La Vague et la Jacinthe


La mer était déchaînée sous les pieds d'Arcadius. Il voyait devant lui l'orage qui hurlait et brûlait ; il était inévitable, inarrêtable. Le jeune garçon connaissait son destin, lui, et le reste de l'équipage qui s'étaient tous rendus sur le pont du pauvre bateau de pêche qui allait être englouti dans cette masse de nuages noire et menaçante.

Arcadius sortit de sa cabine de conducteur et alla rejoindre les autres hommes qui avaient arrêté de se battre. Il pouvait les observer se mettre à genoux comme ils le pouvaient pour prier leur Dieu de leur venir en aide, mais rien n'était faisable. D'autres ne firent rien et se contentèrent de fixer la tempête au loin comme s'ils avaient contemplé le trou dans la terre qui leur servirait de tombe. Eux aussi sentaient cette macabre odeur. Allaient-ils souffrir ? Ils n'avaient même pas le temps de réfléchir à cette éventualité. D'autres marins serraient des portraits de famille décolorés par l'eau qui commençait à s'emparer de plus en plus de la coque, du pont et de tout ce qui composait ce navire bientôt perdu. Arcadius ne savait pas qui rejoindre et ne savait pas à quoi il était censé penser alors qu'il fixait l'œil de la tempête qui le menaçait comme tous les autres. Il se sentait particulièrement visé par cette ombre immense qui n'épargnerait personne.

En même temps qu'il regardait cette spirale infernale, comme sortie de sous la terre, des flammes des Enfers, il songea à son existence. En réalité, il ne pouvait que penser a ce qu'il a vécu, et ne pensa guère à ce qu'il aurait dû faire. Il aurait pu prier, lui aussi, mais ne pensa qu'à son pays, sa maison sur la colline. Tout en étant happé par cette spirale sur la mer, il ferma les yeux et fut transporté ailleurs. Il n'était plus seulement sur le pont, il était aussi dans sa maison dans la vallée, dans les champs de lavande qui la bordaient. Il y était entré sans frapper. La lumière qui entrait par les petites fenêtres était dorée et embaumait l'air d'un parfum floral. Son regard se posa immédiatement sur le plan de travail de la cuisine et il y vit un immense bouquet d'anémones dont la couleur rayonnait dans la pièce. Il se fraya un chemin à travers elle, en ne manquant pas de toucher les éléments qu'il était possible de toucher ; le sofa recouvert de douces fourrures, la nape de lin de la grande table familiale qui lui paraissaient de divines choses dans une pauvre demeure. Arcadius ne voulait pas fermer les yeux. Il saisit les fleurs et les porta à son nez pour en humer l'exquis parfum qui s'en dégageait. Il n'aurait pas pu être plus présent dans cette maison qu'à cet instant même. Il n'avait pas envie de quitter son foyer une seule seconde et il aurait fallu déplacer des montagnes pour qu'il s'en aille.

Les fleurs toujours dans ses mains, il monta lentement l'escalier en faisant craquer les marches de bois ; un son dont il se souviendrait toujours comme quelque chose d'apaisant et délicieux. On avait l'impression que le jeune garçon était un marié qui s'avançait vers un autel vide. Ces fleurs l'apaisaient et le consolaient. Mais qui avait coupé ces tiges ? Qui avait fait en sorte que ce bouquet lui parvienne ?

Arcadius poussa la porte de sa chambre et y vit la même lumière que dans le séjour. Il s'imprégna de l'endroit, du moment en passant à nouveau sa main sur le lit, les draps et sentit le sol craquer sous ses pieds nus. Il avait les yeux fermés et ne les ouvrit qu'au moment où il s'assit sur son doux matelas. Devant la fenêtre, sur l'un des deux fauteuils qui lui faisaient face, il vit une femme dont il ne voyait que la chevelure foncée. L'homme se leva et s'assit à côté d'elle puis la regarda droit dans ses yeux qui le fixaient déjà. Elle lui souriait tendrement. Tous deux restèrent silencieux en paroles.

Sans même baisser les yeux, il lui tendit les anémones en sachant désormais que c'est elle qui les avait cueillies pour lui et pour l'apaiser. Elle les prit et les huma. La jeune femme l'observa puis rit doucement avant de défaire le bouquet en laissant tomber les anémones sur le plancher. Au milieu était cachée une minuscule jacinthe qu'elle saisit. Elle lui offrit en retour et Arcadius la prit doucement. Sa couleur à cheval entre le bleu et le violet le fit frissonner et une larme se fraya un chemin sur sa joue pour mourir sur les minces fleurs de la branche de jacinthe. Il regarda par la fenêtre et vit le ciel qui commençait à s'assombrir mais n'eut pas peur ; il prit la main de la femme en la regardant une dernière fois. Un sourire marqua son visage imbibé de larmes. Elle lui rendit son sourire et posa une main chaude sur la joue d'Arcadius qui la saisit. Cette étreinte le réchauffa et ne lui rendit pas espoir mais le conforta. La main de cette jeune femme était la chaleur d'un foyer qu'il venait de goûter. Il avait aujourd'hui ressenti l'inconditionnel bonheur de l'étreinte d'autrui sur un lit de fleurs éternelles.

La jeune femme lui montra un sourire apaisant et le jeune homme ferma ses yeux.

Lorsqu'il les rouvrit, il faisait sombre et le bateau tanguait. Mais il ne ressentait pas la froideur de la mer, et encore moins la tristesse de son destin. Il s'avançait, au milieu des matelots qui priaient, qui étaient agenouillés ou qui se hurlaient dessus en pleurant des larmes encore chaudes. Le plancher craqua sans qu'on ne puisse l'entendre et il alla à la proue du bateau en pensant à cette femme, aux anémones et au jasmin. L'eau de mer souillait son visage et dans un océan de cris, il parvint à entendre le silence. Il l'écouta. Il n'y avait rien d'autre que lui, la maison dans la vallée et la femme à la jacinthe. Il pouvait la voir dans la spirale de la tempête. La sentir dans la houle. Une vague immense se dirigeait droit sur le bateau de pêche. Arcadius étendit ses bras et accepta la vague.

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