Chapitre 18

PDV Kanako

Je m'attarde sur mon trait en tentant de faire naître avec la ligne de mon crayon ce que j'imagine dans mon esprit. Je le visualise, sans non plus m'y focaliser. William me l'a répété plus d'une fois : l'art ne vient pas de l'esprit, mais du cœur. Une leçon plus que dure à mettre en application lorsque rien ne nous destinait à cet art en particulier. J'ai encore largement besoin de mon esprit pour me souvenir des dizaines, voire centaines de conseils qu'il a pu me donner. Conseils ? Peut-être consignes, à vrai dire.

Quand je jette un regard à l'ensemble, je grogne intérieurement, avant d'arracher la feuille de mon pupitre. Pourquoi est-ce que cela me paraît impossible, aujourd'hui ? Et hier ? Ainsi que tout le week-end, juste avant ?

Et surtout, pourquoi est-ce que William n'est pas là, bordel ?

Je ne pensais pas l'avoir à l'esprit un jour, mais le fait qu'il ait passé le week-end sans m'envoyer mille messages pour savoir où j'en étais dans mes devoirs m'a perturbé. Un peu trop, d'ailleurs. Autant que le fait qu'il ait été absent en cours ces deux derniers jours. J'aurai dû en profiter pour souffler, mais étrangement, j'ai plus été dérangée qu'autre chose.

Plus d'une fois, j'ai pris mon téléphone et hésité à le contacter. Mais je n'ai pas l'impression d'être légitime à lui demander des comptes. Je le suis sûrement, pourtant, vu que nous avons deux projets cruciaux à réaliser ensemble.

Lewis et Arwen ont abandonné l'idée de me tirer un sourire quand j'ai déchiré mon dix-septième échec de la journée. De l'heure. Je n'ai pas réussi à maintenir le compte depuis hier.

Comment je peux trouver cela moins agréable de dessiner dans le calme plutôt que sondée par un William ronchon dans mon dos ? Peut-être parce que je n'ai jamais rien connu d'autre.

Je tapote mon crayon contre le pupitre pour me retenir de mettre mon idée en application. Pourtant, je sais que c'est peine perdue, et que d'un moment à l'autre, je vais quitter cette pièce à la recherche de réponse. C'est-à-dire à la recherche de Natt, qui pour une raison étrange a été aussi peu visible dans mon environnement que son cousin ces derniers jours. D'habitude au contraire, c'est plutôt une constante, de le voir débarquer et crier mon nom.

Un autre fait qui me trotte dans la tête et me laisse supposer que l'absence de William et son silence ne sont pas liés à une grippe fulgurante.

Il se passe quelque chose de suffisamment important pour que l'un s'absente et l'autre se renferme sur lui-même. De quoi renforcer ma sensation d'illégitimité à poser des questions, questions que je vais de toute façon finir par poser. Je suis incapable de résister quand j'ai une idée en tête, qu'elle soit bonne ou mauvaise. Je tiens largement cela d'Obaachan. Je préfère me dire que c'est de la faute des gênes, chaque défaut de ma personnalité.

C'est lorsque je regarde mon futur dix-neuvième raté que je décide de mettre mon excellente et surtout entêtante idée à exécution. Lewis me regarde débouler hors de la salle à une vitesse déconcertante avec de grands yeux. Je ne mets pas longtemps à parcourir les couloirs de l'aile sculpture que je connais sans mal tant celui que je cherche me les a fait visiter. Le moindre recoin, pour dire vrai.

Je l'aperçois dans un coin d'un espèce de hall, et je sais qu'il n'a pas manqué mon arrivée. Pourtant, je le vois pivoter sur lui-même et s'enfoncer dans un couloir, à l'opposé d'où je me trouve. Si je pouvais, je hurlerais son prénom, mais je ne peux que me contenter d'accélérer le pas pour le rattraper sans me mettre à courir.

Son dos apparaît devant moi, et le lieu est suffisamment vide pour que je me risque à une chose folle : lui balancer mon crayon. Il s'arrête, conscient qu'il ne peut pas faire mine de ne pas l'avoir senti, et attend que je le rejoigne. Il ne tente même pas le fameux « tiens, je ne t'avais pas vu », tant il sait que ce serait ridicule.

Pourquoi tu me fuis ?

Et en notant ces mots, je me rends compte qu'en plus de trouver la situation stupide, cela me blesse. Ça ne fait que trois ou quatre semaines que je les côtoie, mais Natt prend tant de présence que son silence est plus que touchant. William l'a dit. Le temps n'a pas d'importance dans ce genre de relation, et voir un ami me fuir de cette façon n'est pas agréable, bien au contraire.

Son visage se fend d'une certaine douleur, que j'analyse comme le fait qu'il n'aime pas que je m'en rende compte.

— Ce n'est pas comme tu le penses.

C'est exactement comme je le pense.

— Bon d'accord, c'est ça. Mais ce n'est pas parce que je ne veux pas te voir, Kana !

Je secoue la tête, en me demandant quelle question poser en premier. Pourquoi il m'évite, ou pourquoi son cousin a disparu des radars. Les deux réponses m'intéressent. Je décide de hausser simplement un sourcil, en espérant qu'il m'offre de lui-même la solution à l'une de ces deux énigmes.

— C'est juste que je savais que tu allais venir et que je voulais repousser cette conversation.

Donc tu sais pourquoi je suis là.

— Évidemment. William est un homme de Cro-Magnon sans cœur mais quand on l'a dans sa vie, on ne peut plus s'en passer.

Ce n'est pas vraiment ça.

C'est exactement ça ? Peu importe, je préfère me concentrer sur les questions qui les touchent plutôt que de m'inclure dans ces dernières.

Il grogne, et je remarque cette ambivalence en lui que je n'ai jamais vu encore chez cet homme. Me parler, ou garder le silence ? Il ne sait pas, ou peut-être qu'il ne veut pas.

Pourquoi William est absent ?

— Je ne devrais pas te le dire. C'est sa vie.

Je le sais. Et je m'en veux de poser des questions. L'illégitimité revient, et pourtant, elle ne parvient pas à m'arrêter. Parce qu'il y a un besoin encore plus important de savoir, de comprendre.

Tu as dit vouloir repousser cette conversation, pas l'annuler.

— Parce que je savais très bien que je finirais par craquer.

Au moins, il est honnête. J'ai appris à connaître des tas de choses sur Natt, et l'une d'elle est que ce garçon est incapable de cacher quoi que ce soit aux personnes qu'il aime. Le fait qu'il admette ne pas pouvoir se retenir de me parler, c'est une déclaration indirecte qui me touche énormément. Mais pas suffisamment pour détourner mon esprit têtu de mon objectif.

Il souffle devant ma détermination et s'installe sur un banc un peu plus loin, juste devant une grande fenêtre. Si je n'avais pas qu'une seule chose en tête, je remarquerais que la vue sur l'une des cours est plutôt agréable, d'ici. Il ne me regarde pas, quand il se décide à m'expliquer. Je comprends sans difficulté que ce qui touche son cousin le touche aussi.

— Vendredi soir, son frère est arrivé à la maison.

Je fronce les sourcils, pas certaine de comprendre. Je suis pourtant certaine qu'il m'a indiqué être fils unique. Devant l'interrogation affichée sur mon visage, qu'il aperçoit d'un coup d'œil, il affiche un sourire mi-amusé, mi-résigné.

— Laisse-moi deviner, il t'a dit qu'il n'avait pas de frère ? Ce n'est pas tout à fait faux. C'est son demi-frère. Ils n'ont qu'un père en commun.

Cette notion m'intrigue. Un demi-frère, n'est-ce pas la famille tout de même ? On ne parle pas de famille recomposées avec des relations tendues, mais d'un lien du sang.

Il ne le considère pas comme un frère ?

— Oh non.

Je sens que l'histoire qui se cache derrière est plus importante que ce que je peux imaginer. Je sens que je ne devrais pas en savoir plus. Que c'est à William seul de révéler ce qu'il souhaite. Pourtant, je ne l'arrête pas. Je continue d'écouter. Parce que je ressens au fond de moi que c'est nécessaire, sans comprendre encore pourquoi.

— Est-ce qu'il t'a dit, pour sa mère ?

Je me contente de secouer la tête. Il n'a rien dit, mais son regard et son silence ont parlé pour lui. Je suppose que c'est quelque chose que l'on ressent, lorsqu'on se retrouve face à une personne qui a vécu le même deuil que nous.

— Ma tante est morte il y a quelques années. C'est mon oncle, qui l'a tuée.

Je sursaute, le cœur au bord des lèvres. J'ai mille question qui se bousculent dans ma tête, et tout autant d'appréhensions. C'est un bordel sans nom dans mon esprit, et je me mets à imaginer des scénarios affreux qui me foutent les larmes aux yeux. Il tourne la tête vers moi et s'affole un moment devant mes émotions. Est-ce normal d'être aussi touchée vis-à-vis de l'histoire d'un jeune homme que je connais depuis quelques semaines ?

— Merde, désolé, ce n'est pas comme tu penses. Ne pleure pas s'il-te-plaît.

Il s'agite dans tous les sens, et pendant quelques instants il redevient le Natt de d'habitude, loin de la gravité qu'il affichait quelques secondes avant. Mais cette même gravité, cette même tristesse dans ses traits revient bien vite alors qu'il continu son histoire.

— Elle s'est suicidée quand nous avions 11 ans.

Il marque une pause, et je tente de déglutir et d'assimiler l'information. A quel point cela est difficile de perdre sa mère en ayant tant de souvenirs avec elle. A quel point c'est difficile pour un enfant qu'elle ait choisi de mourir. A quel point c'est douloureux que son père soit lié à cette perte, de ce que je comprends.

J'ai perdu mes parents, et c'est une douleur incommensurable alors que je n'ai pas de souvenir d'eux. Alors William ?

Et Natt ? J'imagine qu'après la perte de ses parents, celle de sa tante qui l'a recueillie a dû avoir l'effet d'une double peine. Comme si j'avais perdu Obaachan. Cette pensée me vrille de l'intérieur.

— Elle n'était pas très présente à la maison. Comme mon oncle, elle travaillait énormément. Mais elle était aimante. Quand je suis arrivé chez eux à l'aube de mes huit ans, elle a été d'un soutien sans faille, là où mon oncle, le frère de ma mère, n'a été qu'une aide financière, matérielle. Elle n'était pas souvent là, mais elle aimait son fils. Loin d'être la mère parfaite, mais une vraie mère. Je ne vais pas ressasser la personnalité de mon oncle, je pense que tu as compris. Tout a basculé trois ans plus tard.

Qu'est-ce qui a pu pousser cette femme à ce geste ? A quel point la douleur a-t-elle pu la submerger pour que l'amour pour son enfant ne soit plus suffisant pour rester en vie ? Je n'ose pas poser la question. J'attends simplement qu'il mette des mots sur ce passé commun qui a du tant les marquer.

— Mon oncle n'a jamais été très fidèle, ce n'est pas franchement un secret. Il est ce type riche qui fait tomber les femmes à ses pieds et ne s'en prive pas. Je ne sais pas si il a un jour aimé sa femme, mais elle, oui. Alors elle en souffrait, énormément. Autant de savoir son mari avec une autre que de supporter les regards et les jugements. La compassion et les moqueries. Quand on avait 11 ans... une femme s'est présentée chez nous. Elle avait un garçon un peu plus vieux à côté d'elle. Je suppose que tu saisis les choses.

Une ancienne maîtresse, un enfant caché, tout cela paraît tout droit sorti d'un livre. Et pourtant, c'est ce qui leur est arrivé.

— Cette femme n'avait jamais voulu mettre en contact son fils avec son père. Elle avait vécu 13 ans sans jamais lui apprendre qu'ils avaient eu un enfant, elle avait juste disparue, coupé les ponts. Mais cette année là... elle était mourante. Une leucémie. Alors, elle a choisi de laisser son fils avec cet homme, pour qu'il ait une famille. Et un toit. Et ça a détruit ma tante. C'était un cran au dessus de tout ce qu'elle avait supporté jusqu'à présent. Un cran de trop. Elle a essayé d'encaisser, mais quand tout est sorti dans la presse, quand elle dû voir chaque jour cet enfant chez elle, bien qu'il n'y soit pour rien, elle n'a pas réussi à faire face. Elle a plongé dans la dépression. Et elle finit par se laisser tomber du deuxième étage. Heureusement, ce n'est pas l'un de nous qui l'a trouvé.

Je ferme les yeux, en tentant de réfréner la peine que je ressens pour eux.

— William n'a jamais pardonné à son père. Ni à cette femme, bien qu'elle ait été emportée par la maladie peu après. Ni à son demi-frère, qui a pourtant subit le même deuil que lui, perdre sa mère. Il n'y était pour rien, mais il était la preuve de ce qui avait entraîné sa mère dans la mort. Et il ressemble comme deux gouttes d'eau à leur géniteur.

Je parviens à sortir de ma léthargie et intervenir.

Et malgré les années, il lui en veut encore ?

— Les années ont empiré cette relation déjà difficile. Marcus, son demi-frère, n'a jamais montré de ressentiments à l'égard de leur père. Il a suivi son parcours, est entré il y a deux ans dans son entreprise. On ne peut pas dire qu'ils soient proches, ce n'est pas le style de mon oncle, mais lui s'est engagé sur un chemin pour lui ressembler. Il l'admire, et le défend. Il a tenté à plusieurs reprises de rapprocher William de leur père, de lui trouver des excuses. William ne le supporte pas, et les années ont été une succession d'engueulades. Et son visage lui fout en pleine gueule chaque fois qu'il le voit tout ce qu'il a perdu.

En somme, il lui en veut pour ce qu'il représente, l'infidélité de son père qui a conduit au décès de sa mère. Il est la parfaite copie de cet homme qu'il déteste. J'ai l'impression que c'est un peu comme si cette famille s'était divisée en deux camps. Et ce Marcus n'est pas dans le même que William.

— Marcus ne vit plus ici depuis un moment, il a pris la direction d'une filiale dans le nord. Mais parfois, il revient, pour le boulot, pour voir son père. La cohabitation ne se passe pas bien, en général. Et William répète la même rengaine : il s'enferme dans l'atelier, et se déchire la gueule.

Je déteste la dernière phrase, et je ne parviens pas à me retenir.

Emmène moi chez vous.

Il reste là, à me regarder, pendant un moment. Est-ce qu'il pèse le pour et le contre ? Peut-être.

— Tu es sûre ?

Je hoche la tête.

— Très bien.

**

Quelques temps plus tard, nous sommes là, dans cette grande maison. Natt m'a laissé monter seule vers l'atelier où je sais le peintre renfermé. Je n'ai pas croisé son demi-frère, et d'une certaine façon, j'en suis presque rassurée. Je ne frappe pas. Je me contente d'entrer, pour le trouver de dos, au milieu d'un foutoir sans nom.

— Bordel Natt, je t'ai dit de me foutre la paix !

Mais lorsqu'il se retourne, il s'arrête et se tait. Il me fixe, sans rien dire de plus, comme si il ne savait pas comment réagir. Est-ce que ma présence parvient à faire taire le tyrannique William ?

Mon regard le quitte pour se poser sur son environnement. En particulier sur ces bouteilles de whisky vides, non loin de lui. En un nombre suffisant pour que ce ne soit guère rassurant. Pourtant, à cet instant, il ne m'a pas l'air sous l'emprise de l'alcool.

— Je n'ai pas tout bu aujourd'hui, si c'est ce qui t'inquiètes.

Je le fixe pendant un moment, pas certaine de savoir quoi dire ou faire. Au fond, j'avais besoin de venir. Le sentiment que c'était ce que je devais faire. Mais une fois en face de lui, je me retrouve gênée, sous le poids de ce regard si puissant. Même ainsi repoussé dans ses retranchements, William en impose. Et je me demande si il pourra un jour être dans une situation où il apparaîtrait vraiment vulnérable.

Il ne dit rien sur ma présence. Il ne dit rien sur ce que je sais de sa vie, car je suis certaine qu'il a conscience que Natt m'a tout balancé. Il se contente d'attendre, comme si c'est moi qui avait toutes les réponses.

Ainsi, tu ressembles au premier rôle d'un film.

Assis là, sur son tabouret, un verre vide et des cadavres de bouteilles autour de lui, sans oublier les esquisses, les toiles et les pinceaux. Dans ce décor chaotique, il apparaît imparfaitement parfait. Tout à l'air millimétré pour que la scène soit celle qu'un réalisateur attendrait.

Ma réplique lui tire un petit rire, à la fois sincère et ironique. Je ne capte pas bien si il me répond de façon défaitiste ou amusée, mais je ressens le besoin de le rassurer.

— Ma vie est plutôt clichée.

Le riche héritier, au père absent à la double vie, qui ramène un jour un autre enfant à la maison. Oui, ça l'est. Mais il y a une chose dont je suis certaine.

Ta vie peut-être. Mais toi non.

Parce que dans ces couleurs banales que l'on croise partout, sur cette toile de clichés qu'est sa vie, William se détache. Il est une nuance unique que nul ne saurait reproduire.

Définitivement, William n'est pas cliché.

Et même si je ne peux le prononcer, j'ai besoin qu'il l'entende. Alors plus que mes écrits, c'est avec mes yeux, que je lui répète. Que je lui redis, encore et encore. Pour qu'il n'oublie plus jamais qu'il est cette teinte inégalable.

Cette teinte irremplaçable dans ce tableau que forme la vie.

Et si je garde le reste pour moi, mes pensées se formulent de façon intime en moi. Il est cette teinte irremplaçable dans ce tableau que forme ma vie.  

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J'aime en faire baver à mes personnages. Vous croyez que je devrais me faire soigner ? x) Mais avouez que ça donne de jolis moments, en général... x) 

Team sadique ici ? 

A dimanche, 

Kiss :*

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