L'atelier du Sculpteur
(J'ai écrit cette nouvelle dans le cadre du concours de nouvelles Jacqueline de Romilly dont le thème est l'Antiquité).
Le Sculpteur était assis dans son atelier.
Et les statues devant lui semblaient être des simulacres du passé. Une lumière noire traversait l'atelier du Sculpteur et venait mourir entre les commissures de ses lèvres attentives. Le Sculpteur ne bougeait pas. Il observait. Il se nourrissait par son regard. La statue inachevée d'Athéna se tenait devant lui, comme une ombre morte. Ses bras de marbre mourraient dans la pierre encore informe. Il voulait qu'elle se mette à danser, que ses bras se soulèvent et qu'ils restent là, valsant pour toujours. Le Sculpteur voulait donner vie aux choses qui étaient inanimées. Dans le vide de son atelier, il entendait battre son cœur et posa sa main sur la source froide de l'onde. Ses paupières s'abaissèrent avec lenteur et, dans la profondeur de son âme, il vit la déesse qui courait dans des rues imaginaires avec une insouciance immortelle. Il les rouvrit presque immédiatement. Ses yeux bleus et pâles se mirent à rougir devant Athéna, puis il eut l'impression d'être observé par cette présence immanente qui le faisait frissonner. Il se leva et alla à sa fenêtre. Il pleuvait. L'air était humide et le bruit des gouttes sur le pavé chaud d'Athènes embaumaient l'âme du Sculpteur. Une fois l'averse passée, les derniers rayons du jour se reflétèrent dans les yeux d'Athéna qui étaient immobiles, comme des diamants désolés. Elle était encore morte, ce jour-là, et même cette lumière, la plus pure d'entre toutes, ne parvenait pas à faire lever sa poitrine. Le Sculpteur commença à croire qu'il allait échouer à rendre sa magnificence à la déesse de marbre.
Il sortit.
Les rues étaient nauséabondes, après le passage insolent de la pluie. Il y avait ici autre chose qui régnait, d'une autre nature que dans son atelier. Tout était en vie et s'animait. Tout était vivant. Les poitrines des passants effrénés se levaient dans un vacarme sourd. On sentait l'amour de cette femme qui passait en offrant un sourire au Sculpteur qui n'y prêta pas attention, hanté par l'inertie des silhouettes qui l'entouraient à chaque heure du jour. Il erra dans ces rues immenses, sur ce pavé sale et foulé tant de fois ce jour même. Il marchait et ne voyait pas les passants aux couleurs vives et les fleurs ornant les cheveux des femmes. Incessamment il avançait, aveuglé par des fantômes. Mais il s'arrêta, au détour d'une ruelle encore ensoleillée. Il sentit toute la lueur sur sa peau et ferma ses yeux, ébloui par cette lumière basse et brillante. Au milieu de la ruelle, il sentait les tissus des hommes et des femmes qui le frôlaient comme des ombres célestes et vives. Mais eux avaient leurs bras qui volaient, des bouches qui souriaient, des rires dans leur gorge, des âmes insouciantes. Il fut frappé par une étincelle divine, comme si c'eût été un signe d'Athéna elle-même, venant lui prendre la main pour le guider. Le Sculpteur ouvrit ses yeux au milieu de cet équilibre du monde des vivants. Ces odeurs putrides, ces corps imparfaits, ces cris incessants et assourdissants étaient une rhapsodie menaçante, mais il vit quelque chose dans cette laideur apparente. Il y vit la vie. Son art, lui, était mort et était celui des spectres des ténèbres. Il devait trouver cet endroit entre le jour et la nuit où vivent les dieux, cette délectation superbe qui fait couler le sang dans toutes les veines, qui fait battre les cœurs, qui fait se mouvoir les jambes de tous. Il devait immortaliser la déesse, car elle est l'origine de ces courses et de ces nuées effervescentes.
Si le Sculpteur ne comprenait pas la vie, il ne pouvait pas lui donner naissance.
Il se retourna, le Soleil se couchant par-dessus l'Acropole, et obtint une sorte de clairvoyance nouvelle. Pour la première fois depuis longtemps, ses lèvres sèches s'ouvrirent en un sourire vivant. Il voyait enfin. Il regarda chaque personne imparfaite qui passait par là. Il vit le barbier, sur le bord de la route, qui taillait la barbe d'un autre avec la précision d'un peintre, projetant son idéal sur le visage animé et souriant de son client. De l'autre côté de la route, de vieilles femmes déambulaient en commentant cette odeur à laquelle elles n'étaient pas habituées. Tout un monde de fantaisies et d'une extrême fugacité était en train de naître devant lui. Mais en réalité, il était là bien avant ce moment. Le Sculpteur était aveugle, comme sa statue aux yeux de diamant. Il n'avait simplement pas étudié les courbes de ce monde et les formes infinies qu'il pouvait prendre. Il vit dans chaque démarche un être qui était habité par une flamme empruntée pour sa vie. Le feu était dans tous les regards du monde, dans chaque œil tourné vers le futur. Et, jusque dans les esprits des ignares, une étincelle libre flottait et se déplaçait vers tous les membres, comme on marche dans les rues d'Athènes. La vie unanime était immortelle. Elle voyageait sur le pavé, elle volait et habitait partout. En restant là, debout face à cet univers contenu sur ce pavé, le Sculpteur rit. Il brûlait aussi. Son âme tout entière se consumait en pensant aux esprits des gens.
Il manquait une âme à ses travaux.
Il courut dans ces rues immenses et d'une beauté singulière. Il la percevait, cette magnificence du quotidien. La nuit tombait, mais le pavé était chaud. Il voyait les fleurs, les chiens et les hommes. Ces silhouettes se paraient de noms qu'il s'inventait. Ces deux hommes sont frères. Cet enfant accompagné par des esclaves est le fils d'un riche citoyen, un politicien influent. Cette vieille femme est veuve depuis peu. Il inspectait chaque être et l'ornait de mille noms, de mille histoires. L'univers était en vie et courait dans toutes les vagues des jours. Le Sculpteur n'arrêta pas sa course, même en passant devant sa demeure ; il se délectait de ce rêve. Les ombres avaient des noms. Elles n'étaient plus des ombres. Les statues étaient couvertes de valérianes aux senteurs éternelles, des bouquets pour le Sculpteur. Les hommes sont des fleurs statufiées. Il s'était enivré de la vivacité du monde et repensa à Athéna. Il interrompit sa course. Il respira fort. Sa poitrine se leva. Il s'agenouilla. Il regarda le ciel et la nuit. La rue était vide. Enfin, le Sculpteur savait. Elle devait être en vie, comme tous ces passants. Elle devait être un bouquet aux senteurs oniriques. Elle devait parler au monde comme il l'entendait désormais. Il avait été aujourd'hui frappé par la lueur du ciel. Il se releva. Le Sculpteur se remit à courir pour revenir chez lui. Le pavé claquait sous ses pas et il laissait là l'empreinte de sa vivacité. Ce qu'il avait compris, dans cette ruelle du Soleil, c'était que cette pièce où il vivait était morte. Ce n'était pas son atelier. Le monde était l'atelier du Sculpteur.
Il courut plus vite.
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