Chapitre 14
PDV Kanako
— Vous vivez tous les trois ?
Charlotte secoue la tête dans un signe de négation avant de m'expliquer les choses, sans me regarder, trop concentrée sur la route.
— Natt et Will vivent ensemble depuis qu'ils sont jeunes. J'y passe pas mal de temps, mais dans les faits, j'ai une chambre étudiante sur le campus. Vu leur baraque, c'est quand même bien plus plaisant d'y passer du temps que dans mon 10m2.
Après avoir laissé échapper un sourire, je l'observe un moment sans intervenir une nouvelle fois, ne sachant pas jusqu'où je peux poser des questions. C'est leur vie. Et j'ai comme l'impression que William n'apprécie pas forcément qu'on déballe la sienne. Pourtant, d'un sourire et d'un « vas-y » amical, elle m'enjoint à continuer. Et cette fois-ci, je ne me retiens pas.
— Pourquoi vivent-ils ensemble ?
Un sourire triste prend place sur ses lèvres, et pendant un instant, je doute qu'elle me réponde. Je ne pourrais pas lui en vouloir. Après tout, je ne suis qu'une étrangère. Pourtant, elle finit par se confier, et d'une certaine manière, je me sens privilégiée. C'est comme si j'entrais un peu dans leur monde, et j'ai comme l'impression qu'il n'est pas composé d'énormément de personnes. Ai-je envie d'en faire partie ? Je ne sais pas. Je voudrais me dire que je ne les connais pas assez pour répondre à une telle question, et pourtant, j'ai la sensation d'avoir ma réponse.
— Les parents de Natt sont décédés quand il était jeune. Le frère de sa mère, qui est le père de William, a accueilli son neveu chez lui. Le père de Will n'est jamais à la maison. En fait, ils ont grandi seuls, entourés d'employés jusqu'à ce qu'ils soient en âge de se débrouiller et de les mettre à la porte pour être tranquille. Ils ont évolué ensemble, plus comme des frères que comme des cousins. Quand bien même ils sont le jour et la nuit, ils sont indissociables, en quelque sorte. Même si Natt a tendance a taper grandement sur les nerfs de Will.
J'ai cru comprendre. Je ne « dis » rien sur cette histoire de vie que je sais particulièrement douloureuse, pour en partager une partie. Je suis bien placée pour être consciente qu'il n'y a aucun mot à placer sur ce genre de malheur.
— Tu sais, il passe son temps à râler sur tout le monde, en particulier sur nous deux, mais au fond, il est toujours là pour nous.
Leurs échanges dans la cuisine me reviennent en mémoire, et j'imagine à nouveau ce petit sourire en coin qu'il affiche lorsqu'il se ligue avec la jeune femme pour faire enrager le troisième.
— Il n'est pas le connard dont il a l'air avec tout le monde.
— Je crois que je commence à le comprendre.
Parce qu'avec eux, il semble être une autre personne. Une personne qui apparaît bien plus agréable, et surtout qui donne envie d'être découverte. Je ne parle pas pour moi, évidemment...
**
Éreintée, je pose mon pinceau sur le bord de mon chevalet. J'ai presque du mal à garder les yeux ouverts, tant la fatigue pèse sur mon esprit. Mon corps semble être une immense boule de nerfs emmêlés, et n'a visiblement plus envie de répondre à quelques ordres que ce soit. Chaque soir, chaque matin, c'est le même processus qui se répète. Les cours se terminent et une nouvelle journée commence. Un entraînement intensif avec mon nouveau professeur personnel, un repas rapide avant de me mettre aux milliers d'exercices qu'il m'enjoint à faire, un sommeil trop court et pas assez réparateur, un petit déjeuner entre deux feuilles de dessin, et pour finir, une nouvelle journée de cours qui commence. Si j'ai tenu le rythme les premiers temps, après presque deux semaines, je suis sur les rotules. Mon corps me hurle de ralentir, mais mon esprit le surpasse et me rappelle tout ce que je dois apprendre en si peu de temps. J'ai l'impression que c'est un défi impossible à relever, malgré toute l'énergie que j'y mets.
Je n'ai même pas la force de sursauter, lorsque Monsieur Perret apparaît à mes côtés peu avant la sonnerie. Il passe les yeux sur mon travail, et pour la première fois, j'appréhende vraiment ce qu'il va en ressortir. Pourtant, je sais que ce vieil homme est la définition même de la bienveillance, si on met de côté le fait qu'il fait jouer sur mes épaules le diplôme de son meilleur étudiant.
— Vos progrès sont fulgurants, Mademoiselle. Je n'en doutais pas, mais je suis surpris d'une telle amélioration. Je ne peux que vous féliciter et vous encourager dans cette voie.
C'est comme un poids qui se retire de mon cœur et me remplit de joie. Je laisse malgré mes muscles tirés, un sourire prendre place sur mon visage, ravie. Je glisse un regard vers William, mais après un bref échange, les corps de mes deux bout en train d'amis se placent entre nous. La sonnerie a retenti, la salle se vide, et tandis que je range mes affaires, ils se mettent à chanter et danser.
— Il en faut peu pour être heureux, vraiment très peu pour être heureux...
Je ne peux pas retenir un rire, cette fois sans bruit, et les laisse me suivre en chantant toujours dans les couloirs.
— Vous vous êtes trompés de dessin animé.
— On ne renie pas nos origines pour autant. Timon, Pumba et Nala pour toujours.
Lewis lève le poing en guise de fierté, me donnant un peu plus d'énergie encore. Il en a à revendre, et heureusement, il est partageur. Sans lui, j'aurais sûrement fini endormie sur un banc au détour d'un couloir. Arwen lui, semble guidé par son estomac, et nous entraîne sans tarder direction la cafétéria. Malgré la faim qui pointe aussi le bout de son nez chez moi, quand nous arrivons dans la cour intérieure, je me détourne d'eux pour m'avancer vers une silhouette que je connais bien. Ils me suivent, mais j'oublie leur présence au profit d'un certain stress. Qu'elle va être la réponse, cette fois-ci ?
Tess se tourne vers moi et passe un regard rapide sur les jeunes hommes qui m'accompagnent. Je mets toute ma volonté dans mon sourire et fais fis de la jeune femme que je retrouve une nouvelle fois avec elle. Au fond, je ne peux empêcher mon cœur de constater qu'auparavant, c'était elle et moi, toujours, mais qu'il semble y en avoir une autre à ma place. Je tente de ne pas ressasser ce qui n'est sûrement que de la jalousie mal placée.
— Salut. Comme la dernière fois tu n'étais pas libre, je me disais qu'on pourrait peut-être remettre ça ?
Si j'avais pu parler, j'aurais eu la voix tremblotante, trahissant cette forme d'angoisse que je ressens. Est-ce normal de le ressentir en face d'une amie ? Je ne sais pas. Je suppose que oui, quand on craint de l'avoir blessée après des mois sans nouvelles.
Elle glisse un regard vers son accompagnatrice avant de revenir sur moi et de poser une main sur mon bras.
— Oh, et bien nous avons malheureusement un déjeuner de prévu avec plusieurs personnes. Tu ne te sentirais sûrement pas à l'aise. Une autre fois, juste nous deux, je te recontacte.
Et sitôt la tirade terminée, elle disparaît, encore. Je reste là sans parvenir à interpréter. M'en veut-elle encore, ou est-elle totalement sincère dans ce qu'elle me raconte ? Je me raccroche à la deuxième option avant d'oser regarder mes deux acolytes. Ils ne disent rien sur ce qu'il vient de se produire, mais je capte un échange de regards entre eux, plein de sous-entendus que je préfère ignorer. Je n'ai pas envie de me creuser les méninges sur ce qu'ils peuvent bien penser, j'ai suffisamment de questions en moi comme cela.
— Et si on allait manger à l'extérieur pour une fois ? Il y a une petite brasserie géniale à deux rues d'ici.
Je sais ce qu'ils tentent de faire, et je décide de ne pas m'interposer. Si ils veulent me changer les idées, tant mieux. Si il y a bien une chose que j'ai apprise sur eux ces dernières semaines, c'est qu'ils sont inégalables pour cela. Quoi que, peut-être qu'il y a deux personnes que je pourrais également faire monter sur le podium, mais je les connais moins pour pouvoir l'affirmer.
Et quand on parle du loup, on en voit la queue. Dans la petite brasserie, la voix de Natt se répercute sur les murs alors qu'il crie mon prénom. Cet homme est la discrétion absolue. J'aperçois Charlotte lui mettre un coup derrière la tête, je suppose en lui disant de se taire, avant qu'elle ne nous fasse signe d'avancer vers eux. Je croise le regard de William qui ne dit rien, se contentant d'observer.
— Hey ! Vous mangez avec nous ?
Lewis accepte à ma place, et la seconde suivante il est installé à côté du cousin du peintre. Arwen n'a d'yeux que pour le menu, tandis que Charlotte m'attire à côté d'elle. Le petit monde se présente, se passant de la participation de William. Ce n'est pas comme si on ignorait son identité, dans tous les cas. Je glisse un regard sur lui, pour tenter de comprendre ce qu'il pense du fait que nous nous soyons intégrés à leur table. Mais il est difficile de saisir ce qu'il peut ressentir. Il paraît seulement indifférent.
Lewis ayant trouvé un adversaire à sa hauteur, ses bavardages incessants avec Natt font passer le temps plus vite jusqu'à l'arrivée des plats.
— Natt, tu peux éviter de manger comme un enfant de 2 ans ?
Charlotte lui pointe du doigt l'énorme tâche qui orne à présent son t-shirt, tandis qu'il râle. Pour la première fois, la voix de William s'ajoute à l'équation.
— A-t-il un jour su manger proprement ?
— Finalement, ce n'est pas un chef, que vous devriez engager, mais une nounou. Pour lui apprendre comment bien grandir.
— Je vais y réfléchir.
La complicité entre Charlotte et William me saute une nouvelle fois aux yeux, autant que celle qui les lie à Natt, qu'ils aiment charrier.
— Vous êtes méchants avec moi. Je ne vais plus vous parler.
— Et tu parleras à qui ?
Il tire la langue à sa petite-amie avant de tourner le regard vers moi.
— A Kanako évidemment ! Et à Lewis et Arwen ! Ce sont mes nouveaux amis, je vous jette.
Je glisse mon écran vers Natt, lui indiquant que je préfère qu'il m'appelle Kana. Ses yeux s'embuent, comme si je venais de lui annoncer une nouvelle extrêmement émouvante.
— Je suis si content.
Ce n'est qu'un surnom, pourtant, mais sa joie est telle que je le laisse s'émouvoir. J'indique à Charlotte de faire de même quand elle me pose la question, et je jette un coup d'œil à William. Je me demande pendant un instant si je dois faire de même avec lui, mais son manque d'intérêt pour la conversation me retient. Je suppose qu'il s'en fiche, de m'appeler Kana ou Kanako. En général, il ne s'embête pas avec mon prénom, d'ailleurs. Il se contente de donner ses ordres.
— Finis ton assiette maintenant, ça va être froid.
— Ne me parle plus, sorcière. J'ai dis que je vous jetais.
Elle rit, d'autant plus que William renchérit.
— La vraie bonne nouvelle serait que tu nous offres la chance de cesser de nous parler, au moins 5 minutes.
Il échange un regard joueur avec la jeune femme, et je ne retiens pas un sourire. Définitivement, j'aime voir cette facette de sa personnalité. Elle est bien plus agréable. Et plutôt amusante.
**
— Tu parais plus humain, avec eux.
Il hausse un sourcil sans cesser d'avancer à mes côtés en direction de l'atelier. Natt a bien râlé pendant 15 minutes avant de nous laisser partir travailler, mais nous y voilà enfin. Nous avons passé les premiers mètres à marcher sans échanger, jusqu'à ce que je me décide à mettre des mots sur ce que j'ai pu voir de lui ces derniers temps. Pour une fois qu'il ne marche pas dix mètres devant moi, autant en profiter.
— Et toi, pour l'instant, tu parais être un zombie.
1-0 pour lui. Mes cernes me trahissent, autant les bâillements que je laisse échapper sans cesse. Je ne peux m'empêcher de râler intérieurement, peu ravie de voir l'atelier se profiler devant nous. J'ai l'impression de ne même pas avoir la force de peindre. Je souffle en m'installant devant le chevalet et en attrapant le pinceau. Mais aussitôt, il m'échappe des mains, et je relève le regard vers William.
— Tu parais incapable de tenir un pinceau, petit zombie. Pas de peinture pour toi aujourd'hui.
Je mets de côté le surnom dont il m'affuble, en voyant la pointe d'amusement dans son regard. Est-ce que j'ai le droit d'avoir accès à cette partie de sa personnalité, moi aussi ? Je préfère largement cela à notre première rencontre.
Même si il ne le dit pas, je comprends qu'au fond, il cherche à me ménager en voyant mon état, bien plus que parce qu'il me pense incapable de peindre dans cet état de fatigue. Je l'en remercierai presque, mais je doute qu'il l'accepte, alors je ne le relance pas là-dessus.
— Que fait-on, alors ?
— Philo.
Il le dit presque en grognant, en se laissant tomber sur un tabouret un peu plus loin, tout de même à une distance lui permettant de lire mes mots.
— Couleur préférée ?
Question basique, mais après tout, il faut bien commencer quelques parts. La famille, c'est fait, les sujets restent donc limités.
— Le rouge.
— Ne me dis pas que c'est par rapport à l'amour, la passion, et tout ce qu'il s'en suit, s'il-te-plaît.
— Ça serait dans le thème.
Je lui tire un sourire en coin, et sans trop savoir pourquoi, cela me satisfait.
— Juste.
— En réalité... c'est à cause de ma mère.
Il ne dit rien, mais je le sens attentif. Et je ne sais pas pourquoi je lui en parle. Je le connais à peine, et ces souvenirs sont les miens. Pourtant, je ressens une certaine confiance en lui. Et un besoin de lui transmettre ce qui me pèse sur le cœur tandis que je laisse la couleur rouge et les souvenirs qui lui sont associés s'imprégner dans mon esprit.
— Mes parents sont décédés dans un accident de voiture lorsque j'avais 5 ans. Je n'ai aucun souvenir d'eux, à part cette couleur. Je me souviens qu'elle portait souvent une robe rouge. Et si je n'arrive pas à visualiser son visage sans l'aide de photo, je sens seulement qu'elle était incroyablement belle, avec cette robe.
Alors oui, en quelque sorte, le rouge est ma couleur préférée parce qu'elle m'évoque l'amour. L'amour envers une mère que je n'ai pas la chance d'avoir eu auprès de moi plus longtemps.
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