Verona Follia

Je ne crois pas qu'un jour j'aie pu le haïr. Ni même le détester, d'ailleurs. C'est comme si nous avions toujours été une partie du même être et que l'amour qui nous frappait était une évidence aux yeux de tous ceux qui croisaient notre route. La manière dont les gens nous regardaient avec envie et parfois un peu de honte ne nous parvenait pas. Napoléon était un géant : un mètre quatre-vingt-dix-sept. Et, lorsque nous marchions dans les rues, il me faisait de l'ombre, pendant les jours de Soleil et avait un regard perçant. C'est cela qui m'avait frappé en premier, la nuit où je l'ai rencontré.

C'était un soir dans mon bar de prédilection et j'avais là remarqué un homme seul à une table. Il n'est pas commun d'être seul, une pinte de bière devant soi, à contempler le fond de son verre. Je pensais qu'il était triste ; puis je me suis rappelée que moi aussi j'étais seule, ici. Cependant, je venais là pour me détendre, pas parce que j'avais quelque chose sur le cœur, mais parce que j'aimais réellement ça : regarder le fond de mon verre et ne pas penser au monde autour de moi. Je venais tellement souvent, que le gérant avait commencé à ne plus me demander ce que je voulais boire et me servais directement, comme dans un film. Et donc, ce jour d'été, je suis entrée et je me suis assise au comptoir. Je changeais de place à chaque fois, préférant parfois le comptoir du bar éclairé de lumières artificielles à la fenêtre ouverte ou au coin sombre dans lequel personne ne va jamais. Il était dans le coin sombre et je me suis alors rendu compte que, dans ce coin sombre, admirant le fond de son verre sans grande expression, il était atypique. Ou peut-être triste. Au départ, je l'ai considéré sans vraiment trop d'attention et j'avais commencé à discuter avec Nicolas, le barman avec qui j'étais devenue amie, depuis le temps. Il m'avait servi un Mojito, comme d'habitude. Il l'avait placé sur un de ses dessous de verres qui avait dû servir à tant de gens auparavant. Il y avait dessus l'insigne Bacardi ; je voyais, à travers la glace pilée et la menthe, une ombre rouge et déformée. Je ne sais même plus de quoi nous parlions avec Nicolas mais ce n'est pas important. Ce qui était important, ce soir-là, c'était de remarquer que ce gars, dans le coin sombre avait l'air triste. Alors, il m'a surprise en train de l'observer, comme on regarde toujours les gens dans un bar pour constater de quoi notre environnement est fait. J'ai tout de suite tourné le regard et ai continué d'aspirer mon breuvage à travers la paille. Un homme s'assit alors sur un tabouret qui était placé à un tabouret plus loin du mien. Je l'ai aussi regardé, mais lui, n'avait pas tourné la tête et demanda un Coca-Cola au barman. Cela me fit sourire, car il n'avait pas le gabarit de quelqu'un qui prendrait une petite boisson non-alcoolisée. Encore un type seul. Toujours en fixant l'insigne rouge et noire qui commençait à devenir nette au fond de mon verre, je sentais des yeux qui s'étaient posés sur moi. Je les sentais et j'avais alors essayé de chercher lesquels étaient figés en ma direction, et ce, sans tourner ma tête. Mais je n'y parvenais pas. Et je continuai à siroter ma boisson qui était presque terminée. Et, quand je vis enfin le dessin de Bacardi avec une netteté quasi parfaite, les glaçons ayant fondu, je tournai la tête sur ma gauche pour voir que l'homme au Coca-Cola me regardait. Il ne me dévisageait pas et tourna directement le regard. Il avait des yeux bruns, presque noirs et ils m'avaient frappée d'un éclair que jamais je n'aurais pu oublier. Je continuai de boire mais cela fit ce bruit désagréable de lorsque votre verre est fini et qu'il n'y a plus que quelques gouttes irréductibles impossible à boire qui finiront dans l'évier. Mais ces yeux étaient définitivement accrochés à moi. Je pensais avoir peut-être une tache sur mes vêtements, ou quelque chose mais, normalement, rien n'allait de travers. Malgré cela, je sentais ses yeux foncés sur moi. Je me retournai enfin, croisant ses yeux. Il y eut un certain silence qui pesait dans la pièce tandis que nos regards se dévoraient sans que nous ne nous en rendions compte. Et ce n'était, à ma grande surprise, déplaisant. Il prit son verre et son dessous de verre dans ses mains et changea de place pour se mettre sur le tabouret à côté de moi. Sans même un mot, il avait su pénétrer mon âme. Je pris sa main qui pendait sous le bar : elle était encore froide à cause du verre qu'il y tenait quelques instants auparavant. Lui, lentement, rapprocha son visage du mien et il posa ses lèvres sur les miennes, toujours dans ce silence léger qui embaumait le bar. Une fois qu'il eut fini de m'embrasser, il me regarda encore et dit :

-Enchanté, je m'appelle Napoléon.

J'avais alors éclaté de rire et l'embrassa à nouveau avant de dire mon prénom ensuite. Ce qui s'était passé ce soir-là était hors de cette réalité. Nous avions ensuite parlé pendant des heures, jusqu'à la fermeture du bar. C'est comme ça que j'ai connu pendant des années le plus véritable des amours qui ait pu exister. Et nous revenions toujours dans ce bar, toujours à la même place où nos sentiments sont nés.

Mais ce soir encore, alors que je passais faire une visite à notre ami Nicolas, je m'assis à ma place qui avait été la même depuis cette nuit fatale. Il me servit un mojito après que nous nous étions salués amicalement par une bise au-dessus du comptoir. Nous étions en train de parler quand j'entendis soudain un rire plus que familier : celui de Napoléon, qui éclatait dans la pièce et qui perça mon cœur. Il l'avait percé, surtout lorsque je le vis, dans le coin sombre. Je n'avais même pas la force de me lever et mes yeux commençaient à me trahir. Là-bas, il était en train d'embrasser une femme aux longs cheveux noirs, si je m'en souviens bien. Napoléon ne m'avait pas vue. Jamais au monde je n'aurais davantage souhaité être aveugle. Mais je voyais. Je voyais celui à qui je pensais en permanence aux mains d'une inconnue. Mes yeux brûlaient et ne pouvaient s'éteindre. J'avais ce sentiment de mort froide mais ardente et je ne pouvais ôter cette vue d'horreur de mon champ de vision ; même Nicolas n'avait pas vu ce qui se passait dans le coin de son bar. Lui, s'en rendit compte lorsque, retournée vers la scène, je fis tomber mon verre qui éclata en morceaux. Le verre avait éclaté partout dans la pièce et les lumières colorées se reflétaient dans ces éclats. Mes larmes de silence tombèrent par terre pour rejoindre le débris. Le bruit avait fait tourner la tête de Napoléon qui croisa mon regard. Ses yeux noirs entrèrent en moi, comme la première fois où il les avait posé sur moi et son visage n'était plus orné d'un sourire niais et blafard. Ils ne me firent plus rien cette fois et, même au moment où il se leva, je ne ressentais plus rien pour son âme que j'avais perdue. Cette trahison n'était que le résultat de la chute qu'il avait causé en traversant la porte du bar avec cette femme qui n'était pas moi. Ses lèvres commencèrent à se mouvoir car il s'approchait de moi pour se justifier. Mais je n'entendais rien. J'écoutais la douce musique d'ambiance qui était la seule à ce moment qui pouvait me résonner. Je franchis la porte du bar et, les yeux emplis de flammes déchues, m'adossa au réverbère sur la rue. Je regardai en l'air et ne vit la qu'une lumière fausse qui attirait tous les insectes alentours.

-Susanne ! hurla-t-il en sortant lui aussi. Je t'en supplie, écoute-moi. Je ne voulais pas...

Je l'arrêtai en le prenant machinalement dans mes bras et en pleurant bruyamment, avant de le repousser violemment.

-Tu m'as trahie ! beuglai-je sans prêter attention à ma voix qui se cassait.

Je pris le temps de regarder une dernière fois la lumière du bar, puis son visage de menteur avant de partir dans cette rue. Il se mit à pleuvoir et, arrivée dans l'un des grands jardins de ma ville, m'abrita sous un arbre immense. Je m'y sentais mieux et, la pluie cognant sur les grandes feuilles du platane, entendit là l'unique mélodie qui m'importait. Ainsi j'avais abandonné le Verona Follia pour un platane qui ne serait pas un traître.

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