Chapitre 2

PDV Kanako

Un bois sombre, massif, presque froid au premier abord s'étend sous mes yeux. Pourtant, il semble chaleureux, lorsque l'on observe les gravures qui le décorent. Des représentations de feuilles, de lierres grimpants, des milliers de motifs floraux. C'est majestueux.

Autant que le haut couloir qu'elle vient terminer, blanc, avec ses moulures et ses lustres d'une autre époque.

Ici, c'est comme être dans un château, transporté à l'époque des rois et reines, plein de fastes et de richesses.

Combien de fois ai-je admiré cette porte ? Ces décors d'apparat ? Je ne saurais le dire. Je peux en revanche exprimer parfaitement à quel point j'ai toujours été impressionnée par cet endroit. Chaque jour, comme si c'était la première fois.

J'ai passé 7 années entières de ma vie, ici. 7 années merveilleuses dont je me rappelle chaque instant. Les décors de ces couloirs n'ont plus aucun secret pour moi. Je faisais autant partie qu'eux de l'espace. Mais plus maintenant.

La première fois que j'ai vu cette double porte, majestueuse, je me souviens avoir senti mon cœur se gonfler de joie. Je venais d'être acceptée dans cette école de renom. La National School of Arts. Une rêve de petite fille. Je me suis avancée dans ce couloir des étoiles plein les yeux, un sourire immense aux lèvres. Tout me paraissait grandiose. Les lustres étincellants brillaient sûrement moins que mon regard.

Je me délectais de chaque minute. De chaque son, vision, odeur. Le parquet chevron craquant sous mes chaussures. L'odeur si particulière de rose diffusée par les milliers de bouquets déposés dans tout le bâtiment. La beauté des statues ornant les niches des couloirs. La douceur des tapisseries de soie.

Tout était, tout est fringuant, classieux. Rien à voir avec mon quotidien. Pourtant, je m'y sentais bien. A ma place.

C'était comme découvrir le pays imaginaire, celui dont on rêve durant ses premières années. Je devenais Alice, aux Pays des merveilles. Cet endroit était ma merveille. Je voudrais qu'il le soit encore.

Que me tenir devant cette porte ne me fasse pas si peur. Que cette boule au ventre qui me tiraille de l'intérieur disparaisse. Maintenant que je me tiens là, dans ce couloir, je ne me sens plus à ma place.

Mon regard est attiré par l'extérieur. Je m'avance vers les grandes baies et passe mes yeux pendant un instant sur les splendides jardins qui s'entendent devant moi. Et puis je les pose sur eux. Sur ces personnes auprès de qui j'ai grandi. Je les regarde rire. Parler. Chanter. Rien que je ne puisse faire à présent.

Les étudiants de la section chant sortent du réfectoire pour se prélasser au soleil durant l'après-midi. Ils ont dû arriver à l'internat hier soir, pour le début des cours qui se tient demain. Quelques heures de libre avant qu'une nouvelle année, la dernière ne débute.

Mais comme toujours, malgré le temps qu'il leurs reste avant d'avoir à étudier, ils chantent. Ensemble. Ils se rassemblent, à l'ombre de ce chêne magnifique. L'un d'eux sort une guitare, les autres tapent dans leurs mains. Leurs voix se mélangent, trouvant toujours l'harmonie qu'ils cherchent à atteindre. Ils se complètent tous. Dans ces instants, pas de compétition. Seulement de la cohésion. Comme une famille.

Avant, je me tenais avec eux. Maintenant, cette vitre nous sépare. Ainsi qu'un gouffre bien plus profond que rien ne saurai jamais combler.

Ma main passe inconsciemment sur ma gorge, et je retiens une larme de rouler sur ma joue. Se prendre la réalité en pleine gueule est une épreuve à laquelle j'ai du mal à faire face. Ce n'est pas la première fois. Pas la dernière. Mais c'est toujours aussi douloureux. Tout ça à cause de l'erreur d'un homme. Une vie qu'il a brisé de part son incompétence. Et plusieurs mois plus tard, il continue de détruite à petit feu tout ce qui avait de l'intérêt pour moi. Tout ce qui m'était absolument nécessaire pour vivre.

— Mademoiselle Kanako ?

Je sursaute et me tourne vers la femme d'âge mur qui se tient derrière la grande porte entrouverte.

— Vous êtes prête ?

Non. Je ne lui suis pas. J'ai peur. Je sens mon cœur prêt à sortir de ma poitrine. Parce que je sais qu'en entrant dans cette salle, je vais découvrir ce qu'il va advenir de moi. Mon avenir se joue derrière cette grande porte, qui devient le symbole d'un cauchemar plutôt que d'un rêve.

La National School of Arts est une école d'élite. On y entre difficilement. Mais on en ressort sans difficulté. La moindre erreur vous offre un aller-simple pour l'école publique. Et vous fait dire adieu à tous vos rêves d'artistes. Ici, on ne rate pas un examen. On ne peut pas se permettre d'être médiocre. Chaque année nous sommes moins nombreux. Chaque année seuls les meilleurs gardent leurs places.

Alors je sais ce qu'il va se jouer dans ce bureau. Comment laisser une muette se tenir dans une section de chant ?

Je sais que c'est la dernière fois que je mets les pieds dans cette école. Et j'ai mal de le penser. Mal de devoir l'admettre. Cela me ronge de l'intérieur depuis des jours. Me consume depuis que j'attends dans ce couloir.

Alors, non, je ne suis pas prête à tirer un trait sur cette partie de ma vie. Pourtant, je m'avance dans cette pièce. Parce que j'ai cessé d'avoir le choix le jour où on m'a pris ma voix.

Je peine à accepter tous ces regards sur moi. Mes professeurs, attablés face à moi, le doyen de l'école, et à sa droite, un homme que je ne connais pas. Tous me fixent, avec cette compassion et cette peine que j'ai du mal à supporter.

Ils connaissent mon histoire. Mais ils ne pourront jamais comprendre.

Le doyen m'enjoint à m'asseoir face à eux, et le silence résonne dans la pièce. Je me suis imaginée tant de fois cette scène. J'ai entendu dans mon esprit leur sentence trop souvent pour que je ne puisse le compter. Pourtant, j'ai toujours cette crainte en moi. J'ai toujours peur qu'ils prononcent ces mots pour de vrai, et je sais que j'aurai mal, encore.

Je suis arrivée dans cette école juste avant mes 12 ans, comme tous les autres. J'aurai dû en sortir à la fin de cette année, à 19 ans passés. Je ne sais plus comment ça fonctionne, en dehors de ces murs. Je ne suis pas prête à retrouver une école publique. Pas prête à me réadapter à un programme que je n'ai pas suivi, à me préparer à un diplôme que j'aurai dû avoir l'année passée.

Non. J'aurai dû faire ma dernière année ici, maintenant, obtenir dans 8 mois ce document pour lequel j'ai tant travaillé. Celui qui fait de moi une artiste, au yeux du monde. Celui qui m'ouvre les portes de cet univers auquel j'ai tant rêvé.

C'est le doyen qui se racle la gorge qui marque le point de départ de ce nouveau tournant que va prendre ma vie.

— Tout d'abord, concernant l'année dernière que vous n'avez pas pu finir, vos professeurs et moi-même avons décidé de vous la valider, au regard des résultats excellents que vous avez obtenus sur vos deux premiers trimestres. L'ensemble du corps pédagogique tient à vous adresser ses félicitations pour votre parcours.

Un parcours qui touche à sa fin. Parce que je ne peux plus chanter. Parce que je ne peux plus être moi-même. A la gauche du doyen, ma professeure principale indique qu'elle souhaite prononcer quelques mots.

— Kanako. Je pense que vous n'avez pas besoin que je vous dise que je suis désolée pour ce qu'il vous arrive. Cela ne vous rendra en rien ce que vous avez perdu. Cependant, et même si c'est inutile, je tiens à vous dire à quel point vous avez été une étudiante formidable. Depuis votre premier jour à la NSA, vous avez été motivée, impliquée, férue d'apprendre. Vous êtes le genre d'étudiante dont rêve tout professeur. Une artiste, au fond de vous même, c'est l'essence même de votre âme. J'espère, que vous aurez foi en vous pour surmonter tout ça, et que vous saurez trouver le meilleur chemin pour vous. J'aurais souhaité, de tout mon cœur, pouvoir vous laisser continuer la section chant avec nous. Mais cela vous fera plus de mal que de bien.

Du coin de l'œil, je vois mon professeur de solfège essuyer une larme roulant sur sa joue. J'ai du mal à retenir les miennes. Ai-je besoin d'entendre à quel point ils sont fiers de moi ? Peut-être. Mais cela n'enlève rien à la finalité de ces mots, que pourtant j'attendais. Je baisse le regard un instant, pour contenir l'eau salée de sortir de mon corps. C'est dur, de se faire à l'idée que 7 années de ma vie vont être balayée si rapidement.

— Cependant, nous ne souhaitons pas que vous nous quittiez.

Pendant un moment, je me demande si en plus d'être muette, je suis malentendante. Pourtant, quand je relève le visage, c'est leurs sourires qui me répondent. Des sourires bienveillants, qui me font plus de bien que ce que je ne pensais.

— Vous savez que la NSA est une école qui n'accueille parmi elle que l'élite des disciplines d'art du pays. Vous en faites partie, indéniablement. Vous faîtes face à une épreuve difficile. Vous faîtes partie de la famille que compose cette école. Et nous n'abandonnons pas les membres de notre famille lorsqu'ils traversent ce genre de choses.

Je ne comprends pas. Je les regarde les uns après les autres, cherchant des réponses à mes questions. J'ai le cœur qui se gonfle de joie, et en même temps, j'ai peur qu'il se trompe et ne finisse par exploser de désespoir.

C'est quand le doyen relève une chemise en carton devant lui que je commence à saisir les choses.

— Nous avions la volonté de vous garder parmi nous sans pour autant n'avoir de réelles solutions, quand ceci nous a été transmis. Je vais laisser mon collègue vous exposer ce qu'il en retourne.

L'homme que je ne connais se présente alors comme le directeur de la section dessin et peinture.

— Vos dessins sont bons. Si vous aviez déposé votre candidature dans cette section lors de votre inscription, il est possible que vous auriez été retenue, à l'époque. Évidemment, ils ne sont pas au niveau des productions d'élèves de dernière année, mais j'ai foi en vous. Votre volonté d'apprendre, d'après ce que m'ont dit vos actuels professeurs, est grande, et votre ténacité également. Nous avons donc décidé de vous proposer de rejoindre ma section. Vous serez évaluée différemment de vos camarades, plus avancés que vous. Les matières du socle éducatif auront notamment un coefficient plus important que vos matières artistiques, à l'inverse des autres étudiants.

Il m'est difficile de saisir toutes les informations, tant ce qu'il me dit est différent de toutes les fois où j'ai pu imaginer cet entretien. Il semble voir mon trouble, et me sourit gentiment.

— Je sais que cela fait beaucoup d'un coup. Je suppose vu votre visage que vous ne saviez pas que nous avions ces dessins en notre possession. Nous n'allons pas vous demander de nous répondre maintenant. Réfléchissez-y tranquillement ce soir en famille. Et demain matin, si vous souhaitez nous rejoindre, venez dans mon bureau. Je vous ferai faire un tour du bâtiment et je vous présenterai vos professeurs. J'espère vous voir demain, Mademoiselle.

Il me fait un clin d'œil, et cette fois, j'assimile tout. On me laisse la possibilité de rester. D'obtenir ce diplôme si cher à mes yeux. Mais en suis-je capable ? Je ne suis pas peintre. Je n'en ai aucune base. Ce n'est pas mon monde. Et à quoi bon, si au final, ce n'est pas ce que je veux faire de ma vie. Je voulais chanter. C'est tout ce que je voulais.

— Est-ce que vous voulez ajouter quelque chose, Mademoiselle ?

Je ne suis pas capable d'attraper une feuille pour leur écrire ma réponse. Alors je me contente de hocher la tête. Et je sens, au fond, qu'ils parviennent à comprendre tout ce que je pense. Tout ce que je ressens.

La gratitude qu'on m'offre une chance. La peur de ne pas pouvoir la saisir. La crainte de ne pas réussir. L'hésitation sur le bon choix à effectuer.

**

Tu leurs a donné mes dessins !

Ma grand-mère met ses lunettes pour lire le message que je lui tends, inscrit sur mon téléphone. Quand elle a fini, elle sourit, fière d'elle, et replonge son regard sur la carotte qu'elle épluche.

— J'ai bien fait, visiblement.

Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Tu as cette petite moue à la fois contrariée et contente. Ils ont dû te faire une proposition intéressante.

Tu as fouillé dans mes affaires pour leurs donner ma chemise de dessins.

— Je le referai si nécessaire. D'ailleurs tu devrais cacher un peu mieux des affaires, je suis tombée sur les lettres d'amour que tu écrivais au voisin quand tu avais 13 ans.

— Oba' !

Je sursaute, surprise d'entendre ma voix. Je ne m'y fais pas. Le fait est que mes cordes vocales vont très bien. C'est mon cerveau, qui a été endommagé. Je ne peux pas formuler à l'oral ce que je veux dire. Mais parfois, de façon incontrôlée, certains sons m'échappent. « Oui », « Non », « Oba' », la contraction d'Obaachan. Le cerveau est un élément complexe et difficile à comprendre.

J'aurais pu n'être même pas capable de formuler à l'écrit mes pensées. Voir de réussir à penser avec des mots. Je m'en sors bien, si on veut.

Ma grand-mère ne fait pas de cas de mes protestations, et me demande ce qu'il est ressorti de cette entrevue. Je lui fais un résumé rapide, pour éviter de taper pendant des heures sur mon téléphone.

— Pourquoi fais-tu cette tête, dans ce cas ?

Je ne suis pas certaine d'y aller.

— Qu'est-ce qui te fait peur ? De ne pas réussir ? Si ils pensaient que tu ne le pouvais pas, ils ne t'auraient pas fait cette proposition.

Ce qu'ils pensent ne veut pas forcément dire que je vais réussir. Et quand bien même. En quoi serais-je légitime à être là ? J'ai le niveau d'un premier année. Et encore, j'ai dessiné tout cela il y a des mois. Ma place n'est pas parmi eux.

— Et pourquoi pas ? Écoute moi bien Kana. La vie est un livre. Une succession de chapitres qui forment notre histoire. C'est une nouvelle expérience, un nouveau chapitre. Tu dois essayer.

Mais je n'ai jamais voulu changer de chapitre. Et j'ai peur de ce que peuvent contenir les suivants.  

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Je crois que j'ai loupé une semaine pour la publication... désolée, j'étais persuadée que c'était cette semaine normalement. 

A partir de maintenant, un chapitre toutes les semaines !

On se retrouve donc dimanche, pour le 3ème, et la rencontre avec le personnage masculin...

A bientôt, 

Kiss :*

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