand bien même je ne comprends pas les raisons de ce soudain intérêt pour la protection de ses sentiments.

— Quelle genre de personne ne soutient pas son amie quand elle vit une chose aussi grave que toi ?

Je sens que je marque un point, mais pas suffisamment pour parvenir à la faire vaciller. Elle s'accroche trop désespérément à cette idée que Tess est sincère. Ou bien peut-être s'accroche-t-elle à l'idée de retrouver un morceau de sa vie passée.

Tu ne comprends pas. Je ne veux pas en parler.

Elle pose son téléphone et détourne son regard de moi, pour reprendre son pinceau. Pour une quelconque raison, le fait qu'elle fuit mes yeux ne me plaît pas. Le fait qu'elle me tourne le dos non plus. Pas plus que la tension dans son corps. Elle ne pourra jamais peindre ainsi. Elle est trop en colère, touchée par les mots échangés. Peut-être aussi, je l'espère, qu'un doute est né en elle. Elle le combat, mais il est là, et j'espère qu'il fera son bonhomme de chemin d'ici là. Je n'aime pas la savoir dans cet état, mais j'ai la sensation que c'était nécessaire.

Et que ce que je vais faire maintenant, quand bien même ça ne va pas plus lui plaire, c'est également indispensable.

Je saisis le pinceau qu'elle tient et le repose sur le chevalet.

— Tu ne risques pas de peindre quoi que ce soit d'utile ainsi.

A la place d'un pinceau, c'est ma main, qui se glisse entre ses doigts. Je la laisse à peine attraper son portable que je l'entraîne à ma suite, sans lui laisser le temps de poser quelques questions que ce soit. Je sais qu'elle ne comprend pas. Et tant mieux. Autant qu'elle ne saisisse qu'au dernier moment.

Nous parcourons les couloirs déserts à cette heure à une vitesse assez importante. Je ralentis un peu le rythme quand je sens qu'elle a du mal à me suivre, mais je garde sa main dans la mienne. A tout moment, elle risque de comprendre, et de tenter de faire demi-tour. Cet ancrage l'en empêchera, au moins un moment.

Elle ralentit quand nous arrivons devant la porte, et qu'elle saisit. Elle me regarde, et je sens à quel point elle est mal à l'aise. A quel point elle n'a pas envie d'entrer, seulement de s'enfuir à toute jambe. Pendant une seconde, devant l'émotion contenue dans son regard, j'hésite à lâcher ses doigts et la laisser fuir. Mais mon corps tout entier me souffle que nous devons entrer.

Je lui laisse un peu de temps, à regarder la porte de cet endroit qui a un jour été chez elle. L'aile de musique est bien différente de la notre. Plus classique, plus noble. On y sent une histoire, qui doit maintenant lui peser autant que la sienne.

Alors je lui laisse ce moment. Jusqu'à ce qu'il soit temps. Je serre un peu sa main, comme si ce simple geste allait lui donner du courage.

— Je ne pourrais jamais te connaître, sans voir cette partie de toi.

Et j'attends. Qu'elle ose d'elle-même pousser cette porte, et me fasse entrer dans ce monde qui a été le sien.  

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Kanako va-t-elle accepter de le faire entrer dans son passé ? En aura-t-elle la force ? 

Pour le savoir, il va falloir attendre la semaine prochaine, 

A bientôt, 

Kiss :*

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